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21 mai 2021 5 21 /05 /mai /2021 10:11

L'automobile a envahi nos imaginaires depuis un siècle : il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin de la voiture. Cessons de penser notre auto-mobilité comme une affaire personnelle dans une société où l'interdépendance est planétaire. Un extrait du livre d'Andrea Coccia Contro l'automobile, paru en italien chez Eris Edizioni en 2020, révisé, traduit en français par Amélie Depriester et publié le 12 avril 2021 sur Le Grand Continent https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/12/contre-la-voiture/. Lire aussi Les voitures vendues en 2018 conduisent le climat droit dans le murLes effets de la voiture électrique et « Une civilisation durable ne peut pas être une civilisation de la voiture ».

Contre l'automobile

L’année de la Restauration

Les données sur les ventes de voitures en 2020 ne laisse pas de place à une multitude d’interprétations différentes : ce que l’industrie automobile, l’une des plus grandes filières industrielles au monde, a vécu, est décidément une annus horribilis. Rien qu’en France, selon le CCFA, le Comité des constructeurs français d’automobiles, 1 650 118 voitures personnelles ont été immatriculées en 2020. Cela représente, en dehors des statistiques, le pire chiffre depuis 1975. Une chute nette des immatriculations par rapport à l’année précédente de 24,4 %. 

Le marché français n’est bien entendu pas le seul à avoir connu ce cauchemar. En Allemagne, la baisse a été de 19,1 %, avec 2 917 678 voitures immatriculées. En Italie, elle a été de 27,9 %, avec 1 381 496 voitures vendues. Aux États-Unis, elle a été de 13,8 %, avec 14 670 000 voitures vendues. Et les chiffres mois par mois sont encore plus effrayants : on y constate des chutes de pourcentage de près de 80 % pendant les mois les plus durs du confinement.

En bref, alors qu’en 2019 les constructeurs automobiles pouvaient se permettre d’espérer franchir le cap des 100 millions de véhicules produits par an d’ici quelques années, en 2020, leur espoir est devenu : survivre à la pandémie. Qu’est-ce que cela signifie ? Survivre en même temps que la crise du pouvoir d’achat de la population liée à la crise économique qu’elle a générée, mais aussi survivre à l’attention accrue aux stratégies alternatives de mobilité que cette crise a générée dans l’opinion publique et au sein de nombreuses communautés, principalement urbaines, désireuses d’exploiter le choc généré par le coronavirus pour proposer de nouveaux modèles de mobilité à l’échelle humaine plutôt qu’à l’échelle de la voiture.

Face à cette conjoncture, comme toute vieille structure de pouvoir sur le point de faire face à une révolution qui menace de la balayer, les constructeurs automobiles avaient deux options : vivre 2021 comme l’année du carnage ou la transformer en une année de la Restauration. Pour ce faire, ils n’ont pas attendu. La bataille a commencé immédiatement.

Le 26 mai 2020, à Étaples, dans le Pas-de-Calais, depuis une usine de Valéo, une entreprise française leader dans la production de composants automobiles, le président de la République Emmanuel Macron tient une conférence de presse. Sur l’estrade d’où il s’exprime, juste au-dessus d’un bandeau tricolore et juste en dessous du titre de son discours – Plan pour l’automobile – trois mots rejouent le rythme de la devise républicaine : Écologique, compétitif, français.

Alors que derrière le président, le visage grave, se tient le ministre de l’économie Bruno Le Maire, devant lui, le souffle suspendu, non pas des millions de citoyens mais quelques dizaines de personnes, les représentants des conseils d’administration des plus grands industriels du pays, dont l’avenir dépend des décisions du président.

Le contenu de l’annonce ? Un déluge d’argent en aides directes et indirectes à l’industrie automobile : plus de 8 milliards d’euros pleuvent ainsi sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement. Pour les consommateurs, dans le cadre des aides individuelles, cela prend la forme d’un « bonus écologique » allant jusqu’à 7000 euros pour l’achat d’une voiture électrique, jusqu’à 2000 pour une hybride et jusqu’à 5000 comme prime à la conversion. En outre, pour soutenir la reconversion du secteur industriel, Macron annonce 200 millions pour la transformation industrielle et 150 pour la recherche.

L’objectif à long terme du gouvernement Macron est clair : maintenir l’industrie automobile en vie en relançant le modèle classique, celui des subventions publiques, tout en continuant à encourager l’utilisation de la voiture et sa production. La seule grande différence avec les systèmes d’incitation qui ont servi de béquille au marché pendant des décennies est le label de la transition écologique, dont l’urgence est aujourd’hui indéniable, même pour le secteur automobile, qui a désormais besoin que les conducteurs remplacent les voitures à essence par des voitures électriques pour survivre.

Quasiment un an plus tard, le 31 mars 2021, à Pittsburgh, en Pennsylvanie, Joe Biden prononce un discours à la maison des syndicats de la ville. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi ce lieu ; ce n’est pas un hasard non plus s’il a choisi de revenir à Pittsburgh. C’est là qu’il a commencé sa tournée électorale, qu’il a annoncé qu’il acceptait l’investiture démocrate et qu’il a prononcé son dernier discours avant le jour du scrutin. Trois discours importants, mais autant que celui qu’il prononce ce jour-là.

Depuis l’estrade, en effet, Biden annonce l’American Jobs Plan, le plan gigantesque d’environ 2000 milliards de dollars en dix ans pour renouveler les infrastructures américaines et effectuer la transition écologique en Amérique.

Sur les près de 1000 milliards de dollars d’investissements nets du plan annoncé par le président Biden, 174 milliards sont destinés à subventionner le marché des voitures électriques, tandis que 165 milliards seront consacrés aux stratégies de transport alternatives, aux services publics et au réseau ferroviaire. Tout cet argent, comme celui que Macron a promis aux industries françaises près d’un an plus tôt, sera mis à disposition sous forme de subventions et d’incitations pour les États, les collectivités locales et les particuliers.

En écoutant le discours de Macron d’abord et celui de Biden ensuite, beaucoup se posent la même question : comment est-il possible que les constructeurs automobiles aient autant de pouvoir ? Une question qu’il est plus utile de poser autrement : comment est-il possible qu’il soit plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin des voitures ?

Les deux plans, en effet, bien qu’incomparables par leur taille et leur ampleur, ont un solide centre de gravité commun : ils mettent beaucoup d’argent sur la table pour l’industrie automobile. C’est-à-dire pour les mêmes personnes qui, depuis un siècle, dirigent les politiques de mobilité dans le monde entier en investissant d’énormes ressources dans la communication, à la fois dans la publicité et la propriété directe des médias, mais aussi dans la politique, à la fois dans le lobbying et l’influence, mais aussi dans le financement direct des partis politiques.

Le résultat ? Nous nous retrouvons exactement dans la situation à laquelle nous étions confrontés avant même la pandémie : une dépendance si totale et si complète de nos sociétés à l’égard des voitures que nous sommes obligés de répondre à la question de savoir comment nous pourrions survivre sans elles d’une manière très claire : c’est impossible, il n’y a pas d’alternative. 

There is no alternative. L’adage qui, selon Mark Fisher, représentait la victoire du réalisme capitaliste fonctionne tout aussi bien pour le réalisme automobile.

Contre l'automobile

Inception

Un paysage naturel, sauvage, qui s’étend à perte de vue. Une route sinueuse et déserte, qui serpente dans un paysage à couper le souffle. Sur la route, une voiture et, autour, rien que le silence. Elle est élégante, puissante. La carrosserie brillante, de couleur presque toujours noire comme les vitres qui masquent l’intérieur, lui confère une beauté hautaine et irrésistible. Qu’elle roule à toute vitesse dans une vallée, entre les collines, au-dessus des montagnes, dans la neige, au bord d’un océan ou dans le désert, peu importe : tout ce qui compte, c’est sa totale liberté. 

Avouez-le, ces images vous sont familières : vous les avez vues défiler devant vos yeux un nombre incalculable de fois. Leur message nous poursuit chaque jour, sur tous les formats, mais les valeurs transmises sont toujours les mêmes : celle de la vitesse, de l’aventure, du privilège, de la liberté. Ces valeurs, l’industrie automobile les instille dans notre imaginaire depuis des décennies par le biais d’une campagne marketing qui dure depuis près de cent ans et coûte des milliards de dollars chaque année : la plus grande intrusion stratégique dans l’imaginaire mondial de l’histoire de l’humanité.

Souvenez-vous du film Inception, de Christopher Nolan. Leonardo DiCaprio y interprète une sorte de hacker des rêves dont la mission est de pénétrer dans l’esprit de l’héritier d’un grand industriel, joué par Cillian Murphy, pour orienter ses décisions futures en implantant une idée dans son cerveau. L’industrie automobile a réussi à pénétrer l’imaginaire mondial avec beaucoup moins de moyens : il a suffi de rivières d’argent, de dizaines et de dizaines de milliards par an investis dans la publicité, le placement de produits, le parrainage, le lobbying, ou encore le marketing.

L’argent suffit quand on sait déjà où creuser.

Selon Colin Ward, auteur de Pour en finir avec le mythe de l’automobile (Atelier de création libertaire, 1993) ce lieu à creuser était la stimulation du « rêve infantile d’une liberté individuelle absolue dont nous avons du mal à nous libérer ». Nous sommes parvenus à nous convaincre que notre possibilité d’être heureux est liée à quelque chose qui, en réalité, ressemble plus à une prison qu’à un vecteur de liberté : il suffisait d’appuyer sur le bouton de la présumée liberté totale, celle dont rêvent les enfants et les tyrans.

Presque partout, l’industrie automobile figure parmi les principaux investisseurs publicitaires. Pour la seule année 2017, environ 20 milliards de dollars ont été investis dans le secteur au Canada et aux États-Unis, près de 7 en Chine, autant si l’on regroupe seulement la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie et environ 3 milliards dans le reste de l’Europe. Près d’un milliard et demi au Japon, un milliard en Australie, et de même en Inde. Au total, cela représente environ 40 milliards de dollars. Cela ne concerne que le secteur automobile, sans compter les compagnies pétrolières et les compagnies d’assurance.

La communication est une guerre, et dans cette guerre, les constructeurs automobiles ont une énorme puissance de feu. Dans n’importe quel journal ou magazine du monde, il n’est pas difficile de trouver des publicités pour des voitures. Cela n’est pas étonnant, car l’industrie automobile investit massivement dans le journalisme et la communication, à tel point qu’elle représente pour beaucoup de groupes de presse la plus grande part de leurs revenus publicitaires. La dépendance est presque totale.

On ne peut pas y échapper. Les voitures sont partout. Elles prennent toute la place. Elles occupent notre temps.

Avec les 87 176 335 nouveaux véhicules qui ont été produits en 2018, qui viennent s’ajouter aux 1,3 milliard de voitures déjà existantes, tous ces véhicules, même quand ils sont à l’arrêt, occupent un espace immense. Une voiture de taille moyenne occupe environ 10 mètres carrés, ce qui veut dire que les voitures actuellement en circulation dans le monde occupent environ 13 milliards de mètres carrés.

Mais les voitures ne font pas qu’occuper notre espace, elles occupent aussi notre temps. Selon la Commission européenne, un Italien passe en moyenne environ 37 heures par an dans les embouteillages, un Français n’y passe (que) 30 heures. Au total, nous passons en moyenne 5 ans et 7 mois dans notre voiture au cours de notre vie. La voiture était porteuse des plus belles promesses : rouler pour aller loin, aller vite, pour transporter des objets, découvrir le monde. Mais le conducteur lambda ne fait rien de tout cela : il utilise sa voiture pour se rapprocher de son domicile, dans la lenteur et dans la solitude, en emportant tout au plus sa housse d’ordinateur. 

Rien à ajouter : le mécanisme d’Inception a parfaitement fonctionné. Ils nous ont convaincus : la voiture n’est pas seulement nécessaire, elle est indispensable à notre vie.

Avant son suicide en 2017, Mark Fisher a écrit que la plus grande victoire du capitalisme avait été de nous convaincre tous qu’il n’y avait pas d’alternative. Le pactole de l’industrie automobile est encore plus raffiné : elle a accru notre dépendance aux  voitures tout en nous amenant à les vénérer, à les considérer comme l’invention qui nous a émancipés de la nature.

Contre l'automobile

Mon royaume pour un cheval

Au sommet de la Butte Montmartre, près de 130 mètres au-dessus du niveau de la ville, se dresse la Place du Tertre. La petite place est réputée pour ses peintres, son restaurant historique, où l’on aurait inventé le terme de « Bistrot », mais aussi pour avoir été le point de départ de la Commune de Paris. À l’un des angles, juste au-dessus de la plaque indiquant le nom de la place, se trouve une stèle en marbre sur laquelle est gravée en lettres rouges la phrase suivante : « Pour la première fois, le 24 décembre 1898, une voiture à pétrole, pilotée par Louis Renault, son constructeur atteignit la place du Tertre, marquant ainsi le départ de l’industrie automobile française ». 

Bien que la voiture à pétrole conduite par Renault, qui avait à l’époque tout juste 21 ans, ressemble plus à un pousse-pousse qu’à une voiture, c’est à ce moment-là que le garçon aux cheveux roux vient de remporter le gros lot. D’un seul coup, il a réalisé un rêve qu’il nourrissait depuis au moins une décennie et a réussi la première opération de marketing de l’histoire de l’automobile. Et ça a marché. Ce jour-là, le jeune Louis reçut 12 commandes pour un modèle qui n’existait pas encore. Deux mois plus tard, il fonda Renault avec ses frères, à Boulogne-Billancourt.

