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24 septembre 2020 4 24 /09 /septembre /2020 11:38

Soixante-dix ans après l’introduction dans l’industrie des composés fluoroalkyliques, dits PFAS, dénoncée par Dark waters de Todd Haynes, l’exposition de la population européenne excède largement le seuil fixé par l’agence de sécurité des aliments. D’après l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et Stéphane Foucart pour Le Monde le 24 septembre 2020. Lire aussi Tous les Français et surtout les enfants sont imprégnés par les perturbateurs endocriniens « du quotidien », Les pesticides perturbateurs endocriniens présents dans les eaux de surface en FranceDes pesticides et des perturbateurs endocriniens dans notre alimentation et Le rapport-choc de l’IGAS sur les perturbateurs endocriniens interrogent l’inaction des pouvoirs publics.

Dark waters ... 70 ans après, les composants perfluorés empoisonnent toujours notre environnement

Utilisés depuis plus les années 1950, notamment pour la fabrication du téflon (le célèbre revêtement de poêles anti-adhésif) par le géant de la chimie DuPont, les PFAS sont demeurés sous le radar des pouvoirs publics jusque dans les années 1990. C’est l’action en justice d’un groupe de riverains américains, contaminés par les effluents d’une usine du groupe de chimie DuPont, qui a mis en lumière, dès 1998, l’ampleur du scandale – une histoire fidèlement racontée dans le dernier film de Todd Haynes, Dark Waters. En particulier, le travail de l’avocat à l’origine de l’affaire, Robert Bilott, a montré que DuPont connaissait depuis des décennies les risques sanitaires présentés par les PFAS mais a continué à produire ces substances, tout en dissimulant leurs dangers.

Bien que parfaitement inconnus du grand public, les composés fluoroalkyliques (dits PFAS, pour « substances per- et polyfluoroalkyliques ») posent des risques sanitaires pour de larges franges de la population européenne. C’est le sens de l’expertise rendue vendredi 18 septembre par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’agence chargée d’évaluer les substances entrant dans la chaîne alimentaire. A la lumière des données les plus récentes, l’EFSA a réévalué le seuil d’exposition acceptable aux quatre PFAS les plus courants (PFOA, PFOS, PFNA et PFHxS) et fixe cette limite d’exposition à 0,63 milliardième de gramme par kilo de poids corporel et par jour (ng/kg/j).

Extrêmement bas, ce seuil tolérable atteste de la capacité de ces perturbateurs endocriniens suspectés à produire des effets délétères à des niveaux d’exposition très faibles. Selon l’agence basée à Parme (Italie), l’exposition moyenne d’une large part de la population européenne à ces substances – en particulier les enfants – excède souvent largement, voire très largement, ce seuil de référence. Une situation jugée « inquiétante » par l’agence, pourtant peu suspecte d’alarmisme. Par rapport à l’évaluation qu’elle avait conduite en 2008, l’EFSA a dû diviser le seuil d’exposition tolérable aux PFAS par plus de 2500, pour tenir compte de nouvelles études, toujours plus préoccupantes.

Les PFAS sont un groupe de substances de synthèse parées de propriétés physico-chimiques particulières (imperméabilisation, isolation électrique, etc.). Elles sont utilisées depuis des décennies par une variété de secteurs industriels : revêtements antiadhérents d’ustensiles de cuisine, matériaux d’emballage des aliments, textiles, automobile, électronique, mousses anti-incendie, etc. Par le biais de rejets industriels, du ruissellement de décharges, de la pollution des sols et des nappes phréatiques, ces substances ont progressivement imprégné l’environnement. Elles se stockent et persistent dans la chaîne alimentaire, achevant leur destin dans l’assiette des consommateurs – et in fine dans leurs organismes. Où, de surcroît, elles s’accumulent en raison de leur forte persistance. Toute la population occidentale est, à divers degrés, concernée.

Les effets avérés et suspectés des PFAS sur la santé

Les effets avérés et suspectés des PFAS sur la santé

« Les enfants sont le groupe de population le plus exposé »

Selon l’EFSA, les principales sources d’exposition à ces produits sont « l’eau potable, le poisson, les fruits, les œufs ou les produits à base d’œuf ». Les aliments les plus fortement contaminés sont la viande de gibier et certains produits de la mer. Selon les experts commis par l’agence européenne, « les enfants sont le groupe de population le plus exposé, et l’exposition pendant la grossesse et l’allaitement est le principal contributeur à l’apport en PFAS chez les nourrissons ».

L’EFSA a évalué l’exposition moyenne de la population européenne à ces substances à partir des mesures de la contamination d’un grand échantillon d’aliments commercialisés dans l’Union européenne. Selon les méthodes d’évaluation, les experts ont considéré une fourchette basse et une fourchette haute. Dans tous les cas, le seuil d’exposition tolérable est largement excédé pour les enfants et les nourrissons : de 0,85 à 6,5 ng/kg/j pour la fourchette basse, et de 38,6 à 112,1 ng/kg/j, pour la fourchette haute. Dans l’hypothèse la plus optimiste, les enfants peuvent donc être exposés à ces quatre PFAS jusqu’à 10 fois le seuil tolérable d’exposition et dans le pire des cas, jusqu’à près de 180 fois ce seuil.

Pour les adolescents, adultes et personnes âgées, les niveaux d’exposition sont environ deux fois inférieurs mais soulèvent néanmoins aussi une « inquiétude sanitaire », selon l’EFSA. D’autant que ces estimations sont limitées aux aliments bruts et ne tiennent pas compte d’autres sources d’exposition – matériaux au contact des aliments, contamination de l’air intérieur, etc.

Les effets sanitaires des PFAS sont très divers. Celui détecté aux plus faibles niveaux d’exposition est un effet immunitaire (une réponse vaccinale atténuée) chez les enfants exposés. Plusieurs études épidémiologiques publiées ces dernières années et rassemblées par l’agence européenne indiquent une association entre l’exposition aux PFAS et l’élévation du taux de cholestérol, le diabète et l’obésité, des troubles hépatiques, un faible poids à la naissance pour les bébés exposés in utero, ou encore une réduction des hormones thyroïdiennes.

Ce dernier effet pourrait d’ailleurs augurer d’un impact sur le neurodéveloppement des enfants ayant été exposés in utero ou dans la période périnatale, et l’EFSA recommande la poursuite des travaux sur ce sujet. D’autres dégâts possibles, comme l’altération du développement de la glande mammaire, ont été relevés sur des animaux de laboratoires. Tous les modes d’action de ces produits – les mécanismes biologiques par lesquels ils génèrent la variété de ces dégâts – ne sont pas encore élucidés.

Selon les données présentées par l’EFSA, l’exposition à deux PFAS – le PFOA et le PFOS – est en baisse depuis le tournant du siècle. Mais d’autres perfluorés sont, au contraire, de plus en plus présents, tandis que pour la majeure part d’entre eux, aucune tendance claire, ni à la hausse, ni à la baisse, ne peut être identifiée.

Dark waters ... 70 ans après, les composants perfluorés empoisonnent toujours notre environnement

« Plus de 4 000 produits dans cette famille »

« Il est très important que nous puissions poursuivre nos travaux sur l’alimentation des Français, en particulier pour mieux caractériser leurs expositions à ces produits : les dernières études que nous avons conduites sur le sujet reposent sur des données qui ont plus de dix ans, explique Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Les niveaux d’exposition tolérable établis par l’EFSA, très bas, doivent nous conduire à trouver les moyens de limiter les expositions, en particulier chez les enfants. »

Quant aux restrictions d’usage de ces produits, c’est un casse-tête réglementaire. « Il existe plus de 4 000 produits dans cette famille et les plus problématiques sont déjà soumis à des restrictions dans le cadre de la directive européenne sur les produits chimiques, explique M. Schuler. D’autres sont inscrits dans la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants » – du nom de ce traité international qui bannit les substances dangereuses capables de s’accumuler dans l’environnement et la chaîne alimentaire, comme le DDT, le chlordécone, les polychlorobiphényles (PCB), etc. « Plusieurs agences sanitaires européennes travaillent à trouver un cadre réglementaire susceptible d’encadrer ces produits en procédant par groupe de substances en particulier compte tenu de leur persistance dans l’environnement », ajoute M. Schuler.

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10 septembre 2020 4 10 /09 /septembre /2020 10:43

Jeudi 3 septembre 2020, l’Affaire du siècle a déposé devant le Tribunal Administratif de Paris son “mémoire en réplique”, c’est-à-dire la réponse aux arguments que l’État avait présenté en juin dernier. Par l’Affaire du siècle le 5 septembre 2020. Lire aussi Réchauffement climatique : l’État français plaide non coupable et Des ONG attaquent la France en justice pour inaction climatique.

L’Affaire du Siècle répond aux arguments de l’État

Alors que l’État a mis près de 16 mois pour répondre à l’Affaire du Siècle, notre équipe juridique a travaillé sans relâche cet été pour produire notre mémoire en quelques semaines.

Plus de 40 pages dans lesquelles nous revenons en détail sur les arguments de l’État pour tenter d’échapper à ses responsabilités face à la crise climatique :

🙉 Dire au juge ce que l’État ne veut pas entendre

Alors que l’État reporte la responsabilité des changements climatiques sur les autres pays, les entreprises et chacun-e d’entre nous, nous rappelons le rôle essentiel qui lui revient. Car c’est bien l’État qui manque à son rôle de régulateur pour limiter, et si possible, éliminer les dangers liés aux changements climatiques. C’est à lui que revient le pouvoir de mettre en place une véritable transition écologique et sociale. C’est bien parce qu’il se dérobe à son devoir que nous l’attaquons en justice.

Nous rappelons aussi que la justice a déjà condamné l’État dans des affaires où il n’était pas l’unique responsable. Ça a ainsi été le cas dans les affaires de l’amiante, en 2004, des algues vertes en 2014, du Médiator en 2016… Non, la France ne peut pas à elle seule lutter contre les dérèglements climatiques, mais oui, elle doit faire sa part et tenir ses engagements !

Enfin, nous démontrons qu’en ne respectant pas ses objectifs de réduction d’émission de gaz à effet de serre, d’efficacité énergétique ou encore d’énergies renouvelables, il a lui-même directement contribué à la crise climatique : entre 2015 et 2019, la France a émis environ 89 millions de tonnes de CO2 équivalent en trop, par rapport à ses objectifs l’équivalent de deux mois et demi d’émissions du pays tout entier (au rythme d’avant le confinement).

🙊 Rappeler au Tribunal ce que l’État a “oublié” de dire

Nous soulignons également les nombreux points de notre requête auxquels l’État s’est abstenu de répondre, sans contester, donc, les manquements mis en évidence par l’Affaire du Siècle :

  • L’objectif de réduire de 20% les émissions de GES d’ici à 2020, pour les ramener aux niveaux de 1990 n’est pas respecté ;
  • La part du fret ferroviaire s’est effondrée, contrairement à ce que prévoyait la loi Grenelle I ;
  • La rénovation énergétique des bâtiments a pris un retard monumental : alors que l’État aurait dû rénover 670 000 passoires thermiques par an, il est à 33 000 par an en moyenne, soit à peine 5% du rythme nécessaire !
  • La surface agricole en bio, qui devrait représenter 20% de la surface agricole utile en 2020 se situe aujourd’hui autour de… 8%
  • etc…

🙈 Exposer ce que l’État ne veut pas voir

Pour essayer de se défendre, l’État listait des lois et des mesures prises récemment. Nous lui rappelons que quantité ne vaut pas qualité. Comme l’expliquent nos avocats, “le nombre de textes importe peu, dès lors que l’État persiste à ne pas s’assurer de l’efficacité des mesures qu’il adopte pour lutter contre le changement climatique.” Ce ne sont pas des lois que l’État ne respecte pas qui assureront la protection de nos droits humains et du droit de chacune et chacun d’entre nous à vivre dans un système climatique soutenable, mais bien des actions concrètes et efficaces !

Mémoire en réplique de l'Affaire du siècle, 3 septembre 2020

Les Témoins du Climat devant le juge

Mais, depuis son lancement, l’Affaire du Siècle est bien plus qu’un dossier juridique. C’est également une mobilisation citoyenne immense. C’est pour cela qu’il était essentiel pour nous de montrer au Tribunal que nous sommes toutes et tous touchées dans notre quotidien par l’inaction climatique de l’État.
100 témoignages, issus de notre cartographie collective des impacts des changements climatiques, font donc désormais partie du dossier.

Le 6 septembre 2017, ma vie a été complètement bouleversée par l’ouragan Irma, qui a dévasté l’île de Saint-Martin, où j’habite : 95 % des bâtiments de l’île détruits. Aujourd’hui, je vis toujours dans une maison en chantier, nous n’avons pas repris une vie normale.
Magali, 49 ans.

Je suis guide de haute montagne, je vois au quotidien l’impact des changements climatiques, qui rendent la pratique de l’alpinisme, et donc mon activité professionnelle de plus en plus risquée. Rien que cet été, plusieurs accidents mortels ont eu lieu, en lien avec les fortes chaleurs.
Pol, 41 ans.

Je frémis à l’idée d’imaginer l’avenir. C’est une pensée qui me stresse au quotidien. Je ressens une forte impression de rouleau compresseur que rien n’arrête. Mon compagnon et moi même sommes très pessimistes et angoissés par l’avenir, au point que notre désir d’enfant est impacté. Je suis tiraillée par mon envie réelle de fonder une famille et la conscience de la crise climatique dans laquelle nous sommes.
Sidonie, 32 ans.

🌍 Découvrez tous les témoignages sur la carte #TémoinDuClimat

L’Affaire du Siècle jugée d’ici la fin de l’année ?

Dans les prochaines semaines, l’État devrait de nouveau avoir la possibilité d’ajouter des arguments au dossier, puis le/la juge décidera de la clôture de l’instruction et fixera une date d’audience, probablement avant la fin de l’année. La décision devrait être rendue deux semaines plus tard.

Cette décision, historique pour la lutte contre les changements climatiques, devrait avoir lieu avant la fin de l’année. Nous approchons donc d’une étape cruciale pour l’Affaire du Siècle et pour la justice climatique. C’est grâce à votre soutien sans pareil, que nous sommes désormais si près du but. Partout à travers le monde, la justice se révèle un levier puissant pour contraindre les États à agir pour protéger le peuple. Ensemble, nous pouvons changer l’avenir !

