Soixante-dix ans après l’introduction dans l’industrie des composés fluoroalkyliques, dits PFAS, dénoncée par Dark waters de Todd Haynes, l’exposition de la population européenne excède largement le seuil fixé par l’agence de sécurité des aliments. D’après l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et Stéphane Foucart pour Le Monde le 24 septembre 2020. Lire aussi Tous les Français et surtout les enfants sont imprégnés par les perturbateurs endocriniens « du quotidien », Les pesticides perturbateurs endocriniens présents dans les eaux de surface en France, Des pesticides et des perturbateurs endocriniens dans notre alimentation et Le rapport-choc de l’IGAS sur les perturbateurs endocriniens interrogent l’inaction des pouvoirs publics.
Utilisés depuis plus les années 1950, notamment pour la fabrication du téflon (le célèbre revêtement de poêles anti-adhésif) par le géant de la chimie DuPont, les PFAS sont demeurés sous le radar des pouvoirs publics jusque dans les années 1990. C’est l’action en justice d’un groupe de riverains américains, contaminés par les effluents d’une usine du groupe de chimie DuPont, qui a mis en lumière, dès 1998, l’ampleur du scandale – une histoire fidèlement racontée dans le dernier film de Todd Haynes, Dark Waters. En particulier, le travail de l’avocat à l’origine de l’affaire, Robert Bilott, a montré que DuPont connaissait depuis des décennies les risques sanitaires présentés par les PFAS mais a continué à produire ces substances, tout en dissimulant leurs dangers.
Bien que parfaitement inconnus du grand public, les composés fluoroalkyliques (dits PFAS, pour « substances per- et polyfluoroalkyliques ») posent des risques sanitaires pour de larges franges de la population européenne. C’est le sens de l’expertise rendue vendredi 18 septembre par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’agence chargée d’évaluer les substances entrant dans la chaîne alimentaire. A la lumière des données les plus récentes, l’EFSA a réévalué le seuil d’exposition acceptable aux quatre PFAS les plus courants (PFOA, PFOS, PFNA et PFHxS) et fixe cette limite d’exposition à 0,63 milliardième de gramme par kilo de poids corporel et par jour (ng/kg/j).
Extrêmement bas, ce seuil tolérable atteste de la capacité de ces perturbateurs endocriniens suspectés à produire des effets délétères à des niveaux d’exposition très faibles. Selon l’agence basée à Parme (Italie), l’exposition moyenne d’une large part de la population européenne à ces substances – en particulier les enfants – excède souvent largement, voire très largement, ce seuil de référence. Une situation jugée « inquiétante » par l’agence, pourtant peu suspecte d’alarmisme. Par rapport à l’évaluation qu’elle avait conduite en 2008, l’EFSA a dû diviser le seuil d’exposition tolérable aux PFAS par plus de 2500, pour tenir compte de nouvelles études, toujours plus préoccupantes.
Les PFAS sont un groupe de substances de synthèse parées de propriétés physico-chimiques particulières (imperméabilisation, isolation électrique, etc.). Elles sont utilisées depuis des décennies par une variété de secteurs industriels : revêtements antiadhérents d’ustensiles de cuisine, matériaux d’emballage des aliments, textiles, automobile, électronique, mousses anti-incendie, etc. Par le biais de rejets industriels, du ruissellement de décharges, de la pollution des sols et des nappes phréatiques, ces substances ont progressivement imprégné l’environnement. Elles se stockent et persistent dans la chaîne alimentaire, achevant leur destin dans l’assiette des consommateurs – et in fine dans leurs organismes. Où, de surcroît, elles s’accumulent en raison de leur forte persistance. Toute la population occidentale est, à divers degrés, concernée.
« Les enfants sont le groupe de population le plus exposé »
Selon l’EFSA, les principales sources d’exposition à ces produits sont « l’eau potable, le poisson, les fruits, les œufs ou les produits à base d’œuf ». Les aliments les plus fortement contaminés sont la viande de gibier et certains produits de la mer. Selon les experts commis par l’agence européenne, « les enfants sont le groupe de population le plus exposé, et l’exposition pendant la grossesse et l’allaitement est le principal contributeur à l’apport en PFAS chez les nourrissons ».