Louis n’est pas le seul, dans ces années-là, à rêver de libérer l’homme du joug de la lenteur. En juin 1896, le célèbre Henry Ford menait le même combat, lui qui faisait alors ses premiers pas dans l’industrie automobile, au moment même où le jeune Renault montrait aux Parisiens que sa voiture ne craignait pas les montées. Et ils n’étaient pas les seuls, puisque Karl Benz avait déjà inventé une voiture fonctionnant au pétrole dans l’arrière-boutique d’un magasin de vélos à Mannheim, une dizaine d’années auparavant. Tels de nouveaux alchimistes, le rêve de ces pionniers et de tous les autres était de desserrer les chaînes qui retenaient l’individu lié à l’espace-temps. Pour relever la barre de la mobilité et de la liberté, ils pensaient avoir donné à l’Humanité un outil révolutionnaire : chacun pourrait aller n’importe où et n’importe quand, ne dépendre ni de l’horaire des trains ni de la fatigue d’un cheval.

C’était un beau rêve. Mais il suffit de penser à n’importe quel périphérique de n’importe quelle grande métropole contemporaine pour voir, derrière l’effigie du rêve, le cauchemar d’un piège. L’utopie bourgeoise du droit individuel au transport motorisé à l’épreuve de la démocratisation et de la diffusion massive des voitures a enfin révélé son vrai visage.

On aurait pu s’y attendre. Après tout, la différence entre un droit et un privilège est assez claire : si vous étendez un droit à tout le monde, le monde s’améliore ; si vous essayez de massifier un privilège, le monde devient un enfer.

La vitesse est un privilège, elle l’a toujours été. Ce n’est pas un hasard si la noblesse s’est fondée sur la possession de chevaux, c’est-à-dire sur le privilège de pouvoir se déplacer plus vite que les autres. Dis-moi combien de temps il te faut pour te déplacer et je te dirai l’étendue de ta richesse et celle de ta liberté. Et 99,9 % de la population mondiale est très peu riche et très peu libre. La classe des super riches, les 0,1 %, a désormais dépassé la relation avec l’espace et le temps qu’entretiennent les mortels ordinaires.

Tout le reste du monde se déplace en voiture. En Italie, 30 millions de personnes prennent chaque jour leur voiture pour se rendre au travail ou à l’école. 70 % d’entre eux le font seuls.

Même si, à ses débuts, la voiture a pu être un privilège, elle a aujourd’hui perdu son statut, puisque tout le monde possède désormais une voiture. Et passer son temps à conduire pour aller travailler est une forme d’esclavage.

« Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! », s’exclamait le Richard III de Shakespeare sur le champ de bataille de Bosworth. C’est qu’à l’époque, le moyen le plus rapide d’échapper à la mort était le cheval. La mobilité est le seul salut face à la mort : Richard III est prêt à renoncer au pouvoir dont il comprend alors toute la futilité. Si le Barde devait aujourd’hui réécrire sa tragédie, le nouveau Richard, confronté au même destin, ne troquerait certainement pas son royaume contre une voiture. À quoi bon ? Pour rester coincé dans les bouchons parmi les pauvres blessés ? Il lui faudrait plutôt un hélicoptère, ou un jet privé.

La voiture n’est plus une affaire de riches puisque, dans l’immédiat après-guerre, les plus grands groupes industriels du monde ont dû inventer un moyen de maintenir les niveaux de production qui avaient été atteints en temps de guerre. Après s’être enrichis en produisant des armes, des camions, des wagons et des avions pendant la guerre, il ne leur restait qu’un seul choix : celui de faire de la voiture un produit de masse.

Il ne leur restait plus qu’à lancer la reconstruction d’après guerre, le boom économique, et à exploiter l’intuition de l’Italien Piero Puricelli, qui, dans les années 1920, avait conçu et dessiné la première autoroute européenne, la Milano-Laghi. Cette idée en séduisit plus d’un. Le IIIe Reich en particulier, en particulier, qui, dès les années 1930, fit appel à l’Italien pour concevoir le réseau autoroutier allemand permettant d’assurer la rapidité des déplacements des troupes blindées pendant la guerre. Les constructeurs automobiles et les producteurs de pétrole pouvaient être soulagés : le boom économique de l’après-guerre était sur le point d’ouvrir un énorme marché ; il ne restait plus qu’à préparer le terrain pour créer une dépendance de masse.

L’idée n’était pas nouvelle. Henry Ford, le même homme qui offrit 50 000 dollars à Hitler pour son anniversaire en 1939 et qui lui inspira certains des écrits antisémites les plus virulents de l’époque, décida d’offrir 1 000 dollars à ses ouvriers à Noël 1912. Ce n’était pas un acte de générosité : il avait besoin de clients, et il comptait sur le fait que ses ouvriers utiliseraient cet argent pour acheter un exemplaire de son célèbre modèle T, sa voiture la moins chère, qui se vendait sur le marché pour environ 600 dollars.

Plus de cent ans plus tard, l’entreprise a cessé de construire ce modèle, mais l’objectif de Henry Ford a été largement atteint : presque tout le monde a une voiture. Le fait de posséder une voiture, s’il a souvent été apparenté à une révolution, de commodité et presque de luxe, est devenu une prison. Si tout le monde se déplace, personne ne se déplace.

Contre l'automobile

Manuel pour arrêter de conduire 

La dépendance à l’égard des automobiles est-elle si réelle et totale qu’elle nous a amenés à penser qu’il n’existait pas d’alternatives crédibles ? Eh bien, il est temps de les trouver. Crise énergétique, crise économique, crise environnementale, crise sociale, crise politique. Nous pouvons tourner autour du pot autant que nous le voulons, mais nous sommes témoins des affres d’un système économique en phase terminale.

La voiture est une addiction, pas une nécessité. Comme l’héroïne. Nous en sommes dépendants sur le plan économique, industriel, politique, social et individuel. Mais le plus gros problème lié à l’industrie automobile n’est pas l’impact environnemental. Le problème, c’est notre survie et celle de nos sociétés qui, si elles ne se libèrent pas au plus vite de la voiture, seront condamnées à vivre dans un nouveau Moyen Âge.

La conscience qu’un tel système est un ennemi à combattre est déjà bien répandue. Il nous faudra probablement encore quelques années avant que le match puisse sérieusement commencer, mais en attendant, nous devons construire l’alternative, et nous devons la construire en partant de nos cerveaux, en désamorçant l’inception qui a colonisé notre imagination.

Nous devons avoir la force de réfléchir à nouveau, tous ensemble, et le faire rapidement. Nous devons commencer par la base, en prenant conscience que nous sommes les victimes d’un système qui nous exploite, et nous devons également reconstituer ce que nous sommes sur le point de perdre à jamais : le tissu social. Et il ne s’agit pas là d’un discours luddiste de briseurs de machine : car pour arrêter de conduire, la première alliée sera la technologie, en pensant de biais, en sortant des schémas qu’on nous a mis en tête.

Les objectifs sont clairs : réduire les déplacements, reprendre possession de son temps, bouleverser la notion de travail, reconstruire les tissus sociaux, économiques et politiques à l’échelle de la communauté, faciliter les échanges, optimiser la consommation, et sans doute même commencer à produire sa propre énergie pour se déplacer. Si nous pouvons sortir de cette dépendance sans attendre l’effondrement des structures qui l’ont inventée, c’est en imaginant un monde où nous serons plus heureux.

Beaucoup de mesures pourraient être mises en pratique pour arrêter de conduire mais, paradoxalement, l’arrêt physique de la conduite ne sera que la dernière chose à faire. Certaines stratégies sont déjà visibles, et de fait, ceux qui vivent dans une ville desservie par les transports publics ont déjà ce choix. De nombreuses villes s’efforcent déjà depuis des années de se débarrasser des voitures, et il sera certainement important de suivre l’évolution de ces tentatives. Mais cela ne sera pas suffisant. Dans la plupart des villes, utiliser une voiture est déjà un enfer, et une vie sans voiture est déjà imaginable.

Le problème le plus complexe concerne les personnes qui ne vivent pas dans les centres urbains. Dans les banlieues résidentielles des grandes villes, tout est favorable à la voiture. Pourtant, arrêter de conduire n’est pas un défi que seuls les citadins peuvent relever. Si seuls les urbains parviennent à relever le défi, cela aura pour effet pervers de fomenter la haine de ceux qui vivent en province contre ceux qui vivent en ville. Nous devons sortir de cette guerre civile si nous voulons réussir. Pour arrêter de conduire, nous devons le faire tous ensemble et le premier pas, le plus décisif, est d’arrêter d’en faire une affaire personnelle.

Une fois que nous avons compris qu’il faudra en faire une bataille collective, nous devons nous mettre en tête autre chose : un monde qui contient peu de voitures est impossible. On ne peut pas s’imaginer vivre dans un paradis hypothétique, où nous ne prendrions le volant qu’en cas de besoin, en nous partageant les rares voitures existantes. Malheureusement, un tel monde ne peut exister : la voiture contemporaine, hyper-technologique, ne ressemble plus à la voiture mécanique des premiers jours. Les voitures d’aujourd’hui ont besoin d’une industrie ayant la capacité de se développer en permanence, et pouvant produire toujours plus. Sans cette immense économie d’échelle, et sans l’aide ostensible des États-nations, l’industrie automobile aurait déjà mis la clé sous le tapis. 

Enfin, pour réunir les conditions qui nous permettront d’arrêter de conduire, nous devons nous battre pour limiter nos temps de déplacement. Au lieu de continuer à nous plaindre, battons-nous pour récupérer ce temps et pour que l’acte de se déplacer soit lié uniquement à un choix et non à l’obligation de se présenter sur un lieu de travail comme s’il s’agissait d’une caserne. Nous prônons la diffusion du  télétravail partout où il est possible, pour renverser une coutume arbitraire et peu pratique. Si seulement nous pouvions éliminer collectivement les trajets inutiles vers le lieu de travail, nous verrions la panique dans les yeux des constructeurs automobiles en même temps que quelques étincelles de bonheur dans les nôtres.

Il est évident qu’à la base de tout cela, il faudra changer de perspective, passer du personnel au collectif. Si aujourd’hui beaucoup d’entre nous sont contraints d’utiliser la voiture parce qu’ils n’ont pas vraiment le choix, la solution n’est pas de se refermer sur nos besoins mais de s’allier, de construire une alternative à la fois directe, en mettant en place des moyens de transport alternatifs à la voiture, et indirecte, en changeant nos habitudes de déplacement. Et ainsi, accélérer la fin de la brève histoire de l’automobile sur Terre.

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10 mai 2021 1 10 /05 /mai /2021 17:57

Face au projet d’un troisième téléphérique sur le glacier de la Meije (Hautes-Alpes), un collectif d’habitants, alpinistes, chercheurs et personnalités engagées dans la défense de l’environnement, propose de réinventer notre relation à la montagne. Tribune publiée dans Le Monde le 06 mai 2021. Lire aussi «Les glaciers sont des partenaires sociaux... », entretien avec le philosophe Olivier Remaud autour de son livre " Penser comme un iceberg ".

Le glacier de la Meije (Photo http://lagrave-autrement.fr)

Le glacier de la Meije (Photo http://lagrave-autrement.fr)

En 1944, alors que la seconde guerre mondiale fait rage et brutalise le monde, Aldo Leopold se pose la question de l’« éthique de la terre ». Face à l’humanisme brisé et aux milieux de vie ravagés, cet ingénieur forestier américain nous enjoint d’adopter le point de vue d’une montagne pour nous décaler intérieurement et nous donner les moyens de changer de monde. Et si nos existences étaient mêlées à celles des autres êtres vivants et entités mouvantes, et si, ensemble, ils formaient un réseau tendu vers un devenir commun ? Et si les humains, les animaux, les montagnes, les forêts, les rivières, les glaciers et les prairies partageaient plus qu’une simple relation d’utilitarisme, et s’ils coexistaient au-delà, ou en deçà, des formes étriquées de calculs coûts-intérêts que nous, humains issus de la modernité industrielle, leur avons assignées ? Telles sont les questions qui animaient le précurseur de la pensée écologique il y a plus d’un demi-siècle ; telles sont les questions que nous souhaitons reposer aujourd’hui.

Notre histoire parle d’un glacier. Un glacier qui surplombe une vallée encaissée des Hautes-Alpes, au pied de la Meije, dans le canton de La Grave. Un glacier sur lequel une entreprise d’exploitation a décidé de construire un troisième tronçon de téléphérique, dont l’arrivée culminerait à 3 600 mètres, devenant ainsi le digne concurrent de l’aiguille du Midi chamoniarde. Cette infrastructure ouvrirait, dans l’avenir, la possibilité de créer un énième super-domaine de ski, permettant à terme de relier les stations de l’Alpe-d’Huez, des Deux-Alpes et de La Grave.

Faire coexister les métiers et les pratiques

Or, cette dernière se distingue justement parce qu’elle est tout sauf une station de ski classique, mais un domaine de ski hors-piste, privilégiant l’autonomie de pratiquants engagés dans un milieu encore sauvage, en bordure du parc national des Ecrins. Face à ce projet dantesque, aux millions d’euros qu’il coûte et à l’absence de consultation publique des habitants, un collectif citoyen s’est formé. Il propose de faire le choix de ne pas construire de troisième tronçon et de retirer toutes les infrastructures obsolètes déjà existantes sur le glacier pour réinventer de nouvelles formes de relations à ce milieu de vie fragilisé.

Ces formes doivent être en mesure d’allier les pratiques de ski de montagne et d’alpinisme, la compréhension scientifique du glacier et l’éducation aux problématiques écologiques et climatiques dont les milieux sensibles montagnards alpins représentent, en Europe, des avant-postes. Notre idée consiste à penser depuis le pied du glacier et à se demander comment faire coexister la pluralité des pratiques et des métiers existant ici : du pastoralisme à l’agriculture, du tourisme de montagne aux commerces, de l’artisanat à l’éducation et aux sciences, dans un dialogue qui produise des réponses alternatives aux loisirs mécanisés.