Si vous ne l'avez pas fait, signez la pétition

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9 septembre 2020 3 09 /09 /septembre /2020 14:50

Sols sans vie, manque de pluie, ruisseaux à sec, arbres dépérissants, attaques de ravageurs, canicules répétées : année après année, une sécheresse récurrente attaque nos forêts. Pourtant, en France comme en Europe, l’exploitation des forêts grandit et s’industrialise à grande vitesse, soumise à la logique productiviste qui a ravagé l’agriculture. D’après les revues Nature, Science of The Total Environment et Perrine Mouterde pour le Monde. Lire aussi Face aux méga-feux, la forêt, un commun à préserver, La Forêt passe à l'attaque ! et Les forêts françaises ne sont pas à vendre !

Un jeune hêtre mort qui a subi la sécheresse et le manque d’eau, en forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Un jeune hêtre mort qui a subi la sécheresse et le manque d’eau, en forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Les deux tiers de la forêt de Compiègne sont en situation de crise sanitaire

Ici, ce sont des trouées dans la canopée. Les arbres, pourtant dans la force de l’âge, ont perdu leurs feuilles les plus hautes, laissant passer la lumière. Là, c’est un morceau d’écorce qui se décolle tel un sparadrap usé. Un peu plus loin encore, c’est un hêtre au houppier dégarni et aux feuilles plus petites qu’à la normale. A ses pieds, des jeunes arbres dépérissent déjà.

Il y a une dizaine d’années, ce secteur de la forêt de Compiègne (Oise), l’une des plus vastes du pays, était encore en parfaite santé. Certains arbres avaient été coupés pour favoriser le développement des semis naturels. « Cette parcelle devait être régénérée mais, aujourd’hui, nous ne sommes pas sûrs que ça marche », constate Bertrand Wimmers, le directeur de l’agence de Picardie de l’Office national des forêts (ONF).

Avec son sol sableux qui ne retient pas l’eau, cette forêt, qui fut le terrain de chasse des rois de France, est particulièrement affectée par les sécheresses. Mais la plupart des territoires sont touchés, à des degrés divers. A Brive, en Corrèze, c’est un cèdre du Liban de plus de 100 ans qui a dû être abattu en juillet. A Pierrelaye-Bessancourt dans le Val-d’Oise, où une nouvelle forêt de 1 350 hectares doit voir le jour, les jeunes plants ont été tués en quelques jours. Des frênes ou des bouleaux qui perdent leurs feuilles, des pins sylvestres qui rougissent…

« Il est impossible de quantifier précisément l’impact de cette sécheresse, précise Fabien Caroulle, adjoint du chef du département de la santé des forêts (DSF) du ministère de l’agriculture. Certains arbres dépérissants sont disséminés dans un massif, des espèces comme le hêtre réagissent rapidement au manque d’eau, d’autres réagiront des années plus tard, d’autres encore peuvent dépérir puis repartir… Mais nous sommes dans une situation où les difficultés s’accumulent. »

Prélèvement par l’ONF d’échantillons afin de voir l’évolution de la composition du sol, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 2 septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Prélèvement par l’ONF d’échantillons afin de voir l’évolution de la composition du sol, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 2 septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Embolie vasculaire

Si le mois de juillet a été le plus sec depuis 1959 et le plus chaud de l’histoire, il survient dans un contexte de sécheresses estivales répétées depuis 2015, avec des épisodes « particulièrement sévères depuis 2018 », selon le DSF.

« L’arbre est un peu comme un boxeur, estime Xavier Pesme, directeur général adjoint du Centre national de la propriété forestière. Il tient debout au premier coup, au deuxième, au troisième… Puis vient le coup de trop et il s’écroule. » « Les données sur les effets cumulatifs sont complexes mais on peut penser qu’un arbre affaibli par une sécheresse aura plus de mal à se remettre d’un nouvel épisode extrême », abonde Sylvain Delzon, biologiste écologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

En période de sécheresse, l’arbre ferme ses pores – appelés stomates – pour limiter ses pertes d’eau. Comme chez les hommes, la transpiration permet de réguler la température des organes. L’arrêt de celle-ci peut conduire, à un certain point, à un échauffement des feuilles, qui vont jaunir et tomber. Lorsque le manque d’eau se prolonge et que le phénomène de succion, qui permet d’aspirer l’eau du sol, devient trop intense, des bulles d’air peuvent apparaître dans la colonne d’eau. Comme dans une paille bouchée, plus rien ne circule : une embolie vasculaire conduit alors à la mort de l’organe (branche, feuille…), voire à celle de l’arbre si elle se généralise.

Dans un espace victime de la sécheresse, le feuillage des hêtres est clairsemé, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Dans un espace victime de la sécheresse, le feuillage des hêtres est clairsemé, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Les sécheresses n’agissent pas seulement sur les arbres, mais aussi sur tout un écosystème. « La mortalité d’une essence peut avoir des effets en cascade sur la faune et la flore qui lui sont inféodées, explique le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La fructification et la qualité des graines peuvent aussi être impactées, ce qui peut être un problème pour renouveler naturellement la forêt à partir des arbres en place. »

Attaque de parasites

Autre effet collatéral, les arbres affaiblis deviennent une proie de choix pour les ravageurs. Les conséquences peuvent être dramatiques : depuis 2018, les épicéas, plantés après la seconde guerre mondiale en plein effort de reconstruction, sont attaqués par les scolytes. En trois ans, ce parasite extrêmement coriace a détruit 9 millions de m3 de bois dans les régions Grand-Est et Bourgogne-Franche-Comté.

A Compiègne, ce sont les hannetons qui détruisent les racines des feuillus. « Le soleil les tue par en haut et les insectes par en bas », déplore Guillaume Declochez, adjoint au responsable de l’unité de Compiègne pour l’ONF. Aujourd’hui, les deux tiers de la forêt où il se promenait déjà enfant sont en état de crise sanitaire.

Des morceaux d’écorces se décollent d’un hêtre dans la forêt Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY

Des morceaux d’écorces se décollent d’un hêtre dans la forêt Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY

Les sécheresses ont encore d’autres conséquences. Lorsqu’ils ferment leurs stomates, les arbres absorbent beaucoup moins de CO2 et jouent donc moins intensément leur rôle de puits de carbone. Surtout, ils grandissent beaucoup moins vite. « Cela fait trois ans que la croissance des arbres est fortement affectée, assure Nicolas Delpierre, maître de conférences en écophysiologie végétale à l’université Paris-Saclay. Elle s’arrête beaucoup plus tôt que d’habitude, à la mi-juin plutôt qu’à la fin de juillet. Cela se répercute notamment sur les quantités de bois produites. »

Une étude, publiée en juillet dans Science of The Total Environment, a permis d’évaluer grâce aux données de l’inventaire forestier national les effets du changement climatique sur huit espèces de conifères en France entre 2006 et 2016 : elle confirme l’importance de la contrainte hydrique sur la vitalité des forêts. En dix ans, la moitié des peuplements étudiés ont vu leurs précipitations estivales diminuer de plus de 25 %.

Le stress hydrique du hêtre se manifeste par des jeunes branches qui poussent sur son tronc, comme sur cet arbre, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Le stress hydrique du hêtre se manifeste par des jeunes branches qui poussent sur son tronc, comme sur cet arbre, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

« Ces travaux montrent que les plantations avec une structure un peu plus hétérogène s’en sortent mieux que celles où tous les arbres ont le même diamètre, précise Clémentine Ols, l’une des auteurs de cette étude, chercheuse au laboratoire d’inventaire forestier de l’Institut national de l’information géographique et forestière. Les peuplements plus diversifiés en termes de structures et d’essences sont donc une piste intéressante pour mettre en place une sylviculture plus résiliente aux changements climatiques. Si l’on veut des systèmes qui durent, il faut changer de paradigme sylvicole et arrêter les plantations monospécifiques. »

Travail d’adaptation

Comment faire face à ces épisodes de sécheresses et de canicules, appelés à devenir toujours plus fréquents et intenses ? La priorité, dans les forêts domaniales comme dans une partie des forêts privées – elles représentent 75 % des 16,8 millions d’hectares de forêts françaises – est à la diversification, des espèces et des provenances.

Des chênes pubescents, plus méridionaux que les chênes pédonculés, des hêtres de la Sainte-Baume ou encore des sapins de Turquie sont, par exemple, introduits dans des forêts du nord ou de l’est de la France sur de petites parcelles, baptisées « îlots d’avenir » par l’ONF. « Il faut augmenter la diversité génétique et la capacité adaptative des forêts, explique Sylvain Delzon. Les génotypes les plus adaptés au climat local seront sélectionnés progressivement. »

Des espèces exotiques peuvent aussi être introduites, tout en veillant à ce qu’elles ne deviennent pas invasives. « Il faut faire des mélanges, mais lesquels ? De combien d’essences, 2, 3, 15 ? Et à quelle échelle, celle de la parcelle, de la microparcelle, de la forêt entière ? On expérimente », observe Bertrand Wimmers.

Les résultats de ces essais, eux, ne commenceront à se dessiner que dans une dizaine d’années, d’où l’importance de documenter ce travail de fourmi. « Pour les plantations, on peut aussi faire des croisements entre les individus les plus résistants mais il faudra du temps pour avoir une variété améliorée », ajoute Sylvain Delzon.

Pour les forestiers, il est inconcevable, en revanche, de laisser la forêt effectuer seule ce travail d’adaptation au dérèglement climatique, une course contre la montre perdue d’avance. « Les arbres ont une capacité naturelle à s’adapter et à se déplacer mais de façon très lente, explique Bertrand Wimmers. Les chênes ont mis six mille ans pour arriver du Caucase en Europe. Or, le réchauffement va très vite. On a le sentiment que ce qu’on imaginait comme scénario pour 2040 ou 2050 est en train de se produire aujourd’hui… »

« Une gestion plus fine »

Si les forêts ne vont pas disparaître, l’enjeu est aussi celui du rôle qu’elles sont amenées à jouer. Guillaume Delcochez désigne des cerisiers tardifs qui ont pris la place laissée vacante par des arbres dépérissants. « Ce type de plante envahissante est beaucoup moins bénéfique en termes de production de bois, de biodiversité et d’activités touristiques, juge-t-il. Si on la laisse se développer, on perdra sur tous les tableaux. »

En quelques années, son travail a changé. Il faut passer plus souvent sur chaque parcelle, faire des éclaircies plus fréquentes mais moins importantes pour ne pas déstabiliser les peuplements, préserver autant que possible les sols.

« Cela demande davantage de temps, une gestion plus fine et des efforts d’explication à destination du public », explique cet agent de l’ONF. Un aspect du métier est, en revanche, plus simple : là où il fallait auparavant choisir quel arbre couper en premier, pour favoriser la régénération, la décision s’impose souvent d’elle-même. Il faut, en priorité, s’occuper des arbres en train de mourir.

La placette Renecofor, site de surveillance de l’écosystème forestier de la forêt de Compiègne, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

La placette Renecofor, site de surveillance de l’écosystème forestier de la forêt de Compiègne, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

L’exploitation des forêts s’accroît et réduit l’atténuation du changement climatique en Europe

Les forêts deviennent une industrie ! Parée du discours trompeur de l’énergie verte et des vertus de la biomasse, une entreprise massive et silencieuse de transformation de la sylve en matière se déploie. Les abatteuses, les voies forestières démesurées, les centrales à biomasse sont en train de l’avaler, de la quadriller, de la standardiser. La forêt subit maintenant la logique productiviste qui a ravagé l’agriculture, détruisant les emplois, dispersant les produits chimiques, gaspillant l’énergie, réduisant la biodiversité.

L’étude publiée mercredi 1er juillet 2020 dans la revue Nature fait frémir. Alors que les forêts constituent un important puits de carbone, indispensable pour lutter contre le réchauffement climatique, les États membres de l’Union européenne (UE) auraient augmenté de manière « abrupte » leur récolte de bois depuis 2016 pour nourrir la hausse de la demande et les nouvelles centrales électriques.

Écrite par le centre de recherche de la Commission européenne, cette étude s’appuie sur des données satellitaires d’une résolution à échelle fine. Elle montre que les aires boisées exploitées se sont largement étendues : leur superficie a augmenté de 49 % par an en moyenne en 2016-2018 par rapport à 2011-2015, ce qui représente une perte annuelle de biomasse de bois de 69 % pour les forêts de l’UE.

Cette intensification des coupes n’est pas liée à l’arrivée d’arbres à maturité mais bien à un boom des marchés, précise l’étude. Ce phénomène est particulièrement visible dans les pays du nord comme la Suède et la Finlande. Les deux pays concentrent à eux deux la moitié de l’augmentation totale. Mais la France, l’Espagne, la Pologne, le Portugal sont aussi touchés. La taille moyenne des parcelles coupées a grandi de 44 % dans 21 des États membres. Les forêts de feuillus sont violemment touchées.

Les auteurs de l’étude rappellent que les forêts européennes ont absorbé ces 25 dernières années, environ 10 % des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne. Mais au rythme actuel, elles ne seront bientôt plus en mesure d’atténuer le changement climatique, alertent-ils.

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3 septembre 2020 4 03 /09 /septembre /2020 13:10

Trois organisations de protection de la nature ont boycotté une rencontre du Conseil national de la transition écologique pour exprimer leurs inquiétudes. Alors que le gouvernement prévoit d’autoriser le recours aux néonicotinoïdes pour les betteraviers, les écologistes rappellent les risques que ces insecticides neurotoxiques font peser sur la biodiversité, justifiant leur interdiction en 2018. D’après Stéphane Foucart et Perrine Mouterde pour Le Monde, Corine Lepage pour Reporterre, 31août, 3 septembre 2020. Lire aussi Interdits depuis 2013, les pesticides néonicotinoïdes continuent à tuer les abeilles, Les insectes pourraient disparaître de la planète d’ici 100 ans, L’Europe interdit trois pesticides néonicotinoïdes dangereux pour les abeilles et Ce que les abeilles murmurent à l’oreille des humains.