L’EFSA a évalué l’exposition moyenne de la population européenne à ces substances à partir des mesures de la contamination d’un grand échantillon d’aliments commercialisés dans l’Union européenne. Selon les méthodes d’évaluation, les experts ont considéré une fourchette basse et une fourchette haute. Dans tous les cas, le seuil d’exposition tolérable est largement excédé pour les enfants et les nourrissons : de 0,85 à 6,5 ng/kg/j pour la fourchette basse, et de 38,6 à 112,1 ng/kg/j, pour la fourchette haute. Dans l’hypothèse la plus optimiste, les enfants peuvent donc être exposés à ces quatre PFAS jusqu’à 10 fois le seuil tolérable d’exposition et dans le pire des cas, jusqu’à près de 180 fois ce seuil.
Pour les adolescents, adultes et personnes âgées, les niveaux d’exposition sont environ deux fois inférieurs mais soulèvent néanmoins aussi une « inquiétude sanitaire », selon l’EFSA. D’autant que ces estimations sont limitées aux aliments bruts et ne tiennent pas compte d’autres sources d’exposition – matériaux au contact des aliments, contamination de l’air intérieur, etc.
Les effets sanitaires des PFAS sont très divers. Celui détecté aux plus faibles niveaux d’exposition est un effet immunitaire (une réponse vaccinale atténuée) chez les enfants exposés. Plusieurs études épidémiologiques publiées ces dernières années et rassemblées par l’agence européenne indiquent une association entre l’exposition aux PFAS et l’élévation du taux de cholestérol, le diabète et l’obésité, des troubles hépatiques, un faible poids à la naissance pour les bébés exposés in utero, ou encore une réduction des hormones thyroïdiennes.
Ce dernier effet pourrait d’ailleurs augurer d’un impact sur le neurodéveloppement des enfants ayant été exposés in utero ou dans la période périnatale, et l’EFSA recommande la poursuite des travaux sur ce sujet. D’autres dégâts possibles, comme l’altération du développement de la glande mammaire, ont été relevés sur des animaux de laboratoires. Tous les modes d’action de ces produits – les mécanismes biologiques par lesquels ils génèrent la variété de ces dégâts – ne sont pas encore élucidés.
Selon les données présentées par l’EFSA, l’exposition à deux PFAS – le PFOA et le PFOS – est en baisse depuis le tournant du siècle. Mais d’autres perfluorés sont, au contraire, de plus en plus présents, tandis que pour la majeure part d’entre eux, aucune tendance claire, ni à la hausse, ni à la baisse, ne peut être identifiée.
« Plus de 4 000 produits dans cette famille »
« Il est très important que nous puissions poursuivre nos travaux sur l’alimentation des Français, en particulier pour mieux caractériser leurs expositions à ces produits : les dernières études que nous avons conduites sur le sujet reposent sur des données qui ont plus de dix ans, explique Matthieu Schuler, directeur de l’évaluation des risques de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Les niveaux d’exposition tolérable établis par l’EFSA, très bas, doivent nous conduire à trouver les moyens de limiter les expositions, en particulier chez les enfants. »
Quant aux restrictions d’usage de ces produits, c’est un casse-tête réglementaire. « Il existe plus de 4 000 produits dans cette famille et les plus problématiques sont déjà soumis à des restrictions dans le cadre de la directive européenne sur les produits chimiques, explique M. Schuler. D’autres sont inscrits dans la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants » – du nom de ce traité international qui bannit les substances dangereuses capables de s’accumuler dans l’environnement et la chaîne alimentaire, comme le DDT, le chlordécone, les polychlorobiphényles (PCB), etc. « Plusieurs agences sanitaires européennes travaillent à trouver un cadre réglementaire susceptible d’encadrer ces produits en procédant par groupe de substances en particulier compte tenu de leur persistance dans l’environnement », ajoute M. Schuler.
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