La question que pose aujourd’hui le collectif au sujet de ce petit bout d’altitude français et des aménagements qui y sont prévus dépasse les enjeux d’une simple localité : au sortir de deux confinements successifs, au moment où nos existences sont prises dans un faisceau d’incertitudes qui touchent tous les pans de nos vies, la bonne manière de se relier à la montagne et au glacier, qui surplombent nos vallées depuis des millénaires, est-elle de continuer à monter, plus vite, plus haut, plus fort, pour aller chercher la « ressource » là où elle se trouve encore pour les quelques dizaines d’années à venir ?

N’est-il pas plutôt temps de descendre d’un cran, de se reposer collectivement la question de ce qu’est un glacier en train de mourir et de se demander en quoi sa mort annoncée résonne avec la manière dont notre modernité extractiviste se décompose à vue d’œil, à l’épreuve d’un virus qui fait, en quelques mois, voler en éclats toute notion de sécurité ? En Islande, le glaciologue Oddur Sigurdsson déclara, en 2014, à la communauté scientifique que le glacier Okjökull devait être déclassé car il s’était transformé en « glace morte » du fait du réchauffement planétaire ; la terminologie « glace morte » devrait nous alerter.

Humanité en mal de sens

Nous sommes habitués, en Occident, à penser les glaciers comme des éléments inanimés faisant partie de notre « environnement naturel », plutôt que comme des acteurs à part entière d’un monde que nous habitons en commun. C’est peut-être cette idée qu’il nous faut commencer à déconstruire pour tisser les fils d’une autre histoire possible.

Un détour par les collectifs autochtones, qui se relient depuis des milliers d’années aux montagnes et aux glaciers de manière quotidienne, peut nous aider à reformuler le problème. Pour ces collectifs, il n’existe pas de contradiction entre le fait de les considérer comme des entités vivantes, envers lesquelles les humains ont certains « devoirs de dialogue », et la nécessité de s’y déplacer ou d’utiliser l’eau qu’ils prodiguent à ceux qui vivent à proximité.

Les Q’eros des Andes péruviennes leur adressent des rituels pour qu’ils veillent à l’équilibre des saisons et du climat ; les Athapascans du Yukon et de l’Alaska les considèrent comme des entités qui écoutent ce que les humains disent et répondent à leurs actes avec leur manière propre ; les Even du Kamtchatka les pensent comme le lieu de transit des âmes des morts et des vivants à naître ; la calotte de glace du Grand Nord américain et canadien est nommée, dans nombre de langues autochtones, et malgré l’impression trompeuse de « vide » qui saisit le spectateur extérieur lorsqu’il regarde la banquise, « le lieu où toute vie commence ». En Nouvelle-Zélande, les Maoris, dépositaires du même type de relation au monde, ont même réussi à transformer le statut légal du mont Taranaki en 2017, officiellement déclaré « sujet de droit » quelques mois après le fleuve Whanganui. Grâce aux combats de leurs porte-parole, qui s’appellent eux-mêmes les « Taranaki iwi », en référence à ce volcan qu’ils considèrent comme leur ancêtre, ces milieux de vie échappent enfin à l’emprise de certains humains qui s’arrogent leurs droits d’exploitation exclusifs.

Et nous, ici ? Est-il si difficile de changer de focale pour se relier aux montagnes et de les considérer autrement que comme de simples terrains de jeu et d’extase développés pour une humanité épuisée en mal de sens ? Les pratiques qui pourraient s’y déployer ne seraient-elles pas infiniment plus variées si l’on décidait de pluraliser l’unique cadre paysager et récréatif, asseyant l’idée d’une montagne étrangère aux tribulations des êtres qui la parcourent ? Est-il si difficile de faire un pas de côté et d’essayer de transformer une cosmologie héritée de la révolution industrielle, nous intimant de croire dur comme fer − l’habitude, la paresse et l’usure aidant − qu’il existerait une nature extérieure à nous que nous devrions, en tant qu’Homo economicus modernes, exploiter jusqu’à ce que plus une once de ce grand dehors ne résiste à nos impératifs de gestion rentable et profitable ?

Redonner la parole aux habitants

Sentez-vous une tristesse naître en vous lorsque l’on vous explique que l’économie des vallées montagnardes ne tient qu’à l’aménagement touristique bétonné et mécanisé, et à l’exploitation des « ressources » naturelles dont les humains disposent encore pour quelques minces années ? Si oui, c’est que vous aussi, où que vous soyez, vous vous demandez ce que nous avons fait du monde qui soutenait nos existences. Est-il concevable qu’au sortir de la crise sanitaire le « business as usual » reprenne le pas sur les prises de conscience qui ont salutairement surgi en nous pendant que nous étions cloîtrés entre les quatre murs de nos maisons ? Allons-nous, une fois de plus, faire porter à nos milieux de vie notre incapacité à nous réinventer pour faire face à ce qui vient ? Est-ce cela notre réponse collective au surgissement de l’incertitude généralisée dans nos vies ?

Au sein du collectif La Grave autrement, nous pensons que nous sommes nombreux à vouloir changer de monde ; nombreux qui souhaiteraient voir les collectivités prendre de nouvelles mesures pour se décider à expérimenter d’autres formes de relation aux entités qui peuplent nos milieux. « Nous luttons tous pour la sécurité, la prospérité, le confort, la longévité et l’ennui », écrit Aldo Leopold pour clore son chapitre. N’est-il pas temps de lutter aujourd’hui pour un écosystème au sein duquel les grandes entreprises qui règnent sur lui n’ont plus le dernier mot ? De redonner la parole aux habitants et à leurs formes de vies, qui, par leurs actes, tentent de faire varier la pensée dominante ?

Nous sommes tous acteurs de nos mondes. Les humains avec leurs activités différentes, les animaux avec leurs comportements spécifiques, les montagnes, les rivières et les glaciers avec leurs masses instables et mouvantes. S’opposer aux projets d’aménagement qui ne font plus sens, c’est d’abord et avant tout reconnaître cette pluralité d’acteurs agissant à des échelles diverses, dont les relations doivent redevenir décisives.

Au sein du collectif La Grave autrement, nous ne disons pas que nous savons ce que c’est que penser comme un glacier. Nous ne sommes pas sûrs. Nous doutons. Nous nous posons des questions. Nous avons envie d’essayer. De faire un pas vers lui, qui ne soit pas des pylônes et des câbles, un pas à l’échelle de nos corps, un petit pas d’humain encordé sur un géant de glace dont les abysses fascinent et terrifient à la fois.

Nous décidons d’arrêter de nous acharner sur ses restes, mais de rendre hommage à ce qu’il a inspiré en nous. Nous décidons d’en prendre soin, de marcher, avec lui, vers ses derniers jours, car c’est peut-être notre dernière occasion pour comprendre de quoi il est fait et ce qu’il nous fait. Face au champ de ruines que génère l’économisation à outrance de nos vies, nous pensons qu’il est possible de retisser les fils d’une autre histoire, qui se raconte avec tous les existants d’un milieu de vie particulier, si différents soient-ils, animés et inanimés, innervés et gelés, mais tous acteurs d’un même monde.

A vous tous, nous vous proposons d’associer votre nom à cet appel. Affirmons ensemble que, sur ce petit bout de territoire qu’est La Grave, un autre modèle de développement est possible. Demandons à la société concessionnaire des téléphériques et à la commune de La Grave de renoncer au projet de troisième tronçon et de lancer, avec le collectif, l’ensemble des habitants et toutes les personnes intéressées, l’étude d’un autre projet, qui respecte et mette différemment en valeur le glacier de la Girose.

Collectif de préservation des milieux de vie du pays de la Meije La Grave autrement - préservons la Meije : Bernard Amy, écrivain ; Isabelle Autissier, navigatrice ; Geneviève Azam, essayiste ; Paul Bonhomme, alpiniste ; Christophe Bonneuil, historien, rédacteur en chef de la revue terrestres.org ; Stéphanie Bodet, alpiniste et écrivaine ; José Bové, activiste ; Florence Brunois-Pasina, anthropologue ; Pierre Charbonnier, philosophe ; Caroline Ciavaldini, grimpeuse ; Yves Citton, philosophe ; Philippe Claudel, écrivain ; Geremia Cometti, anthropologue ; Alain Damasio, écrivain ; François Damilano, alpiniste ; Lionel Daudet, alpiniste ; Fredéric Degoulet, alpiniste ; Philippe Descola, anthropologue ; Catherine Destivelle, alpiniste, coprésidente du Groupe de Haute Montagne ; Cyril Dion, réalisateur ; Marie Dorin, biathlète ; Jean-Louis Etienne, explorateur ; Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement, politologue et chercheur au CNRS ; Bernard Francou, glaciologue ; Nathalie Fromin, chercheuse en écologie des sols au CNRS ; Barbara Glowczewski, anthropologue ; Sophie Gosselin, philosophe ; Nicolas Henckes, sociologue de la santé au CNRS ; Nicolas Hulot, ancien ministre de l’écologie ; Killian Jornet, traileur ; Étienne Klein, philosophe ; François Labande, alpiniste et écrivain ; Bruno Latour, philosophe et anthropologue ; Thomas Lovejoy, spécialiste de la biodiversité et de l’Amazonie ; Xavier Lucien, réseau des Crefad (Centres de recherche, d’étude de formation à l’animation et au développement) ; Mike Magidson, réalisateur ; Luc Martin-Gousset, producteur ; Marielle Macé, historienne de la littérature ; Pierre Mazeaud, alpiniste, président honoraire du Conseil Constitutionnel ; Reinhold Messner, alpiniste ; Barbara Métais-Chastanier, autrice et dramaturge ; Maurine Montagnat, glaciologue ; Luc Moreau, glaciologue ; Baptiste Morizot, philosophe ; Jean-François Noblet, naturaliste ; Francis Odier, président France Nature Environnement Isère ; James Pearson, grimpeur ; Arnaud Petit, alpiniste ; Alessandro Pignocchi, auteur de bandes dessinées ; Eric Piolle, maire de Grenoble ; Sylvain Piron, historien ; Axelle Red, chanteuse ; Olivier Remaud, philosophe ; Elisabeth Revol, alpiniste ; Jean-Marc Rochette, auteur de bandes dessinées ; Liv Sansoz, alpiniste ; Cédric Sapin-Defour, écrivain ; Marc-André Selosse, Muséum national d’histoire naturelle (Paris), Gdansk University (Pologne), Kunming University (Chine), membre de l’Académie de l’agriculture ; Charles Stepanoff, anthropologue ; Hubert Tournier, ornithologue ; Christian Trommsdorff, alpiniste, coprésident du Groupe de haute montagne ; Sarah Vanuxem, juriste ; Julien Vidal, auteur ; Patrick Wagnon, glaciologue ; Estelle Zhong-Mengual, historienne de l’art ; Collectif La Grave Autrement ; Mountain Wilderness ; Collectif Abrakadabois NDDL (Loire-Atlantique) ; Réseau des Crefad (Centre de recherche, d’étude de formation à l’animation et au développement) ; Collectif de paysans-forestiers de Treynas (Ardèche).

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14 avril 2021 3 14 /04 /avril /2021 20:33

Comment repenser des manières d’habiter la Terre qui ne dissocient plus les êtres humains des non humains, c’est-à-dire qui donnent formes aux transformations réciproques des existants en les inscrivant dans des mondes communs ? Dans leur livre Le Toucher du monde, techniques du naturer (2019), David gé Bartoli et Sophie Gosselin nous invitent à réinventer notre rapport sensible au monde. Extrait du livre Le toucher du monde, techniques du naturer, de David gé Bartoli et Sophie Gosselin (éditions Dehors, sept. 2019) publié le 11 septembre 2019 sur Terrestres. Lire aussi Appel des Soulèvements de la Terre et COVID-19 : vers une gouvernementalité anthropocénique.