Le président de la Ligue pour la protection des oiseaux, Allain Bougrain-Dubourg, lors d’une marche pour le climat à Paris, en décembre 2018. JACQUES DEMARTHON / AFP

Le président de la Ligue pour la protection des oiseaux, Allain Bougrain-Dubourg, lors d’une marche pour le climat à Paris, en décembre 2018. JACQUES DEMARTHON / AFP

C’est le dossier des néonicotinoïdes qui a déclenché leur prise de parole, mais cela aurait tout aussi bien pu être un autre sujet. Trois organisations de défense de l’environnement ont refusé de participer à un Conseil national de la transition écologique (CNTE), mardi 1er septembre, pour dénoncer « une série de régressions environnementales, le poids des lobbys agricoles et cynégétiques et le peu de cas fait aux corps intermédiaires ». « C’est un peu comme si on donnait un avertissement à l’élève Macron en ce jour de rentrée », lance Arnaud Schwartz, le président de France nature environnement (FNE).

La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), les Amis de la Terre et la FNE étaient conviées, en tant que membres du collège des ONG du Conseil, à une réunion consacrée à la présentation du projet de texte entérinant la dérogation à l’interdiction des pesticides néonicotinoïdes et à une rencontre avec des représentants de la convention citoyenne pour le climat. « Nous boycottons ce rendez-vous parce qu’il y a une multiplication d’actes insidieux qui visent à détricoter systématiquement le droit de l’environnement et les dispositifs de participation citoyenne, explique M. Schwartz. Et le grand public ne s’en rend pas forcément compte. »

« J’observe un décalage très fort entre la perception de la société sur la question du climat, de la biodiversité et du bien-être animal et la manière dont l’exécutif reste indifférent à ces préoccupations, ajoute le président de la LPO, Allain Bougrain-Dubourg. Nous sommes là pour rappeler la volonté de cette société. »

Réautorisation partielle des néonicotinoïdes

Le ministère de l’écologie s’est dit « déçu » de l’absence des associations. « Nous avons choisi de leur présenter ce projet de loi, alors que ce n’était pas une obligation, explique-t-on dans l’entourage de Barbara Pompili. Et il est excessif de dire que rien n’est fait en matière d’environnement : la suspension du piégeage à la glu est une victoire sur un sujet porté historiquement par la LPO. »

Si le Fonds mondial pour la nature (WWF) ou Humanité et biodiversité n’ont pas boycotté la séance, ces associations affirment partager « le ras-le-bol » des trois ONG. « Nous avons fait le choix d’être présent au CNTE pour faire entendre nos arguments lors des échanges, dont le compte rendu sera transmis aux députés et aux ministres », précise Arnaud Gauffier, le directeur des programmes du WWF France.

Outre la réautorisation, pour l’heure partielle, des néonicotinoïdes, à laquelle elles sont opposées, les organisations environnementales craignent que les propositions de la convention citoyenne soient affaiblies lors de leur réécriture par le gouvernement. Elles s’inquiètent par ailleurs de la multiplication des agressions à l’encontre des militants d’ONG.

Simplification de la procédure d’autorisation environnementale, levée des contraintes environnementales pour la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame-de-Paris ou pour l’organisation des Jeux olympiques de 2024… Parmi ce qu’elles qualifient de reculs en matière de protection de la nature, les ONG mentionnent aussi les attributions croissantes octroyées aux préfets : un décret du mois d’avril a pérennisé et généralisé le pouvoir de dérogation aux normes qui n’était jusqu’ici accordé qu’à titre expérimental.

« Cadeaux » au monde cynégétique

Les normes environnementales sont particulièrement concernées. Parmi les sept sujets pour lesquels cette dérogation peut s’exercer figurent l’aménagement du territoire et la politique de la ville, l’environnement, l’agriculture et la forêt, et la construction, le logement et l’urbanisme. Un rapport du Sénat de juin 2019 notait d’ailleurs que lors de la phase d’expérimentation, les dérogations ont porté avant tout sur des dossiers de subventions et d’environnement.

Concernant la chasse, les organisations ont regretté, une nouvelle fois, les « cadeaux » faits par le président de la République au monde cynégétique depuis son arrivée au pouvoir : baisse du prix du permis, extension de la chasse au sanglier, arrêtés autorisant la chasse d’espèces en danger… Si le piégeage à la glu a été suspendu, la chasse à la tourterelle, dont la population est en net déclin, vient d’être de nouveau autorisée.

« Aujourd’hui, une victoire c’est lorsqu’on empêche la nature de perdre, déplore Allain Bougrain-Dubourg. Sur la protection de l’environnement, je me sentais plus proche d’un Valéry Giscard d’Estaing, un chasseur mais avec lequel je pouvais travailler, que d’Emmanuel Macron, qui est complètement hors-sol sur ces sujets. »

En dépit de leurs griefs, les ONG se disent toujours ouvertes au dialogue et réaffirment leur soutien à Barbara Pompili, qui a, selon elles, largement prouvé son engagement sur ces questions dans le passé. « Le problème, c’est qu’on a l’impression que le ministère de l’écologie n’a que trop rarement son mot à dire, juge Alma Dufour, chargée de campagne surproduction aux Amis de la Terre. Sur les moratoires sur les entrepôts d’e-commerce, par exemple, tout est bloqué au niveau de l’Elysée. »

Une polémique ravivée

Le projet de loi ouvrant la voie à des dérogations autorisant le recours aux néonicotinoïdes a été présenté jeudi 3 septembre, en conseil des ministres. Annoncé début août comme une mesure de soutien aux planteurs de betteraves à sucre – dont les cultures sont touchées par une maladie transmise par un puceron –, le texte a été divulgué le 1er septembre devant le Conseil national de la transition écologique (CNTE) et suscite une vive opposition des organisations non gouvernementales (ONG) et des milieux écologistes.

Mi-août, dix-huit ONG et syndicats agricoles avaient déjà protesté dans une lettre au ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, se déclarant « scandalisés » par la volonté du gouvernement de remettre en circulation ces insecticides – interdits depuis 2018 en raison des risques qu’ils font peser sur les abeilles, les insectes pollinisateurs et la biodiversité en général. Avec la publication du projet de texte, les ONG redoutent désormais que de telles dérogations soient également octroyées à d’autres secteurs.

Le projet de loi – dans sa version soumise au CNTE – ne restreint pas formellement les dérogations possibles à la seule betterave. Au ministère de la transition écologique, on se défend vivement de toute intention cachée. « Il est exact que le projet de loi ne restreint pas les dérogations à la betterave mais une telle précision, si elle était inscrite dans la loi, induirait le risque que le Conseil d’Etat y voit une rupture d’égalité devant la loi », dit-on au ministère, où l’on assure que seule la betterave sera, in fine, concernée et qu’aucune autre filière ne bénéficiera de cette exception.

Pompili en première ligne en 2016

Ce n’est pas faute d’une volonté : début août, au lendemain de l’annonce du gouvernement d’accéder à la demande des betteraviers, l’Association générale des planteurs de maïs (AGPM) avait manifesté par un communiqué son désir de bénéficier du même régime de dérogations. L’argument juridique n’est-il qu’un prétexte à laisser la porte ouverte à d’autres réautorisations ?

« Le règlement européen sur les pesticides dispose que les dérogations sont accordées au cas par cas, confirme l’avocat Arnaud Gossement, spécialiste de droit de l’environnement. Le projet de loi faisant explicitement référence à ce règlement, il n’était pas possible de contourner ce principe, en restreignant a priori toute dérogation à un seul type de culture. »

Pour autant, dit-on au ministère de l’agriculture, des modifications de dernière minute au texte du projet de loi ne sont pas à exclure avant sa présentation en conseil des ministres. Le sujet, d’une sensibilité extrême dans l’opinion, est source d’embarras : en 2016, alors députée, l’actuelle ministre de la transition écologique, Barbara Pompili, avait porté l’interdiction des « néonics », fustigeant avec force toute idée de permettre des dérogations au-delà de la date limite de 2020.

Selon la filière betteravière, aucune alternative aux néonicotinoïdes n’est aujourd’hui disponible pour lutter contre le puceron vert du pêcher, un ravageur qui transmet une maladie virale aux plants de betterave, réduisant fortement les rendements.

Dans son communiqué du 6 août, le ministère reprenait les chiffres de la filière et annonçait une réduction de 30 % à 50 % des récoltes dans les parcelles touchées. Au cours de la réunion du CNTE, raconte Sandrine Bélier, directrice de l’ONG Humanité et Biodiversité, « on nous a présenté des chiffres de 40 % à 70 % de pertes de rendements mais il y a eu des discussions sur ces chiffres car on ne sait pas d’où ils viennent ».

Protéger une filière

Pour le ministère de l’agriculture, il en va de la survie des planteurs de betteraves mais aussi de toute la filière aval, dont vingt et une usines sucrières et quelque 40 000 emplois au total. « Nous prenons des mesures circonstancielles devant une situation, sans volonté de faire courir des dérogations au-delà de 2023 », insiste-t-on Rue de Varennes.

Du côté des associations, on rétorque que les néonicotinoïdes seront utilisés par défaut, sur la quasi-totalité des surfaces de betterave conventionnelle, soit plus de 400 000 hectares, le traitement étant appliqué en enrobage des semences, sans savoir a priori si les ravageurs ciblés se trouvent effectivement sur les parcelles.

« On nous a dit que l’objectif du texte est de pérenniser la filière sucre et qu’en contrepartie 5 millions d’euros seraient investis dans la recherche pour trouver des solutions alternatives, rapporte Sandrine Bélier. Pourquoi ces investissements n’ont-ils pas été faits de façon préalable avec un peu d’anticipation ? Les ONG ont demandé qu’il y ait une condition de résultats : qu’on n’investisse pas 5 millions d’euros pour nous dire ensuite qu’on n’a rien trouvé. »

Pour Delphine Batho, députée (Génération Ecologie) des Deux-Sèvres, « le secteur betteravier a eu plusieurs années pour s’adapter et trouver des alternatives mais il n’a rien fait car il a toujours vécu avec la perspective de parvenir à contourner l’interdiction des néonics : depuis 2016, ce sont systématiquement les mêmes arguments qui sont mis en avant pour réintroduire ces substances ».

Le mouvement présidé par Mme Batho souhaite réunir, dans les prochains jours, l’ensemble des partis politiques et des syndicats autour de la question posée par le projet de loi du gouvernement. « Ce n’est pas un enjeu partisan, c’est une question de défense du vivant qui concerne chacun de nous », plaide la députée des Deux-Sèvres.

« Obscurantisme »

A l’heure actuelle, les principaux néonics – en particulier ceux qui devraient être utilisés par les betteraviers dès 2021 – sont interdits depuis 2018 au niveau européen. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a jugé que tous leurs usages présentaient un risque pour les abeilles et/ou des pollinisateurs sauvages. Dans le cas de la betterave, récoltée avant floraison, le risque principal identifié par l’EFSA est celui des cultures ultérieures sur les parcelles traitées : des plantes mellifères poussant sur des sols contaminés peuvent présenter un risque pour les pollinisateurs.

Au ministère de la transition écologique, on assure qu’une expertise sera demandée pour évaluer la persistance des produits utilisés dans les sols et définir les délais au terme desquels des cultures mellifères pourront être plantées sur les parcelles de betteraves traitées.

Au-delà des effets sur les abeilles, une littérature scientifique considérable documente toutefois les effets délétères des néonics sur l’ensemble des écosystèmes. Des centaines d’études publiées ces dernières années montrent, au-delà du doute raisonnable, toute l’ampleur des dégâts que ces substances occasionnent non seulement sur les insectes pollinisateurs, mais aussi, et surtout, sur l’ensemble des arthropodes, sur les oiseaux des zones agricoles, sur les organismes aquatiques, etc.

« Ce projet de loi est fondé sur une forme d’obscurantisme, juge Mme Batho. Il ignore les données scientifiques disponibles et passe en particulier sous silence le phénomène de disparition des insectes auquel nous assistons. »

Une œuvre de déconstruction systématique du droit de l’environnement

Depuis trois ans, les reculs ont été permanents, dans tous les domaines. La crise du Covid a été l’occasion d’apporter un élément décisif à cette œuvre de déconstruction en instaurant le droit de l’environnement à géométrie variable ou encore l’application des normes environnementales à option.

En effet, et contrairement à ce qui avait été indiqué, si la loi sur l’état d’urgence sanitaire a prévu que les dispositions de nature sanitaire s’arrêteraient avec la fin de la pandémie, il n’en va pas du tout de même des dispositions de nature économique qui, elles, ont une vocation pérenne, ce qui pose un très sérieux problème de droit ainsi qu’on le verra ci-dessous. Dans ce cadre, le décret du 8 avril 2020 a autorisé les préfets à déroger à toute une série de normes principalement environnementales : aménagement du territoire et politique de la ville, environnement agriculture et forêt, construction logement, urbanisme, protection et mise en valeur du patrimoine culturel. Ce décret dans son article 2 met quatre conditions à la dérogation :

  • être justifié par un motif d’intérêt général et l’existence de circonstances locales. Mais, il va de soi que tout motif économique est considéré aujourd’hui comme un motif d’intérêt général ;
  • Avoir pour effet d’alléger les démarches administratives et de réduire les délais de procédure. C’est évidemment cet objectif qui permet de supprimer chaque fois que c’est possible procédure de concertation de consultation et même des enquêtes publiques remplacées désormais par de simples consultations par Internet (là aussi une conséquence du Covid) ;
  • être compatible avec les engagements européens et internationaux de la France. C’est une pétition de principe car en réalité c’est impossible pour les raisons qui seront expliquées ci-dessous. Cette formule est simplement inscrite pour laisser supposer aux instances communautaires que nos engagements seront tenus ;
  • ne pas porter atteinte aux intérêts de la défense de la sécurité des personnes et des biens ni une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. C’est probablement la disposition la plus scélérate car par définition, les dispositions de nature environnementale et sanitaire (car l’un va souvent avec l’autre) ont précisément pour objet d’assurer la sécurité des personnes et des biens. De plus, lorsque l’on prend conscience de la gravité de la situation climatique et de celle de la biodiversité, toute atteinte constitue à l’évidence une atteinte à la sécurité des personnes et des biens. Quant à la disproportion, elle est évidemment à la bonne grâce du préfet, lequel en règle générale, trouve rarement disproportionnée une atteinte à l’environnement.

Ainsi, la pandémie a-t-elle été l’occasion pour le gouvernement de mener à son terme cette demande pressante de lobbies économiques et financiers de se voir débarrassé des contraintes environnementales prévues par les textes.

Il fallait parachever cette œuvre. C’est désormais chose faite avec une instruction du 6 août 2020 adressée par le Premier ministre aux préfets, instruction de nature réglementaire compte tenu de son auteur et donc susceptible de recours.

