Pour le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, la brèche ouverte par le coronavirus, après des siècles d’accélération de nos vies et des décennies de sentiment d’impuissance politique, peut laisser espérer une véritable bifurcation. Entretien publié le 25 août 2020 par Mediapart. Lire aussi « Nous ne vivons pas l’utopie de la décélération » et Résonance - une sociologie de la relation au monde.
Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa enseigne à l’université Friedrich Schiller de Iéna. Il s’est fait connaître avec son ouvrage intitulé Accélération. Une critique sociale du temps, initialement publié en 2004 et traduit en français en 2010 par les éditions La Découverte. Depuis, il réfléchit aux façons de se déprendre des aliénations contemporaines, ce qui a donné lieu, en 2018, à un imposant ouvrage intitulé Résonance : une sociologie de la relation au monde, et, au début de cette année, à un livre intitulé Rendre le monde indisponible. Pour Mediapart, il revient sur le moment de décélération lié au coronavirus et la question de savoir si cela peut produire une véritable bifurcation politique.
Comment le penseur de l’accélération que vous êtes a-t-il vécu ce moment de décélération mondiale ?
En général, je voyage souvent et je devais me rendre à Los Angeles au début du mois de mars mais je suis finalement resté cinq mois dans mon village de la Forêt-Noire. Une expérience inédite qui a modifié ma perception de l’espace comme du temps. J’avais ainsi l’impression de voir à l’œuvre ce que j’analyse dans mon dernier livre : comment on a voulu rendre le monde disponible partout et tout le temps, et comment il peut soudain devenir indisponible.
Je me suis donc dit que c’était l’occasion d’entrer en résonance avec mon environnement et mon corps, mais je suis conscient que celles et ceux qui avaient des emplois stables et des logements spacieux ont pu apprécier le moment, au contraire des autres. Je sais aussi que le confinement a, pour beaucoup, signifié davantage de stress et d’accélération que d’habitude, que ce soit les personnels soignants ou les ouvriers de la logistique, mais aussi les parents de jeunes enfants.
Mais ce moment a sans doute permis à ceux qui en avaient les moyens de chercher ce que j’appelle leur « axe de résonance » en lisant les livres qu’ils voulaient lire, en écoutant les musiques qui les touchent, en se remettant à jouer du piano. Le journal Die Zeit fait régulièrement des sondages sur l’état d’esprit de ses lecteurs et, depuis trois ans, c’est toujours la même proportion. Deux tiers jugent que ça va très bien, bien ou à peu près bien. Un tiers répond le contraire. La seule exception avait été l’entrée du parti d’extrême droite AfD au Parlement, où l’humeur des lecteurs du Zeit avait connu une chute subite. Et là, pour la première fois depuis que ce baromètre existe, le taux de lecteurs contents a augmenté, pour atteindre presque les trois quarts. Le journal a alors demandé à ses lecteurs pourquoi ils se sentaient plus heureux et la réponse a été unanime : le sentiment d’avoir enfin du temps.
Cependant, ce sentiment s’est rapidement dissipé. D’abord parce que nombre d’entre nous se sont sentis obligés de devenir d’autant plus actifs numériquement qu’ils étaient entravés physiquement, selon un processus déjà bien décrit par le chercheur Paul Virilio dans L’Inertie polaire.
Ensuite, parce que le confinement a aussi souvent été un temps de désillusion. On s’est tous imaginé un jour ce qu’on pourrait faire quand on aurait enfin le temps : je lirais À la recherche du temps perdu, je reprendrais le piano, je me mettrais à faire du jardinage, j’apprendrais à regarder les étoiles... Pourtant, lorsque j’ai enfin eu du temps, j’ai essayé de me mettre au piano, et je me suis ennuyé. Et je suis loin d’avoir fait tout ce que je m’imaginais. Il n’est pas aisé d’entrer en résonance avec soi et le monde, même quand on dispose de davantage de temps.
Pourquoi alors aller jusqu’à décrire ce moment comme un " miracle sociologique " ?
C’est une forme de réponse à un sociologue allemand très influent, Armin Nassehi, qui avait déclaré au journal Der Spiegel que quelque chose arrivait dont on avait toujours dit qu’il était impossible que cela arrive. Tout un pan de la sociologie, dont Nassehi fait partie, considérait en effet que les institutions et le politique n’avaient pas les moyens de véritablement agir sur la société, et ne pouvaient transformer notre rapport au monde et, notamment, freiner les roues de l’accélération. Or ce qui a arrêté la marche du monde, ce n’est pas une catastrophe naturelle, ce n’est pas le virus lui-même, c’est une décision politique.
Le miracle dont je parle a été le fait de voir qu’en quelques jours le monde pouvait changer en profondeur pour des raisons politiques et du fait de décisions collectives, alors qu’on baignait depuis des décennies dans l’idée que l’on était impuissant. Trump a pu, par exemple, exiger que General Motors cesse de produire des voitures pour fabriquer des respirateurs artificiels, alors que cela fait longtemps que la planète a davantage besoin de plus de respirateurs que de véhicules motorisés.