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Une épreuve de monde

Les existants s’inscrivent dans le mouvement du naturer. Ils adviennent dans ses écarts sensibles, dans ses jaillissements intempestifs et dans ses battements imperceptibles. Or une longue tradition de la pensée occidentale, en particulier à l’époque moderne, a au contraire défendu l’idée selon laquelle, parmi l’ensemble des existants, un seul, l’être humain, était capable de s’extraire du mouvement du naturer pour le soumettre à sa domestication. C’est ainsi que « la nature » a pu être appréhendée comme une totalité autonome que l’humain devait apprendre à dominer par les moyens du savoir et de la technique. C’est cette conception moderne du rapport entre humain et nature qui semble aujourd’hui s’accomplir dans le développement d’un pouvoir de maîtrise sans précédent des phénomènes naturels, pouvoir qui se manifeste notamment dans les capacités techno-scientifiques de modifier génétiquement les organismes vivants ou de conditionner nos environnements et qui trouve son acmé dans le concept d’anthropocène 1. Mais ce pouvoir de maîtrise semble, au même moment, atteindre ses limites dans l’événement de la crise climatique en nous confrontant à une accélération de la destruction des conditions du renouvellement de la vie sur Terre et à une déstabilisation généralisée des processus naturels. C’est avec stupeur que nous constatons que la volonté de maîtrise a conduit à son strict contraire, qu’elle nous a plongé dans une situation incontrôlable, et qu’à force de vouloir agir sur les phénomènes naturels le pouvoir techno-scientifique a déclenché des processus incalculables et immaîtrisables. C’est avec étonnement que nous redécouvrons que l’humain n’est qu’un existant parmi d’autres, et, qu’en tant que tel, il ne peut s’extraire de cela même qui conditionne son existence. La croyance selon laquelle l’être humain se différencierait essentiellement des autres existants par son savoir et sa maîtrise technique 2 se brise sous les effets du cataclysme climatique. Et c’est alors la vulnérabilité radicale des corps qui se fait entendre. Le péril ne concerne pas seulement les conditions de survie des corps biologiques, mais aussi et peut-être plus profondément, les corps dans leur capacité à affecter et à être affecté, à se laisser toucher dans l’expérience d’un monde. En se coupant du mouvement du naturer, les humains se sont privés des puissances sensibles qui rendaient possible leur inscription au monde. Car ce que l’on appelle « la nature » n’est pas d’abord ce système autonome postulé par le savoir philosophique ou scientifique, mais cette puissance qui, s’actualisant à travers une multiplicité de corps, se déploie incessamment comme ouverture et mouvement illimité, c’est-à-dire comme naturer. Ces corps sont porteurs de puissances qui, à travers leurs affections réciproques, ouvrent des mondes. C’est pourquoi la puissance de formation et de transformation dont la technique est porteuse n’appartient pas au seul humain. Il ne s’agit pas ici seulement de dire que les existants non humains sont aussi capables de technique, mais que la technique se confond avec la puissance de formation et de transformation des corps, qu’elle accompagne et articule le mouvement même du naturer. Réduire la technique à un pouvoir instrumental séparant les humains des non humains revient soit à dénier soit à tenter de capturer la puissance sensible des corps pour instaurer un pouvoir de contrainte visant à fixer et à contrôler leur instabilité ontologique. C’est au contraire en accueillant cette instabilité ontologique que nous pourrons traverser l’événement qui nous arrive. L’enjeu consiste dorénavant à libérer les corps de ce pouvoir de contrainte pour laisser vivre l’infinité des variations sensibles qui les constituent et qui rendent possible une épreuve de monde. Paradoxalement, se libérer de ce pouvoir reviendrait donc moins à se libérer de « la » technique envisagée comme ensemble d’instruments répondant de l’intentionnalité humaine, qu’à libérer la technique entendue comme puissance de formation et de transformation des corps de la capture anthropocentrique dont elle a été l’objet. Car les corps ne sont pas des « choses » co-existant au sein d’un espace et d’un temps prédéfini. C’est par leurs corps que les existants adviennent au monde et s’exposent les uns aux autres. Nous appelons technique le mouvement par lequel les corps se déploient en espaces et en temps et, ce faisant, ouvrent des mondes.

Photo extraite du livre “Le toucher du monde” (ed. Dehors)

Photo extraite du livre “Le toucher du monde” (ed. Dehors)

L’expérience de la limite

Par leurs corps, les existants s’exposent à l’épreuve de la limite. Dans leurs rencontres et transformations réciproques ils ne cessent d’éprouver les limites qui les différencient et les relient les uns aux autres, les inscrivant ainsi dans un monde commun. Mais ils s’exposent aussi, dans le même temps, au mouvement illimité du naturer depuis lequel ils surgissent. Nous avons généralement tendance à confondre monde et nature en les assimilant à une totalité englobante. Or il existe au moins une différence essentielle entre les deux. La nature relève de l’illimité, mais d’un illimité dynamique, ce pourquoi nous le pensons comme mouvement du naturer. Le naturer exprime l’émergence et la persistance continue et illimitée d’une puissance s’actualisant en une multiplicité de corps. Au contraire, le monde implique nécessairement une forme de limitation, même si celle-ci n’est jamais décidable, car n’étant ni objectivable ni appréhendable par la pensée. Le monde est ce qui donne une consistance singulière à l’ouverture illimitée du naturer en l’articulant dans et à travers des formes. Un monde se tisse et se trame de l’enchevêtrement et des relations entre une multiplicité d’existants. Ces relations prennent formes à travers des manières de frayer les espaces et de traverser les temps, de sentir et de penser, de distribuer des valeurs ou d’articuler des traces, des survivances mémorielles et des récits, c’est-à-dire à travers une multiplicité de modes techniques. Ce pourquoi on ne peut jamais dire où commence et où finit un monde puisque sa profondeur temporelle et spatiale est incalculable.

Aborder la question de la technique revient donc à penser et à éprouver le paradoxe du bord et de la limite. Car la technique est, comme le bord, l’articulation qui permet la saisie d’une chose tout en étant en lui-même insaisissable. Délimiter une surface ou une chose, c’est toujours déjà tenter de la saisir en la circonscrivant. Mais au moment où l’on met l’accent sur la limite c’est le geste même de délimitation et l’espace qu’il a ouvert qui se trouvent oblitérés, évacués. Porter attention à ce geste, c’est au contraire montrer en quoi une limite ne peut se tracer que depuis l’épreuve d’une exposition à de l’illimité. Cet illimité manifeste la participation de l’existant à quelque chose d’autre que lui-même. Considérer le mouvement technique par lequel les existants se déploient en monde, c’est donc accueillir, dans un même geste, ce double mouvement de limitation et d’illimitation : le seuil ou l’espacement à partir duquel une rencontre devient possible avec d’autres existants et un monde peut advenir. Ce seuil n’est pas pensable en tant que tel. Parce qu’il est zone d’articulation et de passage, le seuil est d’abord ce dont on fait l’épreuve. Éprouver le seuil, c’est faire l’expérience d’une co-advenue des existants en monde et de leur exposition au mouvement du naturer. La pensée ne peut surgir que depuis une telle épreuve. Elle est donc indissociable d’un geste, geste technique qui engage une approche : une manière sensible d’aborder ce qui se profile dans l’expérience d’une advenue, dans l’ouverture d’un monde.

La technique comme réveil des temps

Aborder ce n’est donc pas « monter à bord », au sens où le bord pourrait se confondre avec le bateau lui-même ; ce n’est pas s’installer dans un véhicule circulant sur la mer conçue comme un simple support matériel ou comme un environnement à maîtriser. Aborder c’est faire l’expérience d’une traversée, d’un voyage. Son geste se fait avec la mer, la traverse et se laisse traverser par elle, c’est-à-dire par toutes les traces dont elle est porteuse et qui renouvellent une mémoire chargée de multiples historicités. La traversée est l’occasion d’articuler une contingence (un tracé) et une persistance (des traces). Car si le bateau peut lui-même être associé à un bord c’est que, perdu au milieu de la mer, dans cette matière instable aux contours labiles, il dessine le tracé qui articule un milieu ouvert, sans début ni fin, sans centre ni contour. Milieu sans limite sans pour autant s’identifier à un chaos. Car ce que le tracé révèle et articule dans le même mouvement, c’est la texture singulière de ce milieu, le tissage imperceptible et ouvert d’un ensemble de traces qui l’habitent et le constituent. Ces traces préexistent au tracé lui-même qui les réveille dans son sillage. Le tracé du bateau révèle la mer en tant que profondeur de champ, c’est-à-dire en tant qu’espace d’inscription. Il ne faut donc pas concevoir le tracé du bateau comme une simple trajectoire linéaire et superficielle déterminée par les seuls bords du bateau à l’intérieur d’un milieu lui-même déterminable comme système de relations positives. Le bateau n’est pas une entité autonome, bien au contraire, puisque son sillage entre en résonance avec d’autres sillages présents, passés ou à venir, inscrits dans et à travers la texture de la mer. La possibilité d’une telle résonance indique que le tracé du bateau vient toujours déjà en écho avec un tracer qui le précède et le rend possible : écart, espacement qui ouvre la possibilité d’un passage, d’une traversée. Seuil. Le tracer dit l’instabilité ontologique du naturer, le battement imperceptible et hors-champ qui l’ouvre et le déplie comme champs de résonance. Du tracer qui ouvre au tracé qui articule, le naturer se déploie comme profondeur de temps, c’est-à-dire comme mise en résonance de traces.

Penser la nature comme totalité ou système, c’est-à-dire comme ensemble de relations positives entre des entités objectivables, c’est la penser depuis l’oblitération du débord qui conditionne l’advenue des existants. C’est manquer le sillage de l’approche que suppose mon mouvement et l’espace d’inscription qui le rend possible. Penser depuis le geste d’un aborder sera mettre l’accent sur le mouvement qui se déploie dans l’approche. Approcher au bord pour laisser, dans le mouvement de cette approche, apparaître le débord. Ainsi, le geste technique se déploie depuis l’épreuve de la mer et laisse apparaître, tout en s’y articulant, l’infinité de ses variations sensibles et la multiplicité de ses profondeurs de temps. Les existants sont des frayeurs d’espaces mouvants et des traceurs de temps multiples.

Photo extraite du livre “Le toucher du monde” (ed. Dehors)

Photo extraite du livre “Le toucher du monde” (ed. Dehors)

Le geste technique : écart-de-contact

Le geste technique ne vient donc pas déterminer une action, mais ouvre, initie une rencontre, laquelle se réalise dans l’épreuve d’un écart, d’un passage, qui accompagne une transformation, un vivre-avec. Le geste technique n’appartient donc pas à l’humain. De même, on ne peut pas simplement dire que l’humain a un monde, ni non plus que la tique a un monde 3. Il se fait qu’il y a des existants, des êtres et des traces non dénombrables dans l’espace et dans le temps, qui sont engagés dans l’épreuve d’un seuil, d’une transformation qui les expose (s’exposant les uns aux autres) et s’impose à eux (les traverse), activement et passivement. Un monde naît de la rencontre entre des existants hétérogènes. Un devenir trans-individuel les porte, les borde et les déborde : un devenir-monde est à l’oeuvre.

« Si je reviens sur la manière dont je faisais les vagues, la main à plat dans une flaque d’eau, c’est d’avoir évoqué, il y a quelques jours, ce souvenir, le réel du geste même s’en est suivi, quelques jours après, comme aspiré. Cette main à plat contre la surface froide qui se laissait trouer et se reformait par-dessus, ma main pourtant soudain plus légère, et quand je la remontais, il me semblait qu’elle aspirait l’eau, mais à peine, et j’avais ressenti l’amorce d’un de ces gestes à n’en plus finir, où le ”ma” de cette main-là se perdait. Il s’agissait de faire des vagues, pour voir, pour voir comment les vagues se faisaient, puisqu’il fallait bien qu’elles se fassent ou soient faites, mais dans le même geste voulu et même raisonné, advenait de l’agir, et j’en éprouvais comme une honte, à être là, accroupi, à cent pas de la mer du Nord, et tout seul ; une honte ? Un émoi, plutôt, et, pour ce que j’en pense maintenant, c’est que ma main était dehors, main d’humain et rien d’autre, abandonnée ou presque, hasardée à éprouver le réel, et si j’étais en faute, c’était de me croire capable de comprendre comment les vagues se faisaient. Et, de cette faute-là, j’en étais conscient, ou quasiment, alors que l’émoi de l‘agir, c’était tout autre chose qui n’était pas de l’ordre de la faute. Je m’y perdais, tout simplement, ce qui peut s’écrire : je S’y perdait. Il y allait d’un péril. » 4

C’est le bord de l’eau que Deligny cherche ici à approcher. Et alors qu’il s’était donné pour but de toucher l’eau de la main afin de déclencher le mouvement des vagues, le toucher lui-même se transmue en non-appréhendable. C’est comme si la main aspirait l’eau plutôt qu’elle n’agissait dessus : l’eau devient la respiration de la main, ce qui l’anime, ce qui l’agit. Quelque chose échappe à sa saisie intentionnelle. Le bord de l’eau devient le débord de la main, révélant en retour son propre débord, ce qu’il y a en elle d’inintentionnel : son « agir ». La main, qui dans un premier temps s’appréhendait comme instrument, se découvre comme étant d’abord toucher. Il y a écart-de-contact de la main à l’eau. L’écart se révèle comme condition de possibilité même du contact. Alors que le faire privilégie le fait d’aller au contact, déterminant chaque moment de son « aller » en étapes orientées vers cette fin, l’agir dit la persistance de l’écart dans le contact, sauvegardant, en chaque moment de l’ « aller », l’écart qui le travaille. L’agir est ce qui rend le geste technique irréductible au seul faire. Alors que le faire est tout orienté par sa finalité dans l’objet visé, que ce soit sous la forme de l’acquisition ou de la production, l’agir est sans fin, au double sens de sans finalité et d’interminable. C’est pourquoi il est d’amorce, lieu de toutes les possibles transformations et métamorphoses. Car toujours la main qui touche manque ce qu’elle voulait toucher. Mais dans l’épreuve de l’écart, elle s’ouvre au monde.

La technique ou le toucher du monde

L’expérience du toucher contient en lui le risque d’une perte, celle de S’y perdre, de se perdre dans l’écart là même où l’on pensait pouvoir se rassurer d’un contact. Plus il s’approche de l’eau, plus Deligny découvre le lointain de son agir. C’est qu’ici, dans le pli du touchant-touché, ce n’est pas la logique de la spatialité qui se trouve à l’œuvre, car ce pli est l’espacement irréductible qui travaille le corps, la main, au moment même où se touchant, elle entre en contact. Le plus proche y est aussi le plus lointain : « dehors plus lointain que tout monde extérieur, parce qu’il est un dedans plus profond que tout monde intérieur. » 5 Dans l’agir, c’est le dehors du monde qui se donne à pressentir. L’agir est ce qui, venant du dehors, traverse tous les existants et les ouvre à la rencontre. L’agir est ce qui en l’humain échappe à sa condition humaine et l’inscrit dans le mouvement du naturer.