Cette instruction est instructive à deux niveaux :

  • tout d’abord, le point 4 intitulé « domaines d’intervention exclus de ce droit dérogation » permet d’intervenir en matière de sécurité (ce qui est normalement exclu par le décret) dans la mesure où cette notion se retrouve en matière environnementale, sanitaire d’urbanisme, de construction, etc. Le texte précise : « Ce n’est pas parce qu’une réglementation a une incidence sur la sécurité que la dérogation n’est pas envisageable. C’est la dérogation elle-même qui ne doit pas porter atteinte à la sécurité. » C’est absurde. En effet, les normes sont précisément faites pour assurer la sécurité. Dès lors, le seul fait d’y déroger est une atteinte à la sécurité sauf si la norme est inutile, mais alors il ne s’agit plus de dérogation, mais de poser la question de l’utilité de la norme, ce qui est différent ;
  • mais surtout, cette instruction montre l’immense gêne des services juridiques par rapport à ce texte manifestement illégal et probablement inconstitutionnel. En effet, le point 5, intitulé conditions de mise en œuvre du droit de dérogation, exige une analyse juridique approfondie préalable à toute décision dérogation avec un bilan coûts/avantages de la mesure de dérogation, une estimation des risques juridiques et une évaluation en termes de cohérence de l’action publique. Les secrétariats généraux des ministères intéressés doivent être informés systématiquement en amont de la prise d’un arrêté préfectoral et un appui juridique peut être donné aux services de l’État.

La prétendue politique écologique du gouvernement répond à la demande pressante des lobbies économiques et financiers de se voir débarrassé des contraintes environnementales 

Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que l’État est parfaitement conscient de la parfaite illégalité de ces dispositions.

D’une part, la plupart des textes environnementaux sont des applications des dispositions du droit communautaire et la France est déjà sur la sellette pour les modifications auxquelles elle a procédé en ce qui concerne par exemple la réduction drastique du champ de l’étude d’impact. En conséquence, déroger à des normes qui sont déjà réduites par rapport à ce qu’elles devraient être n’est pas possible au regard du droit communautaire.

En second lieu, le principe de non-régression ne peut pas accepter la non-application de normes environnementales laquelle par définition constitue une régression.

En troisième lieu, l’égalité des citoyens devant la loi ne peut pas admettre que selon le bon vouloir de telle ou telle administration, la loi soit appliquée ou qu’elle ne le soit pas. C’est une violation flagrante du principe d’égalité devant la loi.

Puis, le Conseil de l’Europe a rédigé le 7 avril 2020 dans le cadre de la crise Covid une boîte à outils précisant les mesures qui pouvaient être prises en respectant la Convention européenne des droits de l’Homme et celles qui ne le pouvaient pas . Dans ce document, il est précisé que même en situation d’urgence l’État de droit doit prévaloir et le point 2 du texte précise : « Durant l’état d’urgence, non seulement le pouvoir de l’exécutif de légiférer devrait être limité à la durée de l’état d’urgence mais les mesures législatives adoptées durant l’état d’urgence devraient aussi prévoir des échéances claires au-delà desquelles ces mesures exceptionnelles deviendraient caduques. » En conséquence, cette dérogation pérenne aux normes environnementales intervenues pendant la crise du Covid ne paraît pas compatible avec la position prise par le Conseil de l’Europe et par voie de conséquence ne respecte pas les engagements internationaux de la France.

Enfin, et selon la fable bien connue de l’arroseur arrosé, l’immense insécurité juridique qui va résulter de cette nouvelle organisation risque bien de se retourner contre ceux-là mêmes qui l’auront inspiré car, les entreprises titulaires de dérogation n’auront aucune sécurité juridique sur l’autorisation dérogatoire qui leur aura été délivrée.

Mais en attendant, il serait bon que nos concitoyens prennent conscience de l’immense manipulation dont ils sont l’objet en ce qui concerne la prétendue politique écologique du gouvernement et en tirent toutes les conséquences. Il serait bon également que toutes les associations qui luttent en faveur de l’environnement se réunissent pour, au-delà de leurs champs de compétences divers et de leur présupposé, attaquer l’instruction (puisque le délai de recours contre le décret est passé) de manière à essayer de mettre un terme à cette entreprise de démolition qui nous éloigne chaque jour davantage des choix raisonnables que nous devrions faire.

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29 août 2020 6 29 /08 /août /2020 09:09

C’est le titre d’un des derniers textes de Baptiste Morizot, dans son recueil « Manières d’être vivant » (Actes Sud, 2020), celui que je vous recommande le plus chaudement, qui doit aussi paraître dans Terrain - anthropologie et sciences humaines. Compte-rendu de lecture croisé et extraits avec Frédéric Joignot (blog sur www.lemonde.fr) et Pierre Hemptinne (www.pointculture.be). Lire aussi Baptiste Morizot, un philosophe « sur la piste animale ».

Baptiste Morizot - Manières d'être vivant

Baptiste Morizot - Manières d'être vivant

Dans ce livre de trappeur d’existences, Baptiste Morizot raconte les activités des oiseaux migrateurs et des loups en France à travers des récits de terrain – il suit les meutes à ski, de nuit… – riches de détails naturalistes, précis, ressentis, mais aussi de remarques philosophiques précieuses, tant il se montre soucieux de décrire la façon singulière qu’ont les autres espèces de vivre le monde et d’occuper l’espace-temps – et cela s’éprouve jusque dans sa manière d’écrire qui est par moment comme baignée par l’énergie animale.

Pour Baptiste Morizot, le drame environnemental que nous vivons aujourd’hui, « qui met en danger le sort des générations futures et les bases mêmes de notre subsistance », ce tragique désastre affectant à la fois les espèces survivantes et les sociétés humaines a pour fondement philosophique une altération sans précédent de « nos relations au vivant » – un desséchement fatal de notre rapport empathique à la biosphère et à tout ce qui y vit et y meurt, faune, flore, rivières, mers et océans. Il parle d’une « crise de la sensibilité » majeure,  d’« un appauvrissement de ce que pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. » Un constat déchirant.

Cette crise profonde d’écoute, d’intérêt, d’émerveillement devant ce qui vit relève de causes multiples… L’urbanisation galopante a coupé des millions d’humains, et les dirigeants de notre monde, de l’expérience sensible de la nature… « La frénésie extractiviste et financiarisée de l’économie politique dominante » a transformé la biosphère en une « réserve de ressources à disposition« , jusqu’à leur épuisement… Un humanisme borné, intéressé, autocentré, fondant fièrement l’exception humaine (en divinité ou en liberté), nous a rendu aveugle à notre interdépendance et notre sujétion d’avec la Terre…

La biosphère et les innombrables entités non-humaines qui la peuplent, la constituent et la maintiennent en vie sont tombés « en dehors du champs de l’attention collective et politique, en dehors du champs de l’important« . Ce faisant, l’existence même de la nature a perdu « toute consistance ontologique ». Elle est reniée, méprisée, déconsidérée, exploitée. Elle est devenu « un décor » pour les citadins pressés et un gisement pour les industriels. Un extérieur.

Baptiste Morizot

Baptiste Morizot

Les loups : « Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices ... »

Baptiste Morizot nous emmène avant tout avec lui, en montagne, dans la neige, le jour comme la nuit. Il s’agit de trouver des traces de loups – solitaires ou en meute – et de les suivre, de les interpréter, se les représenter en train de se déplacer, de flairer, jouer, penser, communiquer, baliser le territoire, s’organiser. Il nous initie à un « style d’attention » où « l’on est tout le temps en train d’engranger des signes, tout le temps en train de faire des liens, en train de noter des éclats d’étrange, et d’imaginer des histoires pour les rendre compréhensibles, pour déduire ensuite les effets visibles de ces histoires invisibles, à chercher désormais sur le terrain. » (p.139). C’est une attention orientée vers les traces de l’animal que l’on veut étudier, mais aussi, pour mieux en pressentir les mobiles, vers tout ce qui se tisse entre l’animal et son environnement, et ensuite, ce qui se tisse entre les signes laissés par le loup, ce qu’il tisse dans le paysage et ce qu’y tisse aussi celui (ou celle) qui le piste. Les signes du loup rencontrent les systèmes symboliques humains, ses appareils cognitifs, ses appareils traducteurs. « On » ressemble aux êtres vivants que l’on suit, que l’on essaie de comprendre et d’observer au plus près. Exploration d’empathies.

« Ce style d’attention se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne des facultés, qui oppose la sensibilité au raisonnement. Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices, on ne se débarrasse pas de la raison pour devenir plus animal (dualisme moderne avec inversion du stigmate), on est simultanément plus animal et plus raisonnant, plus sensible et plus pensant. »

Au fil des heures de pistage et surtout d’affût, l’observation au plus près – une sorte de vie partagée – provoque de fertiles décentrations. Ainsi, si l’auteur imite assez bien le hurlement pour que les loups lui répondent, il apprend vite qu’ils ne sont pas dupes. Il est plus que probable que « ce loup qui me répond me prend littéralement pour un barbare, c’est-à-dire un de ces êtres dont il ignore encore si oui ou non ils sont capables de parler, c’est-à-dire de parler sa langue. C’est lui qui se demande si je suis un barbare. Il hurle, je réponds, je semble parler, mais il est perplexe, peut-être ne sont-ce là que des borborygmes : il répond pour s’en assurer, il dialogue quelques instants pour savoir si je sais dialoguer, si tout cela a du sens, ou si c’est un malheureux malentendu. » (p.51).

Le sel et l’évolution : « Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre »

« Notre besoin de sel, en fait, est un héritage secret de notre long passé aquatique: de ces quelques milliards d’années où nos ancêtres ont vécu dans un milieu aquatique dont la salinité était forte. Ce faisant, ils incorporaient dans leurs échanges avec le milieu une eau salée, au point de devoir réguler leur salinité interne. L’évolution a saisi cette opportunité pour utiliser les forces électriques des ions sodium, de manière à faire fonctionner les pompes à circulation de matière et d’énergie qui fondent le métabolisme de l’organisme humain actuel. Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre. Au Paléozoïque, vers la fin du Dévonien, il y a trois cent soixante-quinze millions d’années environ, lors de la terrestrialisation, les tétrapodes qui sont nos ancêtres sont sortis de l’eau pour explorer la terre ferme. Mais la mer est restée au-dedans comme un souvenir de chair, incorporée en nous sous la forme des besoins en sel nécessaires pour fonctionner, c’est-à-dire pour vivre. Comme ces aqueducs antiques oubliés, qui servent de fondation à une ville nouvelle. »

De même que le tétrapode, sortant de l’eau, ne pouvait imaginer déboucher sur l’humain, pouvons-nous seulement prévoir ce que l’évolution nous réserve sur le long terme ? Alors que les autres espèces continuent elles aussi à évoluer, à former des intelligences adaptées à leurs conditions de vie, comment croire que l’humain serait l’aboutissement de la chaîne évolutive, allant des organisations les plus frustes aux plus complexes ? Quitter l’anthropocentrisme, c'est encourager un autre regard sur le vivant, sur les convergences entre espèces dont dépend notre avenir.

« Nous ne sommes pas le coup de dés unique qui a fait émerger l’intelligence, nous sommes une de ces formes parmi d’autres, et parmi d’autres potentielles (mais une forme, quoi qu’on dise, soyons raisonnables, particulièrement aiguë et singulière concernant certaines facultés). La découverte des formes cognitives complexes des autres vivants permet de comprendre que d’autres intelligences sont possibles. »

L'étique diplomatique de Spinoza : « La morale traditionnelle métaphorise le désir comme animal »

Pour cette prise de conscience d’une nécessaire convergence entre espèces, Baptiste Morizot s'appuie sur Spinoza et la révolution qu'il a effectuée dans l’approche des émotions et de la morale. Jusque-là, le discours dominant séparait corps et esprit et préconisait de « mater » ses passions à la manière dont l’on dresse des animaux sauvages. Spinoza rompt avec le dualisme qui oppose le corps à l’âme, il ne traite plus des passions en termes de parties qui s’opposent dans l’humain, mais en termes de processus où corps et âme travaillent ensemble et tracent « une trajectoire de puissance qui monte vers la joie, ou une trajectoire triste, qui descend vers l’impuissance. » Or, s’attaquer au dualisme, c’est s’en prendre au principe qui charpente l’ensemble de notre société occidentale, au rapport qu’elle a établi avec la nature comme quelque chose d’extérieur à l’humain et qui doit être dominé, exploité sans vergogne. La morale a contribué à justifier cette économie extractiviste : « La morale traditionnelle métaphorise le désir comme animal, et se trompe sur la nature de l’animal. Donc elle se trompe sur la métaphore de la relation à lui : elle réclame une domination d’une bête dépendante, plutôt qu’une cohabitation avec les animaux bien vifs qui nous habitent et nous constituent. » (p.187). Une métaphore fondatrice bien loin de toutes les cohabitations sensibles et intelligentes qu’il serait judicieux d’inventer, de développer et qu’il est urgent de retisser aujourd’hui.

Être interdépendant, c'est être autonome et relié à de multiples éléments de la communauté biotique

Ce retissage – à partir de pistages, d’affûts, d’observations, de lectures, de méditations – l’auteur l’appelle « diplomatie interespèces des interdépendances ». C’est cela qu’il nous invite à expérimenter. La diplomatie interespèces est une « théorie et pratique des égards ajustés ». « Les égards ajustés commencent par une compréhension de la forme de vie des autres, qui tente de faire justice à leur altérité : elle implique donc de tailler un style ajusté pour parler d’eux, pour transcrire leur allure vitale par les mots – ce qu’ils ne feront pas. Et c’est en un sens toujours un échec, on ne fait jamais justice, mais c’est pour cela qu’il faut palabrer sans fin, traduire et retraduire les intraduisibles, réessayer. » (p.145). Mettre en pratique – par la pensée et le faire – la sortie du dualisme, au quotidien. Parce que le dualisme assigne des places immémoriales et empêche de se livrer à ces « égards ». Le dualisme, tel qu’il continue à régner, à veiller aussi à écarter de la gestion courante des humains tout ce qui relève de « l’intraduisible ». Ce qui ne se transpose pas facilement, avec évidence, dans le langage humain ne méritant que peu d’attention. Il y a là tout un apprentissage cognitif, au quotidien, dont il est difficile, aujourd’hui, de discerner ce qu’il peut engendrer comme nouvelles organisations sociales, politiques, économiques, écologiques. Mettre en chantier la « diplomatie des interdépendances » ne permet pas de prédire tout ce qu’il s’en dégagera. Puisque, par définition, dans ce jeu-là, on ne décidera pas tout seul, eux contre nous. « Être interdépendant consiste ici bien à être autonome, mais au sens d’être bien relié à de multiples éléments de la communauté biotique, c’est-à-dire de manière plurielle, résiliente, viable, de manière à ne pas dépendre de l’instabilité du milieu. Puisque l’autonomie comme déliement à l’égard du milieu vivant n’existe pas, la seule indépendance réelle est une interdépendance équilibrée. Une interdépendance qui nous libère d’une dépendance focalisée sur un seul pôle (par exemple les énergies fossiles et les intrants chimiques comme condition des récoltes). » (p.273).