Pourquoi une telle réaction a-t-elle été possible cette fois-ci ?
Dans la plupart des cas, comme avec l’éruption du volcan islandais en 2010 lors de laquelle le trafic aérien a aussi été perturbé, ou avec la crise financière de 2008, le premier réflexe a été de vouloir remettre les choses en route le plus vite possible. Le pouvoir politique a tout fait pour que les roues continuent à fonctionner, y compris en sauvant les banques responsables de la débâcle. Si, cette fois, la réaction a été différente, c’est sans doute en raison de la panique de se trouver en face de quelque chose totalement hors de contrôle, un monstre qu’on ne pouvait réguler ni politiquement ni juridiquement, qu’on ne pouvait pas voir, sentir, cerner. Pour notre modernité fondée sur le projet de tout contrôler, c’est effrayant. Et cela a créé un choc tel qu’on était prêt s'il le fallait à arrêter la machine pour tenter de maîtriser le virus.
L’Allemagne a été prise, en particulier depuis la France, comme un modèle de gestion de la crise du coronavirus. Comment l’expliquez-vous ?
Si on regarde les statistiques, c’est vrai que l’Allemagne fait figure de modèle. En France, où le confinement a été beaucoup plus strict, la mortalité a été plus forte. C’est difficile à expliquer. Cela tient sûrement au fait que notre système de santé a été, davantage que d’autres, préservé des politiques de privatisation et d’austérité. Cela tient aussi à ce que nous n’avons pas eu l’impression d’obéir à des injonctions politiques, mais de réagir nous-mêmes à une crise inédite à travers nos institutions et nos représentants. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de penser qu’il y a, comme en astronomie, peut-être une forme de « matière noire » qui explique en partie pourquoi les pays ont été touchés de manière très différente par le virus.
La décélération est-elle une condition nécessaire de la « vie bonne » que vous explorez dans vos deux derniers ouvrages, Résonance et Rendre le monde indisponible ? Et, si oui, comment cette décélération est-elle concrètement possible sans coronavirus ?
Je ne dirais pas ça. S’il est évident qu’une vie bonne suppose de rompre avec le « toujours plus vite », cela ne signifie pas qu’aller toujours plus lentement est le meilleur chemin vers une vie meilleure. Le burn out et le bore out sont deux figures symétriques de l’aliénation contemporaine. Il n’y a pas, pour autant, de vitesse optimale à trouver. Je pense qu’on peut être en harmonie avec des éléments qui vont plus vite aujourd’hui que dans le passé.
Mais la pression du temps est bien le premier ennemi de la résonance, un terme que j’oppose à l’aliénation contemporaine, liée notamment à l’accélération. Si je sais que j’ai un avion qui décolle dans quelques heures, avant de devoir en attraper un autre le lendemain, je n’ai aucune chance de pouvoir entrer en résonance avec qui que ce soit ou quoi que ce soit. La résonance avec notre environnement, on ne peut pas savoir quand cela commence, combien de temps cela dure, quand cela se finit, où cela nous nous amène.
Le virus a donc ouvert des espoirs en nous montrant que nous disposons des outils politiques pour agir et en nous obligeant à faire l’expérience que nous n’avons peut-être pas besoin de voyager autant, de multiplier les activités, les rendez-vous, les contacts… Mais cela ne signifie pas que le ralentissement est la voie univoque pour mener une meilleure vie.
La brèche ouverte par le virus et la réaction politique qu’il a suscitée vous semble-t-elle déjà refermée ?
Je ne saurais prévoir les effets de long terme de cet événement, mais on peut d’ores et déjà percevoir et mesurer le changement significatif de notre expérience et de notre rapport au monde. Pour la première fois depuis des siècles, le nombre de nos mouvements dans l’espace, que ce soit en avion, en voiture ou en bateau, s’est ralenti. Même pendant d’autres moments de grande perturbation, comme les guerres, cela ne s’était pas produit.
Or je pense qu’il est impossible de changer les choses en profondeur lorsqu’on est pris dans un fonctionnement routinier. On l’a bien vu avec le changement climatique. Lorsque les habitudes volent en éclats, il est davantage possible d’imaginer de véritables transformations. Nous sommes donc devant une occasion rare de décélérer, d’emprunter un autre chemin, devant une possibilité de bifurcation. J’ai envie de croire à cette opportunité, même si je demeure pessimiste en raison des pressions de toutes parts pour un retour à la normale.
En quoi le concept de résonance peut-il nous permettre de nous orienter dans ce moment de bifurcation ?
Pour moi, la résonance consiste à être présent dans ce monde, à être en interaction avec lui. Cette relation entre nous et le monde est tissée de quatre éléments. Notre capacité à être touché et ému par quelque chose d’extérieur à nous, comme lorsqu’on entend une chanson, une mélodie, mais aussi un concept ou une idée. Notre faculté de répondre à cette sollicitation, lorsque vous vous mettez à fredonner une mélodie, ou lorsqu’une idée fait son chemin en vous. Notre possibilité de nous transformer au contact de cette sollicitation extérieure, qui fait qu’on n’est plus tout à fait le même avant et après. Et, enfin, le fait de se rendre disponible pour entrer en résonance avec le monde, parce que vous ne pouvez pas décider que cela se passera tel jour à telle heure ou avec telle personne.