Si le faire correspond au geste privilégié par l’humain en tant qu’être de volonté et de conscience, l’agir le rappelle au dehors qui le traverse et le déborde. Envisager le geste technique dans l’horizon de cette différence entre agir et faire, ce sera donc défaire la technique de la perspective anthropocentrique à laquelle elle a été rattachée. Ce sera accompagner Deligny dans ce geste qui vise à démettre l’être humain de sa prétention toute puissante sur une nature qui le déborde, le dé-prend et le sur-prend, à le démettre de sa volonté de soumettre les existants qui la composent à la loi de son arché, de son commandement. C’est pourquoi le faire, à quoi est généralement identifié le geste technique, se révélera n’être qu’un de ses aspects possibles, aspect qui, même s’il n’appartient pas au seul humain, a été si souvent privilégiée par lui. Accueillir l’agir du monde, ce sera reconsidérer le geste technique dans la dynamique d’un mouvement plus large, par-delà tout anthropocentrisme : envisager le geste technique comme mouvement d’accueil du déploiement de l’agir dans le/du monde, comme le toucher du monde. Le geste technique serait alors ce dans quoi et par quoi, à travers la multiplicité des êtres et formes de vie qui le composent, humains et non humains, un monde se touche.

Le geste technique nous porte au seuil du monde, tout proche, et toujours infiniment lointain. Le toucher du monde : le geste technique tient dans le double sens du génitif, dans le mouvement d’approche par où se dessinent les contours des choses du monde et dans le sentir qui y prend forme.

Notes

1 - Le concept d’anthropocène a été formulé par le géophysicien Paul Crutzen pour désigner l’époque de l’histoire de la Terre qui aurait débuté lorsque les activités humaines, en particulier le développement industriel à partir du 18ème siècle, ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. Nous serions alors entrés dans une nouvelle époque géologique dans laquelle l’espèce humaine aurait acquis le pouvoir d’agir sur le système Terre au titre de force géologique.

2 - On retrouve ici le récit prométhéen qui a fait le fond de la conquête moderne de la nature par l’ « Homme » (figuration mythifiée du producteur et consommateur moderne).

3 - Voir Jacob Von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Rivages, 2010. Uexküll a développé le concept d’Umwelt (traduit en français par « monde propre ») pour qualifier l’environnement sensoriel propre à une espèce ou un individu. Ainsi la tique ne réagirait qu’à trois stimuli externes qui déterminent son Umwelt.

4 - Fernand Deligny, L’arachnéen et autres textes, Paris, L’Arachnéen, 2008, p. 219. Fernand Deligny (1913-1996) est une des références majeures de l’éducation spécialisée, proche des courants de la psycho-thérapie institutionnelle (François Tosquelles, Jean Oury, Félix Guattari). Il a été un opposant farouche de la prise en charge classique des enfants difficiles (délinquants) et des enfants avec autisme. Son expérience avec ces enfants est à l’origine des lieux alternatifs de l’éducation spécialisée que l’on regroupe sous le vocable générique de lieu de vie.

5 - Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Minuit, 2005, p. 59

Vivre parmi les existants : une épreuve de monde
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27 mars 2021 6 27 /03 /mars /2021 09:00

Face à l’épidémie de Covid-19, au changement climatique ou au terrorisme, la société française est invitée à renforcer sa résilience. Dix ans après la catastrophe de Fukushima et l’adoption par le Japon d’un plan de « résilience nationale », l’Assemblée nationale examine le projet de loi Climat et résilience. En publiant Contre la résilience... le chercheur en sciences sociales Thierry Ribault se livre à une critique virulente de la « technologie du consentement » visant, selon lui, à rendre acceptable le désastre par tous. Propos recueillis par Stéphane Mandard pour Le Monde. Lire aussi Face aux crises écologique, économique et sociale, la nécessité de (re)toucher terre, " Nous devons raconter des histoires pour faire naître un monde résilient " et Pour une plus grande résilience face aux crises.

Thierry Ribault ©http://franckushima.com

Thierry Ribault ©http://franckushima.com

Chercheur en sciences sociales au CNRS, coauteur avec Nadine Ribault des Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima (L’Encyclopédie des nuisances, 2012), Thierry Ribault vient de publier Contre la résilience. A Fukushima et ailleurs (L’Echappée). Une critique radicale d’un concept qu’il décrit à la fois comme une idéologie de l’adaptation et une technologie du consentement qui vise à rendre acceptable le désastre en évitant de nous interroger sur ses causes.

Les députés ont entamé l’examen du projet de loi Climat et résilience issu des travaux de la convention citoyenne pour le climat. Les débats se focalisent sur les mesures censées endiguer le dérèglement climatique, mais beaucoup moins sur la notion de résilience. Que recouvre-t-elle ?

La résilience tire sa force du fait de passer pour indiscutable. Prémisse à la résolution de tous les malheurs, elle nous invite à explorer les mille et une manières de plier sans rompre, se rendre conforme à notre milieu et se renforcer dans l’épreuve. Résister sans opposer de résistance et accepter que les hommes évoluent dans une société du désastre et la bénissent de les avoir rendus plus forts est son modus operandi. Apprivoiser le pire afin de stimuler nos capacités d’« antifragilité », cette force intérieure nous permettant d’anticiper les catastrophes et d’en accepter l’inéluctabilité pour aller de l’avant.

Car la résilience entend nous préparer au pire sans jamais en élucider les causes. Ce qui revient à intérioriser la menace et à transformer la réalité physique et sociale du désastre en une nécessité à laquelle on ne peut se soustraire, amenant chacun à faire l’impasse sur ce à quoi il est contraint de se soumettre pour tenter d’y répondre. Cet impératif de préparation fonde la « transition écologique et climatique » tant attendue par la loi Climat et résilience. Préparation par l’éducation, l’« accélération de l’évolution des mentalités » et la responsabilisation individuelle. Cette politique de résilience ayant toutes les allures d’une implacable et déshumanisante ingénierie du consentement, on peut comprendre que les débats portent sur les modalités de sa mise en œuvre plutôt que sur son caractère idéologique.

Vous dénoncez une idéologie de l’adaptation (au pire), une technologie du consentement qui vise à rendre acceptable le désastre, à s’accommoder du pire, en évitant de nous interroger sur ses causes. Le projet de loi Climat et résilience ambitionne pourtant d’abord de « lutter contre » le dérèglement climatique ?

La résilience est une technologie du consentement parce qu’elle est à la fois un discours tenu sur la technique et une technique elle-même, visant à amener les populations en situation de désastre à consentir à la technologie (à Fukushima, il s’agit du nucléaire), y compris aux technologies de la survie et de domptage de la nature censées répondre aux dégâts perpétrés. Il s’agit aussi de consentir aux nuisances et à leur cogestion. Consentir, encore, à l’ignorance en désapprenant à être affecté par ce qui nous touche au plus profond de nous, notre santé notamment. Consentir enfin à l’expérimentation de nouvelles conditions de vie.

Appelant à « lutter contre » le dérèglement climatique en vivant avec, et exhortant chacun à prendre part à son gouvernement de manière active, positive et citoyenne, la loi Climat et résilience s’inscrit dans la « résiliomanie » contemporaine. Elle rend émotionnellement maniable ce qui est démesurément terrifiant en euphémisant le fait que nous sommes dans la catastrophe, en concentrant ses injonctions sur la mise en ordre de marche face à celles à venir, et en tablant sur nos aptitudes à rebondir à travers elles vers un « monde de demain » déjà là.

Administrer le consentement au désastre requiert d’administrer les sentiments à son égard. Il s’agit, par la « culture du risque », de nous convier à écoper avec des affects de joie agissante, de faire de chacun un « citoyen consommateur acteur du changement », d’« impérativement changer nos mentalités, nos manières de vivre et nos manières d’agir ». Cette loi prend part à la raison catastrophique qui nous trouve toujours de bonnes raisons pour endurer le désastre au prétexte de le dépasser. Ce qui la rend contestable n’est donc pas tant qu’elle serait un collage de « mesurettes », comme s’en indignent ceux qui en attendent toujours plus d’un Etat pétrifié, mais qu’elle entérine ce nouvel esprit des nuisances reposant sur l’individualisation de leur intendance et sur le « do it yourself », cette maestria du bricolage piloté en temps de catastrophe. Esprit qui, au lendemain de l’accident nucléaire de Fukushima, a contribué à calmer la fureur des populations.

Comment est né le concept de résilience et comment a-t-il émergé dans le champ de l’écologie ?

De la science des matériaux à sa mobilisation en tant que thérapie pour tout type d’expériences douloureuses (cancer, sida, perte d’un proche, captivité, catastrophes, attentats, maltraitance), autant d’épreuves que l’on est censé supporter en leur trouvant un sens, la résilience a connu une expansion tous azimuts. Dans le champ de l’écologie, son importation s’est opérée via un édifiant détour de production. Dans les années 1950, les Américains Eugene et Howard Odum, biologistes missionnés par la Commission de l’énergie atomique des États-Unis, vont étudier la résistance des écosystèmes des atolls coralliens micronésiens, et accessoirement des populations, aux effets des particules radioactives disséminées par les essais atomiques.

C’est de l’intérêt morbide de cette « écologie des radiations » pour l’étude de la capacité du vivant à s’adapter à sa destruction et à en tirer parti, dans des îles transformées en laboratoires nucléaires jetables, dont héritera l’écologie systémique naissante. Dans les années 1970, l’écologue canadien Crawford Holling confirmera le cap et développera un programme de « sécurité écosystémique » plus libéral, baptisé Résilience, c’est-à-dire la capacité à supporter les chocs et à se réorganiser efficacement en capitalisant sur les « opportunités émergentes ».

Face à la pandémie de Covid-19, comme après les attentats de 2015, les injonctions à s’adapter ou à « vivre avec » se multiplient pour préparer le fameux « monde d’après ». Y voyez-vous de la part des responsables politiques une manière de se déresponsabiliser ?

Vivre avec le confinement, vivre avec un masque, une attestation, un couvre-feu… donc vivre en acceptant la privation de libertés et la surveillance du respect de cette privation devient irrécusable. D’autant plus que dans sa prétention à résoudre, la résilience s’empresse d’absoudre les uns et de culpabiliser les autres, ceux qui refusent de collaborer à cedit « monde d’après ». Citoyens, industriels et décideurs deviennent responsables à parts égales, comme le clame le « on va arrêter le grand n’importe quoi » de Barbara Pompili [la ministre de l’écologie, le 10 février, avant l’examen du projet de loi], qui élude la définition de ce « on » niveleur, pour mieux légitimer le fait qu’« on va embarquer tout le monde ».

La résilience permet, d’autre part, d’évacuer la réalité objective de la catastrophe et de ses suites induites par un technocapitalisme de moins en moins contrôlable, renvoyant leurs origines à la contingence, là où on a affaire à des processus socio-économiques en flagrant délit de contradiction. Rendue subjective, la catastrophe devient une question à régler avec soi-même, un dépassement à opérer dont on ne se demande jamais s’il n’est pas pire que ce qui est dépassé, une victoire à remporter sur la peur, censée anéantir la menace qui la fait naître.

Il s’agit de combattre le cancer, le dérèglement climatique, le Covid-19 ou le terrorisme, sans combattre le monde qui les fait émerger, car la résilience est toujours tournée vers l’avenir. La question devient : comment le malheur d’aujourd’hui peut-il nous conduire au bonheur de demain ? Cette liquidation du passé et du présent ôte aux populations toute perspective de prise de conscience de leur situation et de révolte.

Fukushima est présenté comme le laboratoire de la résilience. Après la catastrophe, le gouvernement japonais a élaboré un plan de résilience nationale visant à « construire une nation forte et résistante aux désastres ». Dix ans plus tard, quel bilan peut-on tirer ?

Des piscines suspendues remplies de combustible restent à la merci des tremblements de terre, trois cœurs en fusion sont irrécupérables, les eaux contaminées du site rejoindront l’océan, 90 000 liquidateurs et décontaminateurs ont été mobilisés dans des conditions de sécurité discutables, 43 000 personnes sont encore réfugiées à ce jour, et les cancers de la thyroïde sont en hausse. La catastrophe nucléaire de Fukushima est un impossible non résolu que la politique de résilience prétend solutionner.

Un ministre de la « construction de la résilience nationale » a été nommé. Un programme de décontamination enhardissant les gens à y prendre part pour désactiver leur peur de la radioactivité a été développé. Une politique d’incitation au retour des populations mettant fin à l’aide aux réfugiés et subventionnant la reconstruction d’écoles dans les communes désertées a été instaurée. Prenant le parti de peupler des hôpitaux de malades plutôt que de rendre inhabitées des terres inhabitables, une stratégie de reconquête des zones contaminées aiguillonne les gens à revenir y survivre.

Les « résiliothérapeutes » peuvent se targuer d’avoir réussi à contenir les populations exposées à la contamination, l’immense majorité n’ayant pas été déplacée, et à réduire au silence leur liberté d’avoir peur, sous couvert de les en libérer. Objectif, d’ailleurs aussi, clairement affiché par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), soucieuse de « dissiper la peur de la pandémie de Covid-19 », à défaut d’en sortir.

Si la résilience est une imposture solutionniste qui mène à une impasse, alors quelle alternative lui substituer pour échapper au désastre ?

Une raison non catastrophique où l’anxiété n’est plus appréhendée politiquement comme symptôme d’une maladie de l’inadaptation, mais en tant que mouvement vécu et justifié, une tentative d’extirpation de l’état d’ignorance et d’impuissance dans lequel on se trouve. La peur est le signe d’une disposition non altérée à la liberté et à la vérité. Un moment indispensable pour prendre conscience des causes qui nous amènent à l’éprouver. Car elle est un effet de la catastrophe et non pas une conséquence, contrairement à ce qu’en dit la résiliothérapie, qui en individualise la prise en charge en culpabilisant les victimes et préconise d’apprendre à éteindre notre peur pour mieux étreindre notre malheur. Sortir de la prétention, y compris technologique, de pouvoir répondre à des situations impossibles, c’est prendre conscience de l’impuissance et de ses causes. La suite en découlera.