Philosophie politique de la nuit  loups, bergers, troupeaux, tous diplomates

Faisant la navette entre invention de concepts et intercession sur le terrain, Baptiste Morizot précise en quoi cette « diplomatie des interdépendances » obtient des résultats intéressants dans la lutte entre bergers et loups (et partisans du loup). S'il y aura toujours des irréductibles dans chaque camp, affiliés au dualisme, ce travail diplomatique parvient à faire bouger les lignes chez pas mal de « belligérants », en commençant à élargir la question au strict affrontement entre loup et troupeau, en prenant en compte toutes les dimensions écologiques. « L’enjeu est donc de défendre un certain pastoralisme qui a des égards pour la prairie, pour le milieu. Or ce qui est important ici, c’est que ces égards pour la prairie exigent des troupeaux plus petits, une présence pastorale plus intense et, ce faisant, c’est un pastoralisme plus respectueux du métier de berger, au sens de l’art ancestral de mener les brebis. C’est enfin, et c’est là qu’émerge la communauté d’importance, un pastoralisme plus compatible avec la présence des loups (car la présence du berger et les petits troupeaux sont efficaces pour réduire massivement la prédation sur les troupeaux). » (p.247). C’est une tout autre conception du territoire qui se dessine alors. « Le scalpel qui détoure les groupes d’intérêts ne passe plus entre loups et pastoralisme, humains et nature sauvage, mais entre différentes formes de pastoralisme alliées aux vivants qu’elles favorisent, ou détruisent, différentes manières de tisser un usage humain du territoire aux usages non humains. C’est d’une approche multi-usages des milieux, élargie aux autres formes de vie, qu’il s’agit ici : un multi-usage animal, végétal et humain. » (p.249).

Postface par Alain Damasio

Dans sa remarquable postface, Alain Damasio, liste les trois contributions majeures, à son sens, de l’ouvrage de Morizot : « 1- « Il redonne sa liberté au vivant » (en décrivant les non-humains sans les réduire à un déterminisme génétique, en soulignant leurs capacités d’exubérance ). 2 – « Il le politise au plus beau sens du terme » (en montrant l’importance décisive de tous les espèces pour l’avenir, un imaginant une nouvelle « polytique » appuyée sur le respect de la polyphonie naturelle). 3 – « Il nous recoud au vivant fil à fil, très finement, en conjurant la malédiction des modernes par une réinscription de l’humain à sa juste place « panimale » « (panimale au sens d’être à la fois animal et humain, métamorphe, se ressourçant dans la nature,  la protégeant, à l’image du dieu Pan mythique, protecteur des forêts, des troupeaux et des abeilles).

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28 août 2020 5 28 /08 /août /2020 14:39

Pour le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, la brèche ouverte par le coronavirus, après des siècles d’accélération de nos vies et des décennies de sentiment d’impuissance politique, peut laisser espérer une véritable bifurcation. Entretien publié le 25 août 2020 par Mediapart. Lire aussi « Nous ne vivons pas l’utopie de la décélération » et Résonance - une sociologie de la relation au monde.

Hatmut Rosa © juergen-bauer.com

Hatmut Rosa © juergen-bauer.com

Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa enseigne à l’université Friedrich Schiller de Iéna. Il s’est fait connaître avec son ouvrage intitulé Accélération. Une critique sociale du temps, initialement publié en 2004 et traduit en français en 2010 par les éditions La Découverte. Depuis, il réfléchit aux façons de se déprendre des aliénations contemporaines, ce qui a donné lieu, en 2018, à un imposant ouvrage intitulé Résonance : une sociologie de la relation au monde, et, au début de cette année, à un livre intitulé Rendre le monde indisponible. Pour Mediapart, il revient sur le moment de décélération lié au coronavirus et la question de savoir si cela peut produire une véritable bifurcation politique.

Comment le penseur de l’accélération que vous êtes a-t-il vécu ce moment de décélération mondiale ?

En général, je voyage souvent et je devais me rendre à Los Angeles au début du mois de mars mais je suis finalement resté cinq mois dans mon village de la Forêt-Noire. Une expérience inédite qui a modifié ma perception de l’espace comme du temps. J’avais ainsi l’impression de voir à l’œuvre ce que j’analyse dans mon dernier livre : comment on a voulu rendre le monde disponible partout et tout le temps, et comment il peut soudain devenir indisponible.

Je me suis donc dit que c’était l’occasion d’entrer en résonance avec mon environnement et mon corps, mais je suis conscient que celles et ceux qui avaient des emplois stables et des logements spacieux ont pu apprécier le moment, au contraire des autres. Je sais aussi que le confinement a, pour beaucoup, signifié davantage de stress et d’accélération que d’habitude, que ce soit les personnels soignants ou les ouvriers de la logistique, mais aussi les parents de jeunes enfants.

Mais ce moment a sans doute permis à ceux qui en avaient les moyens de chercher ce que j’appelle leur « axe de résonance » en lisant les livres qu’ils voulaient lire, en écoutant les musiques qui les touchent, en se remettant à jouer du piano. Le journal Die Zeit fait régulièrement des sondages sur l’état d’esprit de ses lecteurs et, depuis trois ans, c’est toujours la même proportion. Deux tiers jugent que ça va très bien, bien ou à peu près bien. Un tiers répond le contraire. La seule exception avait été l’entrée du parti d’extrême droite AfD au Parlement, où l’humeur des lecteurs du Zeit avait connu une chute subite. Et là, pour la première fois depuis que ce baromètre existe, le taux de lecteurs contents a augmenté, pour atteindre presque les trois quarts. Le journal a alors demandé à ses lecteurs pourquoi ils se sentaient plus heureux et la réponse a été unanime : le sentiment d’avoir enfin du temps.

Cependant, ce sentiment s’est rapidement dissipé. D’abord parce que nombre d’entre nous se sont sentis obligés de devenir d’autant plus actifs numériquement qu’ils étaient entravés physiquement, selon un processus déjà bien décrit par le chercheur Paul Virilio dans L’Inertie polaire.

Ensuite, parce que le confinement a aussi souvent été un temps de désillusion. On s’est tous imaginé un jour ce qu’on pourrait faire quand on aurait enfin le temps : je lirais À la recherche du temps perdu, je reprendrais le piano, je me mettrais à faire du jardinage, j’apprendrais à regarder les étoiles... Pourtant, lorsque j’ai enfin eu du temps, j’ai essayé de me mettre au piano, et je me suis ennuyé. Et je suis loin d’avoir fait tout ce que je m’imaginais. Il n’est pas aisé d’entrer en résonance avec soi et le monde, même quand on dispose de davantage de temps.

Pourquoi alors aller jusqu’à décrire ce moment comme un "  miracle sociologique " ?

C’est une forme de réponse à un sociologue allemand très influent, Armin Nassehi, qui avait déclaré au journal Der Spiegel que quelque chose arrivait dont on avait toujours dit qu’il était impossible que cela arrive. Tout un pan de la sociologie, dont Nassehi fait partie, considérait en effet que les institutions et le politique n’avaient pas les moyens de véritablement agir sur la société, et ne pouvaient transformer notre rapport au monde et, notamment, freiner les roues de l’accélération. Or ce qui a arrêté la marche du monde, ce n’est pas une catastrophe naturelle, ce n’est pas le virus lui-même, c’est une décision politique.

Le miracle dont je parle a été le fait de voir qu’en quelques jours le monde pouvait changer en profondeur pour des raisons politiques et du fait de décisions collectives, alors qu’on baignait depuis des décennies dans l’idée que l’on était impuissant. Trump a pu, par exemple, exiger que General Motors cesse de produire des voitures pour fabriquer des respirateurs artificiels, alors que cela fait longtemps que la planète a davantage besoin de plus de respirateurs que de véhicules motorisés.

Pourquoi une telle réaction a-t-elle été possible cette fois-ci ?

Dans la plupart des cas, comme avec l’éruption du volcan islandais en 2010 lors de laquelle le trafic aérien a aussi été perturbé, ou avec la crise financière de 2008, le premier réflexe a été de vouloir remettre les choses en route le plus vite possible. Le pouvoir politique a tout fait pour que les roues continuent à fonctionner, y compris en sauvant les banques responsables de la débâcle. Si, cette fois, la réaction a été différente, c’est sans doute en raison de la panique de se trouver en face de quelque chose totalement hors de contrôle, un monstre qu’on ne pouvait réguler ni politiquement ni juridiquement, qu’on ne pouvait pas voir, sentir, cerner. Pour notre modernité fondée sur le projet de tout contrôler, c’est effrayant. Et cela a créé un choc tel qu’on était prêt s'il le fallait à arrêter la machine pour tenter de maîtriser le virus.

L’Allemagne a été prise, en particulier depuis la France, comme un modèle de gestion de la crise du coronavirus. Comment l’expliquez-vous ?

Si on regarde les statistiques, c’est vrai que l’Allemagne fait figure de modèle. En France, où le confinement a été beaucoup plus strict, la mortalité a été plus forte. C’est difficile à expliquer. Cela tient sûrement au fait que notre système de santé a été, davantage que d’autres, préservé des politiques de privatisation et d’austérité. Cela tient aussi à ce que nous n’avons pas eu l’impression d’obéir à des injonctions politiques, mais de réagir nous-mêmes à une crise inédite à travers nos institutions et nos représentants. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de penser qu’il y a, comme en astronomie, peut-être une forme de « matière noire » qui explique en partie pourquoi les pays ont été touchés de manière très différente par le virus.

La décélération est-elle une condition nécessaire de la « vie bonne » que vous explorez dans vos deux derniers ouvrages, Résonance et Rendre le monde indisponible ? Et, si oui, comment cette décélération est-elle concrètement possible sans coronavirus ?

Nous sommes devant une occasion rare de décélérer

Je ne dirais pas ça. S’il est évident qu’une vie bonne suppose de rompre avec le « toujours plus vite », cela ne signifie pas qu’aller toujours plus lentement est le meilleur chemin vers une vie meilleure. Le burn out et le bore out sont deux figures symétriques de l’aliénation contemporaine. Il n’y a pas, pour autant, de vitesse optimale à trouver. Je pense qu’on peut être en harmonie avec des éléments qui vont plus vite aujourd’hui que dans le passé.

Mais la pression du temps est bien le premier ennemi de la résonance, un terme que j’oppose à l’aliénation contemporaine, liée notamment à l’accélération. Si je sais que j’ai un avion qui décolle dans quelques heures, avant de devoir en attraper un autre le lendemain, je n’ai aucune chance de pouvoir entrer en résonance avec qui que ce soit ou quoi que ce soit. La résonance avec notre environnement, on ne peut pas savoir quand cela commence, combien de temps cela dure, quand cela se finit, où cela nous nous amène.

Le virus a donc ouvert des espoirs en nous montrant que nous disposons des outils politiques pour agir et en nous obligeant à faire l’expérience que nous n’avons peut-être pas besoin de voyager autant, de multiplier les activités, les rendez-vous, les contacts… Mais cela ne signifie pas que le ralentissement est la voie univoque pour mener une meilleure vie.

La brèche ouverte par le virus et la réaction politique qu’il a suscitée vous semble-t-elle déjà refermée ?

Je ne saurais prévoir les effets de long terme de cet événement, mais on peut d’ores et déjà percevoir et mesurer le changement significatif de notre expérience et de notre rapport au monde. Pour la première fois depuis des siècles, le nombre de nos mouvements dans l’espace, que ce soit en avion, en voiture ou en bateau, s’est ralenti. Même pendant d’autres moments de grande perturbation, comme les guerres, cela ne s’était pas produit.

Or je pense qu’il est impossible de changer les choses en profondeur lorsqu’on est pris dans un fonctionnement routinier. On l’a bien vu avec le changement climatique. Lorsque les habitudes volent en éclats, il est davantage possible d’imaginer de véritables transformations. Nous sommes donc devant une occasion rare de décélérer, d’emprunter un autre chemin, devant une possibilité de bifurcation. J’ai envie de croire à cette opportunité, même si je demeure pessimiste en raison des pressions de toutes parts pour un retour à la normale.

En quoi le concept de résonance peut-il nous permettre de nous orienter dans ce moment de bifurcation ?

Pour moi, la résonance consiste à être présent dans ce monde, à être en interaction avec lui. Cette relation entre nous et le monde est tissée de quatre éléments. Notre capacité à être touché et ému par quelque chose d’extérieur à nous, comme lorsqu’on entend une chanson, une mélodie, mais aussi un concept ou une idée. Notre faculté de répondre à cette sollicitation, lorsque vous vous mettez à fredonner une mélodie, ou lorsqu’une idée fait son chemin en vous. Notre possibilité de nous transformer au contact de cette sollicitation extérieure, qui fait qu’on n’est plus tout à fait le même avant et après. Et, enfin, le fait de se rendre disponible pour entrer en résonance avec le monde, parce que vous ne pouvez pas décider que cela se passera tel jour à telle heure ou avec telle personne.

Dans quelle mesure cette attitude est-elle différente de la mode de la pensée positive ou de la pleine conscience (mindfullness) ?

Cela n’a rien à voir. La méditation, la pleine conscience ou la pensée positive ne s’intéressent qu’aux individus et aux sujets. La résonance est pour moi un concept sociologique qui s’applique aux relations entre les hommes, qui sont loin de dépendre toutes de l’individu, puisqu'elles sont prises dans des institutions politiques ou dans des infrastructures économiques.

La mode dont vous parlez place toute la responsabilité sur les individus et est avant tout considérée comme un outil pour être plus efficace ou plus rapide. Au contraire, la résonance veut résister à cette tendance et tisser d’autres relations entre l’individu et le monde qui l’entoure.

Que signifie l’idée, que vous développez dans votre dernier livre, de rendre le monde « indisponible » ?