Dans quelle mesure cette attitude est-elle différente de la mode de la pensée positive ou de la pleine conscience (mindfullness) ?
Cela n’a rien à voir. La méditation, la pleine conscience ou la pensée positive ne s’intéressent qu’aux individus et aux sujets. La résonance est pour moi un concept sociologique qui s’applique aux relations entre les hommes, qui sont loin de dépendre toutes de l’individu, puisqu'elles sont prises dans des institutions politiques ou dans des infrastructures économiques.
La mode dont vous parlez place toute la responsabilité sur les individus et est avant tout considérée comme un outil pour être plus efficace ou plus rapide. Au contraire, la résonance veut résister à cette tendance et tisser d’autres relations entre l’individu et le monde qui l’entoure.
Que signifie l’idée, que vous développez dans votre dernier livre, de rendre le monde « indisponible » ?
Le moteur qui alimente le système de stabilisation dynamique sur lequel sont fondées nos sociétés modernes réside dans la volonté d’élargir sans cesse l’horizon de ce qui peut être disponible. Ce terme recouvre pour moi ce qu’en anglais je désigne comme une extension continue du triple A : available, attainable, accessible… On veut pouvoir se faire déposer en hélicoptère pour faire du ski dans les Rocheuses. On veut habiter dans des métropoles qui vous proposent chaque soir une infinité de pièces de théâtre, de films et d’opéras, même si on n’y va en réalité très peu. On veut maîtriser la nature jusque dans ses lieux les plus inaccessibles.
Le paradoxe est que cette volonté de tout contrôler et de rendre le monde entièrement disponible pour tous nos désirs produit un retour de l’indisponibilité sous une forme monstrueuse. Le virus est notamment le produit de la volonté de l’homme d’urbaniser toujours plus les végétations les plus denses et sauvages. Et le fait d’avoir réussi à maîtriser jusqu’à l’atome pour en tirer de l’énergie produit des zones littéralement indisponibles pour l’humain quand il y a un accident atomique, comme à Fukushima ou à Tchernobyl.
Il se passe quelque chose de similaire avec les technologies de nos vies quotidiennes. Vous pouvez, de votre canapé, tout contrôler à distance : la température, l’obscurité, le fond sonore. Vous avez le sentiment d’être omnipotent, mais si vous avez un problème d’alimentation, vous ne pourrez même pas ouvrir votre fenêtre manuellement.
Rendre le monde indisponible consiste donc à transformer notre manière d’être au monde, cesser de vouloir le contrôler infiniment, afin qu’il ne devienne pas indisponible de façon monstrueuse.
Cette idée qu’une partie du monde doit être indisponible aux désirs humains est séduisante, mais peut être instrumentalisée au service d’un agenda conservateur, que l’on retrouve dans une écologie qui plaide pour la reconnaissance des limites de l’action de l’homme sur la nature, et se sert de cela pour contester l’extension des droits des femmes ou des homosexuels. Comment poser l’indisponibilité du monde sans renoncer à un agenda progressiste concernant les droits des personnes ?
C’est vrai que les idéologies conservatrices peuvent utiliser cette idée pour faire avancer leur agenda. Mais, pour moi, quand on réprime les individus et leurs désirs, cela tue la résonance de la même façon que, lorsqu’on met le doigt sur une corde, sa vibration s’arrête. Il s’agit d’être à l’écoute de nos voix intérieures et de la façon dont elles peuvent entrer en résonance avec les mondes qui nous entourent. Il ne s’agit pas plus de vouloir sans cesse dominer la nature que de se plier à des injonctions de la nature. La résonance ne peut exister que sous forme de dialogue.
Pouvez-vous expliciter votre idée de chercher une attitude qui ne soit ni active ni passive pour entrer en relation et en résonance avec le monde de façon moins agressive ou douloureuse ?
Une part de notre problème moderne est qu’on ne réussit à se considérer que comme des acteurs ou des victimes. Soit je fais quelque chose, soit on me fait quelque chose. On donne des signaux ou on en reçoit. Il me semble pourtant que le bonheur et la bonne vie se situent souvent quelque part entre ces deux attitudes. Le tango est un bon exemple : c’est lorsqu’on oublie qui guide et qui est guidé que l’on atteint quelque chose de fort. On peut également penser aux improvisations des musiciens de jazz : le moment parfait se situe lorsqu’on ne sait plus qui envoie le signal et qui le reçoit. Mais c’est le cas aussi dans une discussion ou un dialogue, lorsqu’on ne peut pas vraiment dire à qui appartient l’idée qui a surgi à un moment, parce qu’elle est le produit de l’échange. Il me semble qu’on pourrait rechercher cette approche aussi dans notre relation à la nature ou à l’Histoire par exemple.