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10 mars 2021 3 10 /03 /mars /2021 19:55

Partisans d'une politique anticapitaliste et partisans d'un renouvellement cosmologique n’ont pas (encore) trouvé à s’entendre. Pourtant plusieurs luttes réinventent leur pratique en tissant des liens avec des êtres non-humains dans leurs actions. Sommes-nous en présence d’une nouvelle forme d'alliance politique ? Cet article de Lena Balaud et Antoine Chopot a été publié sur Terrestres le 15 novembre 2018, donne un  avant-goût de Nous ne sommes pas seuls – Politique des soulèvements terrestres, de Lena Balaud et Antoine Chopot, qui sort le 18 mars 2021 (Essais Anthropocène, Seuil). Lire aussi Le Covid-19 - un cas vraiment admirable et douloureux de dépendance , Philosophie politique de la nuit et Le « chthulucène » de Donna Haraway.

Une entente terrestre de l’action politique

La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et des possibles du temps.

Jacques Rancière

J’étais de garde en haut de la colline, J’ai regardé Birnam, et, là, j’ai cru   Que la forêt se mettait à bouger.

William Shakespeare

Des habitants de San Francisco greffent des tiges d’arbres fruitiers de manière illégale sur les arbres ornementaux des quartiers pauvres, pour que l’espace urbain redevienne un commun comestible et non-marchand pour tous. Ils ont baptisé ce mode d’action la guerilla grafting (1).

En France, des amoureux et des techniciens de la forêt se rassemblent pour racheter collectivement de nombreux hectares forestiers pour les sortir des griffes du marché, et aider ainsi l’écosystème à retourner à un peuplement plus irrégulier, plus diversifié et résilient. Ils composent le Réseau pour les Alternatives Forestières (RAF) (2).

À la ZAD, des férus de botanique ont mis à nu une zone de sol de la dernière lande du bocage pour favoriser la germination de la gentiane pneumonanthe, plante rare protégée par la loi, dans le but d’en faire un obstacle juridique de plus à la bétonisation de la zone. Ils font partie des Naturalistes en lutte (3).

De nombreux mouvements convoquent des êtres non-humains et leurs puissances d’agir dans leur combat politique : des capacités à restaurer des milieux vivables, à soutenir une vie plus autonome du marché, mais aussi à faire obstacle à des projets néfastes et à guider des formes d’action collectives. Cela semble indiquer un renouvellement des pratiques, où l’on s’autorise à tisser des solidarités d’un nouveau genre pour la politique, traditionnellement conçue comme un espace prioritairement humain, reléguant les non-humains à une fonction d’environnement. Ce renouvellement résonne avec certaines mutations du regard dans le champ intellectuel (pensons aux travaux novateurs de Baptiste Morizot et de Anna Tsing (4)). Nous proposons ici d’éclairer les enjeux d’une entente terrestre de l’action politique.

Entre désastre et réenchantement

Le moment présent pourrait être décrit comme l’épreuve d’une rencontre parfaitement synchrone entre le désastre et le réenchantement. Désastre toujours plus accusé de la situation écologique planétaire ; réenchantement tout aussi profond de notre rapport au monde et aux multiples êtres vivants qui le composent. Là où le premier représente l’absence de futur désirable et débouche sur un temps fini, le second représente un désir d’exploration des relations et ouvre un temps infini. Mais avec le désastre tout comme avec le réenchantement, c’est la possibilité d’habiter la Terre en terrestre qui est pour nous convoquée, et radicalement mise en question. Il se peut que la seule manière de tenir subjectivement dans cet état de choses vertigineux soit l’entrée en lutte face aux responsables de la crise écologique.

Mais tout le monde ne s’accorde pas sur les manières de répondre à cet état de choses. Nous percevons deux grandes positions qui structurent actuellement le champ du débat écologique et politique.

Certains défendent la nécessité de remettre en question l’anthropocentrisme et l’euro-centrisme, dont l’origine se situe dans une critique de l’idée occidentale de Nature. Cette position, que l’on peut dire ontologique ou cosmologique, pousse à la reconnaissance de la place incontournable des non-humains dans la composition des mondes que nous habitons. Pour Bruno Latour, Philippe Descola et bien d’autres, il s’agit d’en finir avec la séparation entre humain et non-humain, qui coupe l’homme de ses relations vitales et constitutives à tous les autres êtres, vivants, techniques…

D’autres entendent, en réponse à l’urgence climatique globale, maintenir une différence cruciale entre l’humain et le non-humain, la société et la nature, pour des raisons politiques. Ici l’enjeu est de pointer les causes sociales du Capitalocène (5) et de retrouver une capacité collective d’action et d’initiative politique, qui puisse assembler des volontés – bien humaines – contre le capitalisme fossile. Bref, nous ne pouvons pas compter sur les « non-humains » pour transformer la situation, pour démanteler au plus vite l’organisation capitaliste des rapports à la nature – unique responsable de la catastrophe climatique. En réalité, plus nombreux sont les problèmes environnementaux, plus il devient impératif de distinguer ce qui relève du pôle de la société et des responsabilités humaines de ce qui relève du pôle de la nature.

Cette deuxième position, plus directement marxiste, est représentée par des penseurs désormais bien connus comme Andreas Malm (6), ou moins connus comme Jodi Dean ou Alf Hornborg. Elle prend le contre-pied de la logique de déconstruction de l’opposition humain/non-humain, nature/société, et voit dans le « tournant non-humain » (7) une impasse politique : une substitution de la puissance d’agir des choses à la puissance d’agir du peuple. En effet, si les études intégrant les non-humains dans leurs analyses multiplient effectivement les êtres capables d’agir et de « fabriquer des mondes » (comme les symbioses de champignons et d’arbres décrites par Anna Tsing), on assiste pourtant dans ces recherches à un net désintérêt pour la pensée sérieuse de l’action collective organisée, pour le désir non-fantasmé de transformation du monde. Autrement dit : si nous dissolvons l’opposition nature/société, ne faisons-nous pas aussi disparaître la spécificité humaine de la politique, et par là même la possibilité de construire une opposition radicale, intentionnelle, populaire et internationale aux dégâts du capitalisme ? Pire : et si le tournant non-humain, avec son optimisme ré-enchanteur, n’était que le symptôme d’une impuissance politique à transformer l’état des choses défini par le capitalisme ? Les puissances d’agir non-humaines prolifèrent là où la capacité d’action humaine s’est absentée…

Si cette critique nous paraît ajustée à certains égards, elle semble pourtant ne pas entendre la bonne nouvelle que contient ce tournant non-humain. Pour nous, il s’agit de trouver une réelle articulation entre (1) le maintien d’une irréductibilité de l’action humaine, seule source de décision politique sur laquelle nous pouvons compter ; et (2) la volonté d’épaissir ce que cela veut dire être « humains », en se ré-envisageant comme participants à des écologies vivantes de sens, de valeurs et d’histoires partagées avec d’autres espèces et d’autres matérialités. L’enjeu est que dans notre agir politique il en aille de notre être de vivant pris dans le tissu de la vie, sans céder sur la capacité spécifique aux humains de s’organiser et formuler les termes d’un conflit avec l’ordre en place.

S’attaquer aux causes, s’attaquer aux cadres

Dit autrement, de manière directement politique : l’enjeu contemporain est de pouvoir tenir à la fois la volonté de s’attaquer aux causes des menaces pesant sur la vie et les sociétés (visée ancienne des pensées marxistes, socialistes autant que de l’écologie politique, lorsqu’elles visent les initiatives, passées et présentes, les choix politiques qui amènent à faire que le monde soit soumis aux seules « lois » de l’économie), et la volonté d’intégrer cette richesse d’êtres et de relations qui nous viennent du tournant non-humain.

Si les pensées allant de la social-écologie à l’éco-socialisme proposent bien une analyse du capitalisme renouvelée par la question écologique, celle-ci reste néanmoins beaucoup trop centrée sur la question du réchauffement climatique et des énergies fossiles, ce qui a pour résultat de laisser dans l’ombre la dimension cosmologique de l’écologie, celle de la transformation des sensibilités collectives, ainsi que les autres luttes, celles des peuples indigènes, qui ne se mènent pas seulement dans les métropoles occidentales ni dans un cadre seulement moderne. Or, ce sont aussi ces luttes qui peuvent nous aider à réinterroger et réinventer nos propres manières de faire de la politique.

Cette absence produit des philosophies et visions politiques qui ne peuvent-être que tronquées : car le désastre écologique est conjointement le produit du capitalisme et d’une mise en exception de l’homme, d’une économie d’appropriation du travail d’autrui et d’un déni des relations aux autres : à l’atmosphère, à la photosynthèse, aux pollinisateurs, aux aquifères, ainsi qu’aux esclaves et aux travailleurs invisibles. À la suite des travaux de Jason Moore nous défendons l’idée que l’opposition moderne de la nature et de la société est fondatrice du capitalisme : pour réaliser du profit, celui-ci a eu besoin de construire une frontière violemment policée entre les êtres appartenant à la « nature » (autant les non-humains que les humains que l’on peut mettre gratuitement au travail) et les êtres « sociaux » (dont on reconnaît le travail par l’attribution d’un salaire) – une frontière ayant des origines profondes dans le colonialisme (8). Le capitalisme n’est donc pas « une société qui exploite la nature », mais une manière violente de régir un monde qui se constitue sur la séparation pratique et intellectuelle d’une « nature » opposée à une « société ».

Il s’agit donc non seulement de s’attaquer aux causes, mais aussi aux cadres de l’expérience héritée – qu’on les désigne comme naturalisme, dualisme, ou humanisme. Aujourd’hui, s’attaquer aux cadres dominants de l’expérience, c’est troubler un certain ordre politique des places, un ordre capitalo-naturaliste. Cet ordre est structurant dès la plus petite enfance, dans toute socialisation, et détermine ce qui peut être dit acteur et ce qui ne peut pas l’être, ce qui peut être reconnu comme travail et ce qui ne peut pas l’être, ce qui peut être perçu comme sensible, vital, intelligent et ce qui ne le peut pas. Ces cadres de l’expérience sont inscrits non seulement dans les institutions mais aussi dans nos perceptions, nos pratiques et nos récits. Ils ne se contentent pas d’être à propos du monde : ils matérialisent un certain monde, ils construisent des injustices et des murs bien réels, qu’un certain pouvoir entretient (9).

Rancière a montré que la dimension politique d’une action ne réside pas seulement dans sa force de conflit avec les dirigeants qui prennent les décisions. Sa force est constituée avant tout par sa capacité à bouleverser les manières de percevoir ce qui est donné pour le monde commun, et l’ordonnancement du visible et de l’invisible dans ce commun. Il s’agit pour lui de mettre en question les évidences inégalitaires quant à qui peut penser, parler et donc qui peut décider au sein d’une communauté humaine (10). Mais, pour des raisons que plus personne ne devrait pouvoir nier, la communauté concernée par la politique doit s’élargir à une communauté non-humaine. L’action politique doit approfondir son œuvre de déstabilisation des cadres de l’expérience, troubler les séparations qui font évidence entre humains et non-humains, et réinterroger les relations possibles entre eux.

Comment la nécessaire prise en compte des êtres non-humains, particulièrement les êtres vivants, peut-elle transformer positivement notre entente de la politique et les pratiques contemporaines du conflit social ? La manière dont nous proposons de tenir ensemble le geste de s’attaquer aux causes et celui de s’attaquer aux cadres passe par une nouvelle entente de l’alliance.

Qui peut transformer la situation ?

Qu’est-ce qu’une action politique ? Nous la reconnaissons à ces trois éléments : c’est faire effraction dans un ordre donné, interrompre localement cet ordre, et commencer un autre processus, en écart avec cet ordre.

Que peut devenir l’action politique lorsque les collectifs humains ne peuvent plus être considérés comme les seuls « acteurs », les seuls participants du monde que nous habitons ? Partir du motif de l’alliance entre des humains et des non-humains nous oblige à requestionner ce en quoi elle consiste.

Parler d’une alliance, c’est d’abord dire et reconnaître que nous ne sommes pas seuls : une solidarité existentielle nous attache aux autres, humains et non-humains, et nous partageons une vulnérabilité commune face à l’impasse écologique. Mais comment actualiser cette solidarité de fait ? Cela passe par reconnaître, de manière encore plus cruciale, que nous ne sommes pas seuls à pouvoir transformer la situation présente : peut-être y a-t-il effectivement, dans une compréhension écologique du monde, bien d’autres puissances d’agir que les puissances humaines à pouvoir interférer, intervenir et remédier à la situation présente.

D’autres manières de faire, de se relier, de se protéger, de soigner peuvent être convoquées : des manières animales, végétales, sylvestres, bactériennes, fongiques, sont à l’œuvre pour fabriquer des mondes vivables. Il nous faut moins les fantasmer qu’apprendre à les connaître, à les rencontrer, à les défendre, à les amplifier, dans leurs spécificités. « Réparer les dégâts humains ne peut jamais advenir selon la seule action humaine », nous enseigne l’anthropologue des plantes Natacha Myers (11). Après des coupes rases, seules les forêts savent recréer des forêts, des sols vivants et résilients, pour les humains mais aussi pour une multitudes d’autres êtres. De même que l’émancipation d’esclaves par le marronnage a reposé sur des alliances avec des puissances d’agir non-humaines, les voies de sortie du capitalisme et de l’Anthropocène n’existent pas sans les capacités propres de ces autres êtres à fabriquer des mondes habitables.