Nous sommes devant une occasion rare de décélérer

Le moteur qui alimente le système de stabilisation dynamique sur lequel sont fondées nos sociétés modernes réside dans la volonté d’élargir sans cesse l’horizon de ce qui peut être disponible. Ce terme recouvre pour moi ce qu’en anglais je désigne comme une extension continue du triple A : available, attainable, accessible… On veut pouvoir se faire déposer en hélicoptère pour faire du ski dans les Rocheuses. On veut habiter dans des métropoles qui vous proposent chaque soir une infinité de pièces de théâtre, de films et d’opéras, même si on n’y va en réalité très peu. On veut maîtriser la nature jusque dans ses lieux les plus inaccessibles.

Le paradoxe est que cette volonté de tout contrôler et de rendre le monde entièrement disponible pour tous nos désirs produit un retour de l’indisponibilité sous une forme monstrueuse. Le virus est notamment le produit de la volonté de l’homme d’urbaniser toujours plus les végétations les plus denses et sauvages. Et le fait d’avoir réussi à maîtriser jusqu’à l’atome pour en tirer de l’énergie produit des zones littéralement indisponibles pour l’humain quand il y a un accident atomique, comme à Fukushima ou à Tchernobyl.

Il se passe quelque chose de similaire avec les technologies de nos vies quotidiennes. Vous pouvez, de votre canapé, tout contrôler à distance : la température, l’obscurité, le fond sonore. Vous avez le sentiment d’être omnipotent, mais si vous avez un problème d’alimentation, vous ne pourrez même pas ouvrir votre fenêtre manuellement.

Rendre le monde indisponible consiste donc à transformer notre manière d’être au monde, cesser de vouloir le contrôler infiniment, afin qu’il ne devienne pas indisponible de façon monstrueuse.

Cette idée qu’une partie du monde doit être indisponible aux désirs humains est séduisante, mais peut être instrumentalisée au service d’un agenda conservateur, que l’on retrouve dans une écologie qui plaide pour la reconnaissance des limites de l’action de l’homme sur la nature, et se sert de cela pour contester l’extension des droits des femmes ou des homosexuels. Comment poser l’indisponibilité du monde sans renoncer à un agenda progressiste concernant les droits des personnes ?

C’est vrai que les idéologies conservatrices peuvent utiliser cette idée pour faire avancer leur agenda. Mais, pour moi, quand on réprime les individus et leurs désirs, cela tue la résonance de la même façon que, lorsqu’on met le doigt sur une corde, sa vibration s’arrête. Il s’agit d’être à l’écoute de nos voix intérieures et de la façon dont elles peuvent entrer en résonance avec les mondes qui nous entourent. Il ne s’agit pas plus de vouloir sans cesse dominer la nature que de se plier à des injonctions de la nature. La résonance ne peut exister que sous forme de dialogue.

Pouvez-vous expliciter votre idée de chercher une attitude qui ne soit ni active ni passive pour entrer en relation et en résonance avec le monde de façon moins agressive ou douloureuse ?

Une part de notre problème moderne est qu’on ne réussit à se considérer que comme des acteurs ou des victimes. Soit je fais quelque chose, soit on me fait quelque chose. On donne des signaux ou on en reçoit. Il me semble pourtant que le bonheur et la bonne vie se situent souvent quelque part entre ces deux attitudes. Le tango est un bon exemple : c’est lorsqu’on oublie qui guide et qui est guidé que l’on atteint quelque chose de fort. On peut également penser aux improvisations des musiciens de jazz : le moment parfait se situe lorsqu’on ne sait plus qui envoie le signal et qui le reçoit. Mais c’est le cas aussi dans une discussion ou un dialogue, lorsqu’on ne peut pas vraiment dire à qui appartient l’idée qui a surgi à un moment, parce qu’elle est le produit de l’échange. Il me semble qu’on pourrait rechercher cette approche aussi dans notre relation à la nature ou à l’Histoire par exemple.

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24 août 2020 1 24 /08 /août /2020 12:19

A l’occasion du « jour du dépassement de la Terre » le 22 août, dix-neuf maires et présidents de métropoles écologistes, parmi lesquels Bruno Bernard, président de la Métropole de Lyon, et Michèle Rubirola, maire de Marseille, plaident pour « une relance économique au service de la planète ». Tribune parue le 22 août 2020.

« Il y a urgence à engager la relocalisation de nos économies, l’ancrage de nos vies dans nos territoires. » IMAGE SOURCE G / PHOTONONSTOP

« Il y a urgence à engager la relocalisation de nos économies, l’ancrage de nos vies dans nos territoires. » IMAGE SOURCE G / PHOTONONSTOP

Aujourd’hui, nous avons épuisé la Terre. Mais cette année, l’échéance du « jour du dépassement de la Terre », samedi 22 août, a été retardée de trois semaines. Peut-on s’en réjouir ? Doit-on s’en contenter ? Ces trois semaines sauvées résultent de la pandémie qui a paralysé nos économies, nos productions, nos déplacements. Pas de quoi se réjouir, donc. Mais cette crise nous force à la lucidité collective mettant au jour nos insuffisances, nos dépendances dans un espace livré à la mondialisation.

Pour peu que l’on questionne alors nos modes de vie s’entrouvre la possibilité d’un monde d’après. Nous pouvons encore inverser la courbe de la destruction de nos écosystèmes. Nous devons pour cela imaginer un changement durable de nos modes de vie, de production et de consommation qui ne soit pas uniquement contraint par l’urgence. Qui ne soit pas subi mais choisi. Qui résulte de nos choix politiques, de nos options économiques.

Récemment élus, nous mesurons notre responsabilité vis-à-vis des habitantes et des habitants de nos territoires. Mais bien au-delà. Car nous sommes déterminés à initier un mouvement local qui a vocation à s’étendre. Sur nos territoires nous conduirons les objectifs de la COP21, et plus encore. Nos engagements politiques sont clairs depuis le début. Nous sommes résolus à enrayer le dérèglement climatique et ses conséquences sociales et économiques. Nos choix budgétaires de l’automne traduiront cette transition économique et écologique.

Par l’écologie, nous offrons une autre voie, celle de la résilience, celle d’une relance économique au service de la planète. La voie qui nous offre un avenir. Les crises à répétition que nous vivons imposent que nous fassions des choix clairs et intelligents, bien loin du « en même temps ». Et pour commencer, il y a urgence à engager la relocalisation de nos économies, l’ancrage de nos vies dans nos territoires.

Les solutions sont d’abord locales, ce sont celles du quotidien, celles que nous partageons toutes et tous dans nos rues, nos écoles, nos commerces. Par la commande publique, nous devons, lorsque cela est possible, privilégier la production locale. Nos villes ont un cruel besoin de sortir des logiques de compétitivité, de concurrence, de globalisation. Nos générations et celles à venir ont besoin d’un changement de paradigme. Nous le réussirons ensemble, sans laisser personne au bord du chemin.

Répondre à l’urgence

L’écologie est la meilleure alliée de l’économie parce qu’elle naît de nos quotidiens. Rénover thermiquement nos logements, structurer des filières locales, soutenir les entrepreneurs engagés pour la transition, c’est créer des emplois non délocalisables et qui redonnent du sens pour celles et ceux qui les occupent. Loin de l’anonymat des grandes surfaces, de la publicité outrancière, nous défendons une économie de proximité portée par des commerces et des artisans locaux.

Nos villes seront celles des enfants, des aînés, pour toutes et tous. La nature reprendra sa place dans les cours d’école, dans nos rues partout où elle en a été bannie. Les repas offriront une alimentation saine et savoureuse et accessible à tous les budgets. Naître et grandir en ville redeviendra une force parce que nous croyons qu’elles peuvent être à nouveau respirables, apaisées et solidaires.

Nous devons toutes et tous nous engager dans la grande transition qui s’impose. C’est l’ambition que nous défendons, répondre à l’urgence sociale, économique et climatique, chacune et chacun à notre échelle. Le gouvernement s’inscrit dans une logique de continuité et de conservatisme d’un monde qui ne sait pas prendre soin de lui. Nous prenons notre part dans la grande transition qui s’annonce, nous appelons le gouvernement à prendre la sienne.

Signataires : Laurent Amadieu, maire de Saint-Egreve (Isère) ; François Astorg, maire d’Annecy ; Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg ; Bruno Bernard, président de la Métropole de Lyon ; Mohamed Boudjellaba, maire de Givors (Rhône) ; Jean-Marc Defrémont, maire de Savigny-sur-Orge (Essonne) ; Béatrice Delorme, maire de Saint-Germain-au-Mont-d’Or (Rhône) ; Emmanuel Denis, maire de Tours ; Grégory Doucet, maire de Lyon ; Christian Duchêne, maire de Saint-Fons (Rhône) ; Pierre Hurmic, maire de Bordeaux ; Pia Imbs, présidente de la Métropole de Strasbourg ; Christian Métairie, maire d’Arcueil (Val-de-Marne) ; Léonore Moncond’huy, maire de Poitiers ; Eric Piolle, maire de Grenoble ; Nadine Reux, maire de Charnècles (Isère) ; Michèle Rubirola, maire de Marseille ; Laetitia Sanchez, maire de Saint-Pierre-du-Vauvray (Eure) ; Anne Vignot, maire de Besançon et présidente du Grand Besançon

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6 juillet 2020 1 06 /07 /juillet /2020 14:34

Les résultats de la première campagne nationale de mesure des pesticides dans l’air relèvent la présence du glyphosate et même de produits interdits. D'après Stéphane Mandard pour Le Monde le 02 juillet 2020. Lire aussi Des dizaines de pesticides dans l’air que nous respirons et Lancement d'une pétition européenne pour interdire les pesticides de synthèse.

32 pesticides cancérogènes identifiés dans l'air

Les pesticides ne se retrouvent pas seulement dans l’eau ou les aliments, ils polluent aussi l’air que l’on respire. Mais s’il existe des limites à ne pas dépasser dans l’eau et l’alimentation, ils ne font pas l’objet d’une surveillance réglementaire dans l’air et donc de normes. Afin de mieux évaluer l’exposition de la population française et définir enfin une stratégie nationale de surveillance des pesticides dans l’atmosphère, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris) et le réseau des Associations agréées de surveillance de la qualité de l’air (MASQUA) fédéré par Atmo France se sont associés pour mener la première Campagne nationale exploratoire des pesticides (CNEP).

Les résultats ont été publiés jeudi 2 juillet. Au total, 75 substances différentes ont été mises en évidence, dont 32 sont jugées « prioritaires » par l’Anses en raison de leurs effets potentiellement cancérogènes ou perturbateurs endocriniens. Parmi les produits les plus fréquemment retrouvés figurent le glyphosate, le folpel (plus connue comme « le fongicide de la vigne ») ou encore le lindane, un insecticide pourtant interdit depuis 1998.

Les prélèvements ont été réalisés entre juin 2018 et juin 2019 sur 50 sites répartis sur l’ensemble du territoire (métropole, départements et régions d’outre-mer) et prenant en compte les différents types de zones d’habitation (50 % de sites urbains-périurbains et 50 % de sites ruraux) et de productions agricoles : grandes cultures (26 %), viticulture (18 %), arboriculture (20 %), maraîchage (10 %), élevage (6 %). La grande majorité des capteurs étaient toutefois placés à plus de 150-200 mètres de la première parcelle, ce qui exclut les riverains des exploitations agricoles, les premiers exposés, de cette photographie. Une autre étude conduite avec Santé publique France, baptisée PestiRiv, vise à évaluer l’exposition des riverains des zones viticoles.

« Evaluer rapidement la situation du lindane »

Environ 100 000 données ont été analysées. A partir de cette base, l’Anses a établi « une première interprétation sanitaire », qui ne se veut pas une évaluation des risques. Cette analyse ne « met pas en évidence, au vu des connaissances actuelles, une problématique sanitaire forte associée à l’exposition de la population générale via l’air extérieur, hors source d’émission de proximité », tient à rassurer d’emblée l’agence. Une assertion qui fait tousser parmi ses partenaires. L’Anses identifie toutefois trente-deux substances prioritaires pour lesquelles « des investigations approfondies sont nécessaires ».

Sur ces trente-deux pesticides, neuf sont interdits. Pour l’Anses, la priorité est d’« évaluer rapidement la situation du lindane ». L’agence considère cet insecticide comme « une des substances les plus dangereuses (avec des effets cancérogènes, et/ou reprotoxiques et/ou perturbateurs endocriniens avérés) ». Malgré son interdiction en agriculture depuis 1998 (et dans les préparations antipoux ou antipuces depuis 2006), le lindane est la substance la plus retrouvée : il a été détecté dans 80 % des échantillons (dont 98 % en métropole).

Pour l’Anses, il s’agit désormais de chercher à identifier les motifs de sa persistance dans l’environnement puis à estimer les expositions cumulées par les différentes voies (respiratoire, alimentaire, cutanée) et milieux d’expositions (air extérieur et air intérieur…). L’agence indique qu’elle poursuivra un « travail analogue » pour les huit autres substances interdites (Epoxiconazole, Fénarimol, Iprodione, Linuron, Pentachlorophénol, Chlorothalonil, Chlorpyriphos-éthyl et Oxadiazon).

 « L’Anses enfonce des portes ouvertes, commente un expert proche du dossier. C’est facile de s’attaquer à des produits déjà interdits mais quid de tous les autres, qui sont encore largement utilisés ? » Une interrogation qui vaut en premier lieu pour le glyphosate. Classé cancérogène probable, le très décrié herbicide de Bayer est la troisième substance la plus retrouvée (56 % des échantillons). Il fait partie des neuf substances « fréquemment quantifiées », c’est-à-dire identifié dans au moins 20 % des échantillons, selon la classification retenue par l’Ineris. Certes, parmi ces neuf pesticides, le glyphosate est celui qui présente les concentrations moyennes annuelles les plus faibles (0,04 ng/m3) quand les autres sont supérieures à 0,12 ng/m3. Mais elles ne sont guère plus faibles que pour le lindane (0,06 ng/m3).

« Accélérer sur une surveillance réglementaire pérenne »

Quid également du folpel ? Utilisé contre le mildiou, « le fongicide de la vigne » est classé cancérogène, mutagène et reprotoxique probable par l’Organisation mondiale de la santé. De toutes les substances mesurées en métropole, le folpel est le pesticide qui présente les niveaux de concentration les plus élevés (1,03 ng/m3 en moyenne annuelle), derrière le prosulfocarbe (2,61 ng/m3), un herbicide.