En un premier sens, les alliances avec d’autres formes d’existence et d’autres puissances d’agir sont des alliances vitales, comme le défend de manière convaincante Baptiste Morizot (12), nécessaires à la tenue de cohabitations épanouies. Il s’agit bien de changer les cadres de l’attention, et de réapprendre, là où les savoirs et les techniques ont disparu, à recomposer intelligemment avec ces existences bâtisseuses de mondes : il en va du réapprentissage de la manière dont certains milieux soutiennent et constituent des vies. De là peut émerger l’identification de causes communes, entre différentes espèces, différents contextes.

Mais réenchanter l’expérience avec ces alliances vitales ne doit pas être une nouvelle mode académique ou une expérience de « développement personnel », autant de manières de contourner la question de l’action politique : comment les lier au geste de s’attaquer aux décisions ou aux projets d’un certain ennemi commun, qui empêchent de vivre bien de manière autonome, égalitaire, et de perdurer ensemble ?

Une entente terrestre de l’action politique

Porter un agir qui n’est pas le nôtre

C’est une nouvelle donne pour les héritiers de l’idée d’émancipation : comment les actions politiques peuvent-elles porter un agir qui n’est pas le leur ? Comment faire place dans la forme des actions politiques à l’agir soignant des formes de vie extra-humaines, à leur puissance de résurgence dans des zones dévastées, mais aussi à leurs puissances d’entrave de la machine économique ?

Pour cheminer vers une réponse, nous prenons l’histoire des activistes paraguayens et argentins, ayant trouvé à s’allier à une plante : l’amarante, devenue résistante au glyphosate et un véritable fléau pour l’agriculture intensive (13). L’alliance s’est composée dans une situation de guerre de subsistance contre un ennemi qui leur était commun, les multinationales de l’agro-business. L’invention politique des paysans et activistes aura été celle d’oser amplifier la puissance d’agir d’un végétal, en confectionnant des « bombes à graines » (composées d’argile et de graines d’amarante résistante) lancées dans les champs de soja OGM, pour en entraver la culture. Ici se trouve clairement à l’œuvre une dialectique des causes et des cadres, s’en prenant à la fois à la source d’injustices partagées et aux cadres dominants de l’action politique traditionnelles, à travers le récit d’une alliance effective entre différentes espèces. L’intérêt de cet exemple est de nous montrer que, depuis d’autres cosmologies, l’action politique peut s’envisager comme la réponse de certains humains à ce qui a été perçu comme une initiative non-humaine, une initiative d’une plante qui résiste, qui est aussi une divinité pré-colombienne prenant sa revanche sur les colons.

Pour notre part, nous n’en savons rien : est-ce qu’une plante peut prendre une initiative, et passer une alliance ? La cosmologie humaniste dont nous héritons présuppose qu’il faut une intention pour qu’il y ait initiative, et un contrat pour qu’il y ait alliance. En effet, comment tisser une alliance avec des entités dont on ne peut pas prouver l’intentionnalité ?

Pour répondre, il faut déplacer le problème : en politique l’alliance existe moins sur le mode d’un contrat entre agents rationnels et parlants que sur le mode d’un réseau d’actes, une résonance d’actes les uns par rapport aux autres (14). Une alliance naît lorsqu’un collectif répond par ses actes à des actes portés par d’autres (15). Tisser une alliance politique terrestre, c’est alors moins prêter une intention politique aux acteurs non-humains, que traiter leurs actions (de mise en échec des méthodes de l’agriculture intensive par exemple) comme éléments d’un réseau d’actions qu’il s’agit de faire croître. C’est reconnaître ici que des plantes ayant réussi à survivre en devenant résistantes aux herbicides ont produit une différence dans une situation (16), et que cet événement appelle une réponse par des actes politiques : nous pouvons faire le choix de nous joindre à elles et à leur manière de le faire.

Ainsi nous sommes amenés à laisser des actions non-humaines, non politiques en elles-mêmes, orienter nos actions politiques. L’alliance est bien le contraire de l’instrumentalisation, en rupture avec le rapport de manipulation et d’optimisation des vivants dans le capitalisme industriel : c’est trouver à se laisser guider par l’autre, par la relation, et trouver à se laisser affecter dans ses choix par une dynamique qui n’est pas la sienne, plus que la sienne, dans la constitution d’une ligne de conflit.

Mais le cas de l’amarante résistante n’est pas à prendre comme modèle. Il y a des alliances moins fulgurantes, moins spectaculaires, où ce n’est pas une plante elle-même qui arrive à mettre à mal des projets. Il faut souvent un agencement imprévisible de plusieurs dimensions pour qu’une alliance politique terrestre puisse voir le jour. Pour éclairer ce point, arrêtons-nous sur une initiative que nous avons croisée récemment, le projet Abrakadabois sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

Un pari sur les cent prochaines années

Pendant plusieurs décennies, le (désormais enterré) projet d’aéroport aura eu la vertu insoupçonnée de mettre à l’arrêt le développement de l’agriculture intensive dans le bocage. L’absence d’une exploitation effective des terres aura notamment rendu possible le réensauvagement de certaines parcelles forestières de plantations. C’est le début d’une résurgence (le redémarrage de processus vivants reprenant leur propre dynamique) avec laquelle certaines personnes ont envisagé de s’allier.

La dynamique collective Abrakadabois s’est constituée autour de formations pratiques et théoriques en lien avec la forêt, avec des balades et des chantiers sur la zone à défendre. Le groupe s’est posé la question d’une possible alliance des besoins dans une situation de lutte, des besoins des occupants et de ceux de la forêt, même s’ils ne sont pas nécessairement les mêmes. Comment construire en dur, se chauffer de manière autonome, pour occuper pleinement ces lieux de lutte, être moins vulnérable, tout en continuant à laisser vieillir les arbres, et la forêt suivre son cours ? Au-delà de l’usage, comment favoriser la diversité, diversifier les essences d’arbres, faire revenir les oiseaux et les herbes du sol dans une plantation d’Épicéa de Sitka devenue silencieuse et acide ? L’enjeu est aussi devenu celui d’apprendre à ne pas intervenir, à ne pas être partout, et voir ce qui peut advenir. La possibilité d’une alliance vitale s’ouvre lorsqu’on se demande, depuis la question de nos besoins, comment laisser aux autres l’occasion d’exprimer leurs potentiels singuliers, pour nous indiquer les chemins à suivre.

On voit ici que l’alliance politique terrestre soulève aussi la question d’une alliance des temps : la rencontre d’une temporalité longue, celle dont la forêt a besoin pour réparer son milieu, et d’une temporalité plus courte, celle du rythme de la politique, constituée par l’occupation et la résistance au jour le jour. C’est ce nouage des temps qui peut les amener aujourd’hui à oser « un pari sur les cent prochaines années », suivant en cela un ordre de grandeur plus propre aux arbres qu’aux humains. C’est dans cette tension féconde entre alliance vitale et alliance politique qu’on assiste sur la zone à la naissance d’une culture forestière, avec ses nouveaux « us et coutumes », dans un pays et un bocage nantais qui n’est pas forestier à la base.

La démarche autour de l’usage de la forêt se fait en lien et en discussion avec d’autres forestiers (de Longo Maï, du RAF) et avec les naturalistes en lutte présents sur la zone, pour prendre finement en compte la faune et la flore. De cette démarche, il est important de retenir ceci : la portée du geste de « se laisser guider pour mieux habiter » croît à mesure de la mise en résonance des différents regards, pratiques, savoirs : ceux du naturaliste, de l’aspirant forestier, du bûcheron, de l’occupant, de l’amoureux de la forêt.

Et cette résonance des regards change l’expérience de la forêt : en amenant chacun à aller au-delà de son identité particulière, elle multiplie les êtres et les relations à prendre en compte. Leur conviction est que seul le travail collectif rend possible une perception affinée du milieu forestier dans lequel ils se trouvent. C’est bien la qualité d’attention apportée par ce travail qui leur a permis de s’allier au geste de réensauvagement et de réparation initié par la forêt.

Mais cette résonance est aussi une manière directe de s’attaquer à l’une des causes de la dégradation des écosystèmes forestiers en France : la fragmentation des regards, des pratiques, des savoirs et des secteurs de travail, constituant un des problèmes majeurs de la filière bois aujourd’hui (17). Les membres d’Abrakadabois se situent en rupture avec cette logique de fragmentation en cherchant une vision plus globale, allant « de l’arbre à la poutre ». C’est de là, depuis un regard non fragmenté et partisan sur les forêts, que des alliances vitales et politiques ont pu être vues et construites.

Après la victoire contre l’aéroport, une question se pose désormais : comment garder la « gestion » de la forêt de Rohanne, tout en défendant le statut de communs accessible à tous, irréductible à une forme d’appropriation ou de propriété juridique ? Car cette forêt (publique) est convoitée par le Conseil Général qui pourrait la revendre (selon les bruits qui court) au plus offrant. Les membres d’Abrakadabois demandent quant à eux le droit d’usage (puisque ce sont eux qui en ont pris soin, qui l’ont défendu), quitte à obtenir une gestion partagée avec l’ONF. Et c’est ici que pourrait se trouver un improbable retournement de situation : car les orientations de l’ONF sont fortement critiquées par ses propres membres, qui est traversée par un conflit syndical concernant la mise au travail de plus en plus brutale de ces agents et des massifs forestiers (18). Certains en viennent donc à se demander si une alliance politique entre des agents de l’ONF et les membres d’Abrakadabois ne deviendrait pas aujourd’hui possible…

De nouvelles solidarités politiques

Résumons. Dans ces alliances que nous avons rencontrées, ce ne sont plus seulement les humains qui sont capables de produire une différence dans une situation politique, mais bien un certain agencement de puissances, un foyer de relations entre différents acteurs, dont seulement certains sont humains. Autrement dit, il est possible de convoquer des puissances d’agir non-humaines sans le faire au détriment de la politique, selon une action ré-envisagée depuis une capacité de produire un écart dans une situation politique, redistribuée par-delà les humains. Et c’est bien le fait de donner à l’action politique la forme de l’alliance plus qu’humaine qui rend possible, dans le même temps, de cibler les éléments jugés responsables du désastre et de déplacer les cadres dominants de l’expérience.

Dans l’actuel mouvement pour le climat aussi bien que dans les luttes territoriales contre les grands projets inutiles, nous discernons le désir d’une alliance renouvelée entre humains et non-humains, affect qui pourrait aujourd’hui devenir une source majeure de politisation individuelle et collective. Cela suppose l’émergence d’un nouveau sens de la solidarité politique. Pour Val Plumwood, la solidarité est le fait de se tenir avec l’autre dans une relation de soutien actif, sans réduire les altérités en jeu ni reposer sur une identification hâtive, anthropocentrique, des intérêts (19). Les gestes de cette solidarité s’inventent à présent entre différentes espèces, et différents peuples, différentes situations de vulnérabilité dans un monde marqué par le danger d’un emballement des dégradations planétaires et du repli identitaire. Amplifier cette solidarité est à nos yeux une voie qui mérite d’être explorée pour que le futur puisse être autre chose qu’un effondrement programmé.

(1) http://www.guerrillagrafters.org

(2) http://alternativesforestieres.org

(3) https://naturalistesenlutte.wordpress.com

(4) Morizot Baptiste, Les diplomates, Wildproject, 2016 et Tsing Anna, Le champignon de la fin du monde, Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2017.

(5) La notion de « Capitalocène » a été proposée par différence avec celle d’ « Anthropocène », pour contester la responsabilité de l’humanité en général dans le dérèglement planétaire actuel, et insiste au contraire pour désigner clairement le capitalisme et l’histoire des inégalités comme principal responsable. Voir par exemple Bonneuil Christophe et Fressoz Jean-Baptiste, L’événement Anthropocène, Seuil, 2013.

(6) Malm Andreas, The Progress of this Storm, Verso, 2018.

(7) Le tournant non-humain n’est pas à confondre avec le courant « post-humain », en ce qu’il ne s’appuie pas sur le récit d’un Progrès inévitable allant de l’humain au post-humain ou au trans-humain. Le tournant non-humain insiste au contraire pour dire que l’humain a toujours co-évolué, coexisté ou collaboré avec le non-humain – nous ne sommes humains qu’en relation au non-humain (aux autres êtres vivants notamment). Richard Gursin décrit ce non-human turn dans les sciences sociales et humaines comme un mouvement d’engagement « dans le décentrement de l’humain en faveur d’un tournant vers et d’un concernement pour le non-humain, compris de manières multiples en termes d’animaux, d’affectivités, de corps, de systèmes organiques et géophysiques, de matérialités ou de technologies. ». Voir Gursin Richard, The Non-Human Turn, Minnesota Press, 2015.

(8) Moore Jason, Patel Raj, Comment notre monde est devenu cheap, Flammarion, 2018.

(9) Blaser Mario, « Ontological Conflicts and the Stories of Peoples in Spite of Europe: Toward a Conversation on Political Ontology, » Current Anthropology 54, no. 5 (October 2013).

(10) Rancière Jacques, Le partage du sensible, La Fabrique, 2000.

(11) Myers Natasha « Photosynthesis », Cultural Anthropology, 2016, https://culanth.org/fieldsights/790-photosynthesis

(12) Morizot Baptiste, « Nouvelles alliances avec la terre. Une cohabitation diplomatique avec le vivant », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2017. http://journals.openedition.org/traces/7001

(13) Beilin Katarzyna Olga, Suryanarayanan Sainath, « The War between Amaranth and Soy: Interspecies Resistance to Transgenic Soy Agriculture in Argentina », Environmental Humanities, Volume 9, Issue 2. https://read.dukeupress.edu/environmental-humanities/article-standard/9/2/204/133011/The-War-between-Amaranth-and-SoyInterspecies. Nous remercions Baptiste Morizot pour nous avoir indiqué l’existence de cette histoire.

(14) L’expression réseau d’actes est reprise à Gilbert Simondon, voir L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, 2013.