Et les moyennes annuelles nationales donnent une indication qui peut être trompeuse. Elles cachent des différences locales et des variations saisonnières importantes. Ainsi, la concentration moyenne annuelle en folpel atteint 3 ng/m3, en zone viticole. Des concentrations qui peuvent dépasser les 100 ng/m3 hebdomadaires pendant les périodes de traitement de la vigne entre juin et septembre. On retrouve les mêmes pics avec le prosulfocarbe et les grandes cultures d’octobre à décembre et d’avril à juin.

Il n’empêche, pour l’Anses, « un travail complémentaire d’expertise » est encore nécessaire pour toutes ces autres substances « prioritaires ». « A un moment donné, il faudra quand même accélérer sur une surveillance réglementaire pérenne des pesticides dans l’air avec des valeurs sanitaires de référence, s’impatiente Emmanuelle Drab-Sommesous, directrice déléguée d’Atmo Grand-Est et référente pesticides pour Atmo France. Cela fait vingt ans que l’on fait des mesures. »

Sans attendre, les associations de surveillance de la qualité de l’air recommandent la multiplication des sites de mesure afin de produire une « information locale,
fiable et représentative »,
indispensable dans un contexte parfois tendu ; la mise en place d’une plate-forme nationale d’enregistrement des produits phytopharmaceutiques pour centraliser aussi bien les achats de pesticides que leur utilisation ou encore la prise en compte du suivi des pesticides dans l’air dans les politiques de santé environnementale.

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26 juin 2020 5 26 /06 /juin /2020 16:27

Alors que la Convention Citoyenne pour le Climat a rendu son rapport (passionnant, bientôt disponible en téléchargement), alors que 58 organisations rassemblées sous la bannière du Pacte du pouvoir de vivre ont proposé 15 mesures d’urgence au premier ministre et appellent dans leur tribune à la tenue d’une « conférence de la transformation », le gouvernement vient de rendre son mémoire de défense en réponse à l’Affaire du siècle. Selon lui, l’accusation d’inaction climatique portée à son encontre par quatre grandes ONG ne tient pas la route. D'après Le Monde et Marie-Noëlle Bertrand pour l’Humanité le vendredi 26 juin 2020. Lire aussi De la CGT à Greenpeace, une alliance inédite entre syndicats et mouvements écologistes et Cinquante propositions de la convention citoyenne pour « porter l’espoir d’un nouveau modèle de société ».

Réchauffement climatique : l’État français plaide non coupable

L’État français plaide non coupable, les ONG affûtent leur riposte

Il plaide non coupable : près de seize mois après le début de l’instruction, l’État a répondu aux arguments déposés contre lui dans le cadre de l’Affaire du siècle. Rien, selon lui, ne prouve qu’il a failli à son devoir en matière de lutte contre le réchauffement, avance-t-il dans son mémoire de défense. Un exposé strictement opposé à ce qui lui est reproché, tant par les ONG requérantes que par les quelques millions de Français qui les soutiennent.

Le 17 décembre 2018, Notre Affaire à Tous, la Fondation Nicolas Hulot, Greenpeace France et Oxfam France avaient annoncé leur volonté de porter plainte contre les autorités françaises pour dénoncer leur immobilité en matière de lutte contre le réchauffement, sauf à obtenir d’elles des engagements immédiats et concrets d’actions climatiques.

Elles lançaient, dans la foulée, une pétition. En quelques jours, celle-ci battait un record de signatures, obtenant plus de 2 millions de paraphes. La procédure judiciaire avait officiellement démarré le 14 mars 2019, à l’avant-veille d’une marche mondiale pour le climat très largement suivie en France. En mai, les ONG remettaient au tribunal un mémoire détaillant les motifs de leur plainte.

Les autorités renvoient la responsabilité aux comportements individuels et aux entreprises

L’État n’a pas mis en œuvre les actions suffisantes pour s’aligner sur les engagements qu’il a pris dans le cadre de l’Accord de Paris, avançaient-elles en substance. Ni les politiques de transports, ni les politiques agricoles, ni celles développées en matière d’énergie ou de rénovation thermiques des bâtiments ne permettent à la France de remplir son devoir en termes de réduction des gaz à effet de serre afin de limiter le réchauffement climatique bien en deçà de 2 °C, détaillaient-elles.

Selon la procédure juridique, l’État avait jusqu’au 2 juillet prochain pour répondre. C’est donc chose faite, in extremis. Long de 18 pages, son mémoire de défense nie toutes les accusations en bloc.

«  Le gouvernement demande au juge de rejeter la requête de l’Affaire du Siècle », rapportent les organisations de l’Affaire du siècle dans un communiqué. «  Il temporise sur ses objectifs fixés y compris pour 2020, faisant valoir que la période pour les atteindre n’est pas encore écoulée », énumèrent-elles. «  Il réfute toute responsabilité dans le changement climatique, écrivant, d’une part, que la France n’est qu’un pays parmi d’autres, et, d’autre part, que les Français·e·s, par leurs comportements individuels, les collectivités territoriales et les entreprises aussi en sont responsables. Il liste des mesures politiques récentes, dont il ne démontre pas les effets sur la réduction d’émissions de gaz à effet de serre dans la période applicable au recours (jusqu’à mars 2 019). Certaines ont d’ailleurs été adoptées après le dépôt du recours. » Les organisations s’attachent également à pointer les non-dits. «  L’État omet de mentionner son rôle de régulateur et d’investisseur. Il omet le lien entre changement climatique et atteinte aux droits humains protégés par la CEDH (droit à la vie et droit au respect de la vie privée et familiale) et conteste l’existence d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique. »

Le plan de relance n’exige aucune contrepartie sociale ni environnementale ferme aux entreprises

La réponse, forcement, ne sied pas aux plaignants, dont les avocats produiront, dans les semaines à venir, un nouveau mémoire en réplique aux arguments de l’État. La période choisie par ce dernier pour réfuter l’ensemble des griefs qui lui sont reprochés, n’est pas la meilleure qui soit. Rien n’indique qu’il envisage d’accentuer ses efforts en matière de lutte climatique, s’indignent les organisations : «  Le gouvernement ne semble pas enclin à saisir les opportunités qui se présentent à lui pour rectifier la trajectoire de son inaction, dans un contexte qui appelle pourtant à agir. » Son plan de relance, singulièrement, n’exige aucune contrepartie sociale ni environnementale ferme aux entreprises qu’il a soutenues dans la crise.

En avril, insistent-elles également, le Haut conseil pour le climat, instance indépendante mise en place en 2019 par Emmanuel Macron, avait pourtant insisté, dans un rapport spécial, pour que « l a réponse du Gouvernement à la crise sanitaire du Covid-19 soutienne la transition bas-carbone juste pour renforcer notre résilience aux risques sanitaires et climatiques. »

76 % de la population est favorable à ce que la justice l’y contraigne, soulignent encore les quatre ONG, auxquelles s’ajoutent de nouveaux appuis. La Fondation Abbé Pierre et la Fédération nationale d’agriculture biologique viennent à leur tour de verser leurs arguments au tribunal, en complément de ceux dont disposait déjà l’Affaire du Siècle.

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« Face aux urgences sanitaire, sociale et écologique, la concorde ne se décrète pas, elle se construit »

Tribune parue le 25 juin 2020.

Le 2 mai, les organisations du Pacte du pouvoir de vivre [19 organisations le 5 mars, au moment du lancement, 58 désormais, dont la CFDT, l’UNSA, la Fondation Nicolas Hulot, la Ligue de l’enseignement, la Mutualité française…] ont adressé au premier ministre 15 mesures d’urgence à mettre en œuvre prioritairement en cette période de fin de confinement. Ces propositions visent à apporter des réponses immédiates aux millions de personnes durement touchées par la crise : demandeurs d’emploi, sans-abri, ménages et jeunes précaires en difficulté pour payer leur loyer et leurs charges, se soigner, se nourrir convenablement, personnes handicapées ou âgées, migrants et réfugiés, décrocheurs scolaires… Elles visent aussi à remettre, sans attendre, les enjeux essentiels sur le haut de la pile : l’accès aux soins, le développement des modes de transport vertueux, les conditionnalités écologique et sociale des aides aux grandes entreprises, le soutien et la valorisation des métiers du soin et de l’accompagnement…

Le Pacte fera tout son possible pour que ces propositions justes et indispensables soient effectivement mises en œuvre. Mais parallèlement, il nous faut sans attendre amorcer un véritable changement de mode de gouvernance. C’est l’objet de notre 15e proposition, qui appelle à la tenue d’une « conférence de la transformation écologique et sociale ».

Depuis le début de la crise sanitaire, les 58 organisations du Pacte du pouvoir de vivre – associations, syndicats, fondations, mutuelles – se sont fortement mobilisées pour apporter un maximum de réponses concrètes aux difficultés rencontrées par nos concitoyens. A cette occasion, elles ont été les témoins, souvent en première ligne, de ce que nous savions déjà depuis fort longtemps : le creusement des inégalités – à l’intérieur de nos pays « riches », mais aussi à l’échelle de la planète –, les situations d’exclusion insupportables, ou encore un modèle de développement devenu un non-sens pour notre société.

Mais cette crise a également mis en évidence les profondes et inquiétantes défaillances de la communauté nationale et de la puissance publique à écouter, prendre en compte, anticiper les souffrances sociales comme les désastres écologiques qui nous menacent. Cette réalité décuple notre inquiétude face à des décisions qui ne prendraient pas en compte simultanément les urgences sociale, climatique et démocratique.

Nouvelle gouvernance

Le temps est donc venu de poser la première pierre d’une nouvelle approche des politiques publiques et d’une nouvelle gouvernance. Notre démocratie n’a en effet jamais eu autant besoin de se reposer sur l’expertise collective et l’engagement de l’ensemble des composantes de la société qui la font vivre au quotidien.

La conférence que nous appelons de nos vœux doit être la première illustration concrète d’un changement de méthode permettant de reconstruire notre société sur des bases écologiquement résilientes et socialement justes. Elle devra ainsi rassembler la société civile organisée, c’est-à-dire les associations, syndicats, mutuelles qui composent le Pacte du pouvoir de vivre et au-delà, mais aussi les organisations patronales, les élus locaux, les parlementaires… Les règles du jeu devront être claires et énoncées à l’avance, car la concorde ne se décrète pas, elle se construit. Elle devra se dérouler dans un format court, avec des objectifs circonscrits, et notamment celui d’aboutir à une loi de transformation écologique et de justice sociale qui impulserait le véritable changement structurel qui s’impose sur le plan de la justice sociale comme sur celui de nos responsabilités écologiques.

Les propositions qui sortiront devront ainsi permettre de réduire nos émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % en 2030 par rapport à 1990. La conférence devra également prendre appui sur les résultats et les premières propositions issus du travail approfondi mené par la convention citoyenne sur le climat, ainsi que sur l’expertise du Haut Conseil pour le climat, afin de s’assurer que les décisions prises soient compatibles avec nos engagements climatiques. Elles devront s’incarner dans des arbitrages budgétaires et fiscaux qui seront opérés dans les semaines et les mois à venir : plan de relance, et notamment déclinaison des 39 milliards d’euros issus du fonds de relance européen, projet de loi de finances… Enfin, elles devront faire l’objet de traductions budgétaires concrètes pour répondre simultanément et avec ambition aux urgences sanitaires et sociales du moment, ainsi qu’aux enjeux écologiques à moyen et long terme.

Changement d’échelle

Les compromis, permettant de construire collectivement les politiques publiques de demain, devront conduire à la mise en place de dispositifs publics qui tiennent compte de la diversité des territoires et des responsabilités des parties prenantes publiques ou privées de la conférence. Celle-ci devra autant que nécessaire aboutir à une évolution des normes, pour permettre à notre pays de changer d’échelle sur les questions environnementales et respecter nos objectifs nationaux et internationaux.

Cette proposition, qui a suscité l’intérêt de députés issus de diverses sensibilités politiques, n’a fait l’objet que d’une réponse polie de la part du premier ministre. Nous regrettons vivement et ne comprenons pas cette posture. Nous pensons que ce serait une erreur majeure de ne pas s’engager rapidement dans une telle initiative. Nous pensons qu’il est grand temps de changer de regard, de repenser la place des acteurs sociaux et intermédiaires dans la définition des politiques publiques afin de garantir leur justesse et la vivacité de notre démocratie. Les organisations du Pacte du pouvoir de vivre représentent des millions de militants, bénévoles, salariés et citoyens qui sont prêts – à condition que les prérequis soient réunis – à s’engager activement dans une telle démarche.

A ce jour, aucune réponse n’a été apportée pour relever ce défi démocratique, qui représenterait un véritable progrès politique. C’est pourquoi nous réitérons aujourd’hui notre proposition de mise en place rapide d’une « conférence de la transformation écologique et sociale ». C’est une nécessité absolue si nous voulons pouvoir collectivement décider de notre avenir et nous donner un nouvel horizon commun après la crise.

Pour les organisations du Pacte du pouvoir de vivre :
Thierry Beaudet, président de la Mutualité française ; Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT ; Cyril Chabanier, président de la CFTC ; Patrick Doutreligne, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) ; Véronique Fayet, présidente du Secours catholique ; Orlane François, présidente de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE) ; Louis Gallois, président de la Fédération des acteurs de la solidarité ; Isabelle Giordano, présidente de Cinéma pour tous et vice-présidente de L’Ascenseur ; Laurent Grandguillaume, président de Territoires zéro chômeur de longue durée ; Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde ; Nicolas Hulot, président d’honneur de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme ; Philippe Jahshan, président du Mouvement associatif ; Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre ; Alain Rochon, président de l’APF France Handicap ; Jérôme Saddier, président d’ESS France ; Arnaud Schwartz, président de France Nature Environnement. La liste complète des signataires est accessible ici.

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21 juin 2020 7 21 /06 /juin /2020 09:04

À mesure que l’espace urbain évolue, les jungles urbaines d’aujourd’hui sont de plus en plus entrecroisées avec la végétation. Pourtant, “verdir” la ville ne suffit plus pour réparer les déséquilibres flagrants de la relation entre les Hommes et le monde naturel. Joëlle Zask explore la manière selon laquelle l’agriculture urbaine offre une forme de citoyenneté fondée sur l’autogouvernement. L’agriculture urbaine restaure par la même occasion une relation à la terre vouée à la régénération perpétuelle plutôt qu’à l’exploitation mutuelle et destructrice. Publié le 24 octobre 2019 sur le Green European Journal. Lire aussi Jouir des biens communs sans posséderFace aux méga-feux, la forêt, un commun à préserver et Réorienter notre économie vers des alimentations moins risquées pour la santé.

Sous les pavés, le potager

L’inscription « sous les pavés le potager » est apparue très ponctuellement Place de la République à Paris, durant les Nuits debouts en avril 2016, sur les dalles qui avaient été ôtées par un manifestant pour créer un jardinet et qui ont été sur le champ repositionnées par les services municipaux. Cette expression, bien que reprise depuis, n’a pas eu la postérité de cette autre qu’elle imite : « Sous les pavés la plage ». Il s’agissait alors, en mai 1968, d’un slogan inventé par un ouvrier qui s’était répandu quand les manifestants avaient constaté que les pavés qu’ils extrayaient pour faire des projectiles et des barricades étaient posés sur le sable. Il avait été précédé d’un autre slogan : « Il y a de l’herbe sous les pavés ». Mais ce dernier n’avait pas été adopté, d’une part parce que le mot « herbe » évoquait une drogue bien connue mais mal vue et, surtout, parce que, contrairement au sable qui est un matériau de construction, l’herbe résonnait comme une bizarrerie peu crédible et un peu surréaliste dans le contexte de la ville.

Une ville plus verte pour des citoyens plus écologiques ?

« Sous les pavés le potager » est désormais beaucoup plus dans l’ère du temps. Les jardins ont acquis un droit de cité qu’ils n’avaient pas en 68. Potagers, plantations en tout genre, herbes folles, se développent le long des rues, dans les parcs et les cours, au pied des arbres, sur les toits, aux abords des villes, etc. En revanche, il ne semble pas que la transformation de la ville se soit accompagnée d’une transformation corrélative des conceptions de la citoyenneté. S’il y a de plus en plus de vert dans notre environnement urbain, il n’y en a quasiment pas dans la personne du citoyen, étymologiquement l’habitant de la cité, confondue avec la ville. Or « verdir » la citoyenneté n’est pas accessoire ; c’est d’une part une condition de l’émergence d’un écosystème complet qui oppose une alternative au système urbain minéral, colonisant l’extérieur dont il dépend matériellement. D’autre part, c’est aussi un geste nécessaire afin de favoriser l’action pour le climat et contre les activités qui déséquilibrent les rapports entre les êtres humains et la nature.

« Sous les pavés le potager » n’est certainement pas un fait. La valeur du slogan est programmatique. Il offre l’occasion d’avancer l’hypothèse suivant laquelle les rapports sociaux dans lesquels intervient une considération pour la nature et les êtres naturels sont d’une qualité supérieure à l’idéal que représente la classique assemblée du peuple siégeant dans l’espace évidé d’une agora quelconque, et faisant un « usage public de sa raison » (1). Ainsi défini, le citoyen est l’élément central d’une conception logocentrique et désincarnée des pratiques politiques. Je voudrais lui opposer  un citoyen-environnementaliste dont les relations avec autrui sont à la fois situées et productrices, ou protectrices, d’un monde commun concret, incluant un territoire, un habitat, un paysage, une économie, une ressource : la nourriture.

Le bien être à la ville

« Le potager sous les pavés » exprime le lien nécessaire entre la ville et la nature, à tous les sens du terme. Dans la tradition antique, avec laquelle nous aurions avantage à renouer, la culture de la terre, la jouissance esthétique, et la production de la subsistance n’étaient pas séparées. La cité, au sens qu’Aristote donnait à ce terme, par Aristote, était en effet (malgré les limites connues que constitue l’omniprésence économique et sociale de l’esclavage) une communauté qualifiée d’heureuse parce qu’autarcique ou, plutôt indépendante. La liberté du citoyen et l’égalité auraient été lettre morte si la cité, c’est-à-dire la communauté de ses habitants, n’avait pas été à même de se relier à la nature pour en tirer des enseignements partageables et produire la subsistance nécessaire (2). Demeter était déesse de l’agriculture et des civilisations, y compris dans leur raffinement ultime, indissociablement.

Et de fait, la cité grecque, y compris l’agora, ne formait pas l’univers minéral que nous imaginons classiquement. L’agora, ou la place du marché, était ouverte à tous, ombragée par de vastes platanes (platanes et places viennent de la même racine) reliés naturellement à l’eau, en relation avec la nature environnante (3). On peut même dire que la cité conçue comme une communauté libre et indépendante avait des caractéristiques parfaitement contraires à celles qui ont été ensuite conférées à la Cité idéale, par exemple à celle que représente le célèbre panneau d’Urbino (4). Depuis la Renaissance, de Thomas More à Claude Nicolas Ledoux, de Charles Fourier à Jean-Baptiste André Godin, d’Henri Ford et sa Fordlandia en plein cœur de l’Amazonie à Lecorbusier, etc., ces cités idéales sont devenues des villes planifiées et aménagées conformément à des principes censés exprimer les besoins humains fondamentaux sans jamais que les habitants soient consultés, associés et responsabilisés quant aux conditions de leur propre habitation. Elles évoquent ces villes idéales construites dans les airs dont se moquait déjà Aristophane dans Les Oiseaux.

L’exclusion de la nature hors de la ville intégralement minérale conduit à fossiliser la citoyenneté. Le « droit à la ville » n’en fait pas partie. La ville privée de cité peut bien être fonctionnelle, utile, spécialisée, dédiée, elle n’en est pas pour autant propice au « bien vivre ».

La politique du jardin partagé

« Sous les pavés le potager » indique également, de manière métaphorique, que ce dont la ville est faite, ses matériaux de base, ne sont pas seulement le sable qui sert à faire du mortier et du béton mais un terrain partagé en lots de terre dans lesquels poussent des légumes et des fruits. Au citoyen défini par sa raison critique et sa position hors sol se substitue alors une configuration dans laquelle produire la nourriture est intégré dans la vie ordinaire. Comme l’affirment jusqu’à aujourd’hui les paysans traditionnels et les urbains qui cultivaient un jardin, l’accès à un lopin de terre, loin d’être contraire à la condition humaine, en est un aspect fondamental. C’est cet accès, appelé aussi « droit de cultiver » qui est la garantie la plus ferme de l’égalité et de la liberté comprise comme indépendance.

De la Guerre des paysans en Allemagne entre 1524 à 1526 (également appelée « Soulèvement de l’homme ordinaire » ou de « l’homme commun ») aux mouvements politiques actuels des paysans sans terre, se décline et s’illustre de la part des personnes engagées l’importance de l’union entre les activités discursives et les activités productives.  A défaut d’une telle union, il est inévitable que se développent l’esclavage, le travail mercenaire, l’exploitation, la dépendance, mais aussi les monocultures toujours plus rentables, les cadences infernales, les intrants en tout genre, la dégradation des sols, etc. Avec la revendication d’un accès à la terre, y compris au sens écologique que confère à cette expression le « verdissement » des villes, l’union sociale cesse d’être idéalement formées de citoyens de nulle part, égaux car sans différence, neutres et objectifs. Elle concerne désormais des citoyens qui font des choses ensemble et considèrent que produire leur moyen d’existence est nécessaire à une vie sociale démocratiquement organisée.

Avec le jardin partagé, qui est d’ailleurs dans les faits un endroit où se rassemblent des gens aimant causer et socialiser, on passe du concept essentialisé, voire sacralisé, « Le politique », à la notion ouverte et dynamique qui a pour nom « la politique ». Au lieu d’être confinée et séparée du reste du monde, comme l’est la ville traditionnelle située derrière sa muraille, la politique peut sans risque de perversion être associée à chaque activité dans laquelle se joue une forme ou une autre d’autogouvernement.

Sous les pavés, le potager

Le potager sous les pavés : une école de l’autogouvernement

Or « le potager sous les pavés » est une école de l’autogouvernement. Jardiner signifie en effet conduire mon expérience de manière à l’adapter au terrain et, en même temps, à mes besoins. La connaissance du lopin suppose celle de la nature environnante, de la géographie, de la météo, du régime hydrique, de l’histoire. Comme le pensait Geddes, la bonne ville et la vie authentiquement humaine suppose une observation qui va du point de vue panoramique au détail infime (5). C’est ainsi qu’apparaît cet ancêtre de la notion d’écosystème, le « génie du lieu ».

Il est fréquent que les paysans rappellent que la nature est leur maître. Ils ne peuvent faire ce que bon leur semble. Comme l’écrivait Turner au sujet de la « wilderness » américaine, l’environnement n’est pas quelque chose avec quoi on puisse signer un contrat (6). Mais le paysan, celui que dépeint avec admiration Emerson par exemple, s’il sert la terre, ne lui obéit pas (7). Au contraire, il dialogue avec elle et transforme le paysage, œuvrant pour les générations futures.

Or au sens pragmatiste, l’expérience est constitutive de l’individualité. Elle est en effet véritable si le sujet de l’expérience apprend des changements qu’il provoque dans la situation qu’il est celle de son action. Cela implique qu’il transforme activement cette situation et observe les effets dont il est l’origine, puis se situe par rapport à eux, pour les rejeter, les valider ou les transformer en moyen pour une expérience ultérieure. La grammaire de la culture de la terre est celle de l’expérience. Le paysan, à la fois cultivateur qui produit la subsistance et jardinier qui entretient la nature, pratique une forme d’autogouvernement extrapolable à bien d’autres occasions.

Une solution terre à terre

« Sous les pavés le potager » dénote finalement une dimension de soin, de gardiennage, de culture. En ce qui concerne la forêt et la nature, on sait avec de plus en plus de lucidité que les paysages sont en partie façonnés par des êtres humains qui, depuis des temps immémoriaux, les organisent et les administrent de manière à les préserver. Ainsi que les aborigènes d’Australie qui ont pour philosophie le country cleaning, ils se savent partie prenante de la nature et gardien de sa régénération perpétuelle. Comme en ce qui concerne Adam à Éden, cultiver le jardin et le garder se révèlent deux aspects d’une même activité.

Or, comme nous l’avions signalé, les sociétés organisées de manière à assurer diligemment le couplage entre cultiver et préserver la nature en veillant à sa régénération perpétuelle présentent des qualités spirituelles et matérielles spécifiques. Par contraste avec celles qui exploitent la nature afin de la dominer et l’éloignent au profit d’une prétendue spiritualité supérieure, elles revêtent des qualités indispensables au développement de l’individualité de tous aussi bien qu’au maintien des communs. Comme l’avait pressenti Thomas Jefferson, grand partisan d’une démocratie agraire et ennemi du latifundisme, des planteurs de coton et de tabac, et aussi du physiocratisme qui était déjà pleinement extractiviste, l’exploitation de la nature et celle des êtres humains sont les deux facettes d’une même réalité.

Ainsi, verdir la citoyenneté en y intégrant le souci du country cleaning, la création et le soin des espaces communs, le gardiennage de l’environnement partagé, de manière à préserver les conditions et les occasions de l’expérience de tous et, ainsi, distribuer les opportunités d’individuation, de contributions, d’exploration, qui font le sens de la vie, à tous les membres de la communauté, se révèle une solution « écosystémique » qui, loin d’être utopique, est à la portée de chacun. En témoignent clairement un bon nombre  d’actions relevant du mouvement Occupy ou Reclaim the street, l’installation de noyaux villageois au centre des places urbaines occupées ou la création par les habitants de jardins partagés, d’un mobilier urbain convivial ou d’un plan de rénovation urbaine à l’échelle d’un quartier. En définitive, ce que nous apprend l’inscription « sous les pavés le potager », c’est que l’autogouvernement, à l’inverse d’un rêve inaccessible ou une utopie lointaine, est précisément sous nos pieds. A nous de le mettre sous notre nez. 

1.  Cette expression est présente chez Kant dans Réponse à la question : qu’est ce que l’Aufklärung ? (Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung?, 1784. Elle est reprise par Habermas dansJürgen Habermas, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962), Payot, Paris, 1997. L’  « usage public de la raison » est le propre de la « sphère publique bourgeoise » qui s’instaure face au gouvernement pour le surveiller et le critiquer. Elle est constituée d’un public raisonnant et « éclairé ». 

2. Aristote, La Politique, Livre III, Traduction de P. Pellegrin,  GF, 1993. 

3.  Sur ce point et la question du jardin partagé, je me permets de référer à mon ouvrage La démocratie aux champs, Paris, La Découverte, (Coll. « Les Empêcheurs de penser en rond »), 2016. Et concernant la conception géométrique et minérale de la place publique, voir J. Zask Quand la place devient publique, Lormont, Le Bord de l’Eau Éditions, (Coll. « Les Voies du politique »), 2018.

4.  Le panneau de bois de La Città ideale dit Panneau d’Urbino (239,5 x 67,5 cm), se trouve à la Galerie nationale des Marches et fut réalisé entre 1480-1510. Il fait partie d’un ensemble de trois dont les deux autres, qui datent de la même période, sont La Veduta di città ideale dite « de Baltimore » et La Veduta di città ideale dite « de Berlin ».

5.  de Biase, Alessia, Albert Levy, et María A. Castrillo Romón. « Éditorial. Patrick Geddes en héritage », Espaces et sociétés, vol. 167, no. 4, 2016, pp. 7-25. Ce numéro est entièrement consacré à Sir Patrick Geddes. 

6.  Frederick Jackson Turner, “The Significance of the Frontier in American History “, 1893,  A paper read at the meeting of the American Historical Association in Chicago, 12 July 1893, during the World Columbian Exposition. 

 7. Ralph Waldo Emerson, The Works of Ralph Waldo Emerson, in 12 vols. Fireside Edition, Boston and New York, 1909, Vol. 7, Chap. 4, « Farming » [En ligne]http://oll.libertyfund.org/title/86/104482

8.  Marcia Langton, “Burning questions: emerging environmental issues for indigenous peoples in northern Australia, Darwin, Northern Territory University, Centre for Indigenous Natural and Cultural Resource Man- agement”, 1998

9.  Sur les diverses branches de l’agrarisme américain et la position de Jefferson, voir Thomas P. Govan, « Agrarian and Agrarianism: A Study in the Use and Abuse of Words », The Journal of Southern History, Vol. 30, No. 1, 1964. Il en est largement question dans La Démocratie aux champs, op. cit.

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