(15) Feltham Oliver, Anatomy of Failure, Bloomsbury, 2013.

(16) Ceci est une définition de l’ « agentivité » adaptée de Bruno Latour, qui entend reformuler le cadre de pensée des sciences sociales par-delà l’opposition a priori entre sujet/objet, actif/passif, humain/non-humain, société/nature ( « Toute chose qui vient modifier une situation donnée en y introduisant une différence devient un acteur »). « Outre le fait de ‘déterminer’ et de servir d’ ‘arrière-fond de l’action humaine’, les choses peuvent autoriser, rendre possible, encourager, mettre à portée, permettre, suggérer, influencer, faire obstacle, interdire, et ainsi de suite. La sociologie de l’acteur-réseau n’est pas fondée sur l’affirmation vide de sens selon laquelle les objets agiraient ‘à la place’ des acteurs humains : elle dit seulement qu’aucune science du social ne saurait exister si l’on ne commence pas par examiner avec sérieux la question des entités participant à l’action, même si cela doit nous amener à admettre des éléments que nous appellerons, faute de mieux, des non-humains. », cf. Changer de société, refaire de la sociologie, La découverte, 2006, p. 102-103.

(17) C’est d’abord la fragmentation des secteurs : par exemple, les gestions des eaux et forêts, d’abord réunies ensemble à la création de l’ONF en 1964, ont été séparées à partir de 1966. C’est ensuite la fragmentation du travail, avec des agents en charge de gérer différents éléments du territoire, qui en viennent à être séparés d’une vision d’ensemble : il y a ceux qui vont marquer l’arbre à couper, puis les gens qui vont le couper, puis les gens qui le transformeront, etc. Le problème central reste que les financements de l’ONF sont assurés par… la coupe et la vente de bois ! Ce qui, dans le contexte de coupe budgétaire et de réduction des effectifs qui s’est accéléré depuis 2002, pousse l’agence forestière à demander de couper toujours plus de bois pour pouvoir assurer sa propre mission de gestion des forêts… C’est cette orientation économique de l’ONF, soumise à une logique de productivité et de rentabilité, qui pousse certains agents à se battre (source : communication personnelle avec des agents de l’ONF lors de la Marche pour la forêt. Pour cette dernière, voir note 18 ci-dessous).

(18) L’organisation de la Marche pour la forêt, durant trois semaines, et sur quatre trajets différents, a permis de rassembler les agents de l’ONF et leurs soutiens, afin d’attirer l’attention sur leurs causes et sur la cause des forêts. Ils dénoncent notamment la privatisation en cours de la gestion des forêts publiques et leur transformation en « usine à bois ». Voir le site de la marche : https://marche-pour-la-foret.webnode.fr/pourquoi-cette-marche/

(19) Plumwood Val, Environmental Culture, Routledge, 2001.

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15 février 2021 1 15 /02 /février /2021 17:10

Dans Où suis-je - leçons du confinement à l’usage des terrestres, publié fin janvier 2021, Bruno Latour explique comment, selon lui, l’épreuve du confinement, qui, en même temps qu’une expérience planétaire, est la révélation de nombreuses injustices, et nous oblige à prendre la mesure de la crise écologique et de ce que signifie aujourd’hui vivre « sur Terre ». Entretien par Nicolas Truong publié le 12 février 2021 dans Le Monde. Voir aussi https://ouatterrir.fr/. Lire aussi Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise.

Où suis-je - leçons du confinement à l’usage des terrestres (La Découverte)

Où suis-je - leçons du confinement à l’usage des terrestres (La Découverte)

Sociologue, professeur émérite associé au médialab de Sciences Po, Bruno Latour publie Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres (La Découverte, 186 pages, 15 euros), une métaphysique du confinement qui invite à rompre avec le monde d’avant. Au travers ses ouvrages traduits dans le monde entier, ses expériences théâtrales et expositions d’art contemporain, Bruno Latour cherche à analyser le « nouveau régime climatique », et propose des pistes pour vivre face à « Gaïa », cette Terre et planète vivante menacée par la crise écologique, qui inspirent de nombreux auteurs, tels le philosophe Baptiste Morizot ou l’anthropologue Nastassja Martin (Le cri de Gaïa. Penser la Terre avec Bruno Latour, sous la direction de Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia, La Découverte, 222 pages, 19 euros).

De quoi le confinement est-il la répétition générale ?

Plus il dure, plus le confinement me paraît révélateur, comme on le dit, « du monde d’après ». Littéralement. Quand on en sortira, on ne sera plus dans le « même monde », c’est du moins mon hypothèse. En effet, la pandémie est bel et bien encastrée dans la crise plus ancienne, plus longue, plus définitive de la situation écologique. Vous me direz : « On le savait ». Oui, mais il nous manquait l’expérience corporelle de cet enchaînement. Qu’est-ce que ça veut dire de changer de lieu ? Un lieu qui n’est plus ouvert, infini, mais justement limité, confiné et où il faudra vivre dorénavant. Donc, oui, pour moi le confinement est une expérience de déplacement au sens propre, de changement de place. Et c’est bel et bien une répétition générale, en espérant que cela se passera mieux la prochaine fois !

Vous passez de la question « où atterrir ? » à la question « où suis-je ? ». Pour quelle raison ?

Justement à cause de ce changement de localisation. Je ne me demande pas « qui » je suis, mais « où » nous nous retrouvons. Et je repère ce déplacement dans les sciences de la Terre, ou plutôt dans une nouvelle façon de lier les sciences du système Terre à la condition politique imposée par le confinement, médical d’abord, puis par le confinement écologique. Et là, cela devient passionnant, car on peut rendre beaucoup plus précise la différence entre vivre « sur Terre » au sens que l’on donnait à cette notion au XXe siècle – une Terre dans le cosmos infini – et ce que veut dire vivre « sur Terre », dans ce que mes amis scientifiques appellent la « zone critique », la mince couche modifiée par les vivants au cours de milliards d’années, et dans laquelle nous nous trouvons confinés…

Pourquoi, de la répression policière du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, après le « J’étouffe ! » et la mort de George Floyd, au nouveau régime climatique que vous définissez, la crise actuelle est-elle respiratoire ?
Parce que nous ressentons tous, je crois, cette horrible impression de limite, de confinement, d’obligation, comme si toutes nos habitudes de liberté, de mouvement, d’émancipation, de respiration à pleins poumons étaient littéralement obstruées. J’essaie d’enchaîner, d’encastrer, de saisir l’occasion du confinement pour rendre sensible ce que veut dire dépendre du climat, d’une certaine température du système Terre, dont nous sommes tous, à des degrés divers devenus responsables. Je reconnais que c’est assez bizarre, mais je cherche à tirer une leçon positive du confinement : des humains dans la zone critique, avec la question du climat et de la biodiversité sur le dos, ne respirent pas pareil que ceux du XXe siècle. C’est en ce sens que je parle de métamorphose. C’est très physique.

Bruno Latour, lors d’un atelier "Où atterrir ?" qu’il codirige, ici à Saint-Junien (Haute-Vienne). © consortium où atterrir

Bruno Latour, lors d’un atelier "Où atterrir ?" qu’il codirige, ici à Saint-Junien (Haute-Vienne). © consortium où atterrir

Comment pouvez-vous dire que l’économie a cessé d’être l’horizon indépassable de notre temps alors que le gouvernement la soutient, « quoi qu’il en coûte », en attendant la « reprise » ?

Mais parce que tout ce qu’on nous disait il y a un an sur les « lois de l’économie », le budget, l’obsolescence programmée du rôle des États, a été suspendu par la crise immense dans laquelle tous les pays sont plongés. Oui, on parle de « reprise », mais cela sonne comme une incantation, pas comme un projet mobilisateur.

Tout le monde sent bien que le projet mobilisateur s’est décalé, qu’il porte sur autre chose, sur une autre définition de ce que veut dire subsister dans ce nouveau cadre, celui du confinement. Cela pose une tout autre question : comment maintenir les conditions d’habitabilité de la planète ? J’ai l’impression qu’il n’y a rien, dans l’Économie avec un grand « E », dans l’idéologie de l’Homo œconomicus, qui permette de poser ces questions. C’est en ce sens que nous sommes en train de nous « déséconomiser ».

Pourquoi la question « de qui est-ce que je dépends pour subsister ? » est-elle la plus pertinente pour repenser notre rapport au territoire ?

Mais justement à cause de cette déséconomisation. S’il est vrai, comme le montrent ces nouvelles sciences de la Terre, que les vivants ont construit artificiellement leur propre environnement, à l’intérieur duquel nous sommes confinés, il faut nous intéresser à ce dont nous dépendons ; le Covid-19 offre un cas vraiment admirable et douloureux de dépendance. Mais cela est vrai aussi de la température globale, comme de la biodiversité. Donc, d’un seul coup, la question n’est plus de savoir si nous avons assez de ressources à exploiter pour continuer comme avant, mais « comment participer au maintien de l’habitabilité du territoire dont nous dépendons ? ». Cela change complètement le rapport au sol. C’est cela « atterrir ».

Pourquoi l’extension de Gaïa, la « Terre-mère », nous oblige-t-elle à repenser nos catégories politiques, comme notre rapport aux frontières et à l’identité ?

Il faudrait s’entendre d’abord sur Gaïa, une notion qui continue à effrayer, mais que je continue à pousser parce qu’elle résume justement le changement de « lieu » que nous ressentons avec la pandémie. Gaïa, c’est le nom que l’on peut donner à la suite des vivants qui, depuis les premiers organismes, ont créé à partir de conditions physiques très peu favorables à la vie un milieu de plus en plus habitable au fur et à mesure des innovations successives dans l’histoire longue de la Terre. C’est le meilleur moyen de préciser où l’on est. Gaïa ce n’est pas la nature, le cosmos dans son ensemble. C’est la minuscule aventure, la suite des événements qui ont modifié la planète Terre sur quelques kilomètres d’épaisseur. Et la seule chose dont les vivants, humains compris, aient l’expérience corporelle.

Si vous comprenez cette notion – et j’ai beaucoup travaillé avec d’autres pour la rendre scientifiquement et philosophiquement précise –, le changement de politique suit inévitablement. Pour exercer quelque forme politique que ce soit, il faut une Terre, un lieu, un espace. La meilleure preuve que la politique « sous Gaïa » est nouvelle c’est cette étonnante contrainte qui pèse sur toutes les décisions individuelles et collectives, de rester « sous les deux degrés » des accords climatiques. C’est cela que j’appelle « le nouveau régime climatique ». C’est bel et bien un nouveau régime juridique, politique, affectif puisque l’on vit « ailleurs » littéralement, dans la zone critique, « sous Gaïa », confinés dans les zones d’habitabilité explorées par les vivants. L’adjectif « terrestre » ne veut rien dire d’autre.

les analystes-cartographes assurent le suivi et décrivent les données rassemblées, lors d'un atelier Où atterrir ? © consortium où atterrir

les analystes-cartographes assurent le suivi et décrivent les données rassemblées, lors d'un atelier Où atterrir ? © consortium où atterrir

Le conflit entre ceux que vous nommez les « extracteurs » et les « ravaudeurs » aurait remplacé celui existant entre les bourgeois et les prolétaires, écrivez-vous. Faut-il un nouveau manifeste, créer une internationale des terrestres ?

Je ne dirais pas qu’il le remplace, mais il s’y insère, et complique et avive tous les autres conflits. Il est clair que la pandémie actuelle, que je prends comme exemple typique de ce qui vient, est à la fois une expérience planétaire et la révélation d’une multitude d’injustices – dans l’exposition à la maladie, dans l’accès aux soins, dans l’accès aux vaccins. Donc on retrouve toutes les questions classiques des conflits bien repérés par les luttes intra-humaines, mais il faut y ajouter tous les autres, tous les conflits extra-humains en plus de tous ceux révélés par la pensée décoloniale. Ce que j’appelle les conflits de classes géo-sociales qui se multiplient sur tous les sujets de subsistance et d’accès au sol. Donc une « internationale », c’est un peu restreint. C’est à la fois planétaire et complètement local. Nous n’avons pas encore la bonne métrique pour repérer tous les conflits dans lesquels les terrestres sont impliqués – attention l’adjectif « terrestre » ne précise pas le genre ou l’espèce ! En tout cas, l’idée d’harmonie apportée par la « prise en compte de la nature » a clairement disparu.

De l’encyclique du pape François aux travaux de l’économiste Gaël Giraud, en passant par certaines mairies conquises par les Verts, un christianisme écologique est en train de s’investir significativement dans une politique du vivant. Pour quelles raisons ?

En effet, j’avais vraiment l’impression d’un désert. Mais il faut reconnaître que Laudato si’ [l’encyclique du pape François en 2015] a complètement rebattu les cartes avec cette injonction, vraiment prophétique, d’entendre le « cri de la Terre et le cri des pauvres » ! C’est quand même plus costaud que mon idée de classes géosociales… Ça touche beaucoup plus loin, le problème est posé justement en termes de changement de « lieu ». Que faites-vous sur Terre ? Quelle Terre habitez-vous ? Je comprends que cela résonne beaucoup plus à des oreilles chrétiennes que les injonctions à « sauver la nature », qui reste toujours extérieure malgré tout. Mais cela ne touche que la surface, la grande majorité des catholiques, me semble-t-il, croient toujours qu’il faut plutôt se préparer à aller au ciel !

Quels sont les processus politiques que vous mettez en place avec votre projet Où atterrir ? à Saint-Junien, La Châtre ou Ris-Orangis ? Et cela signifie-t-il qu’un mouvement terrestre multiforme est en train de s’implanter ?

Je ne sais pas penser sans un terrain empirique. Depuis quatre ans, je me suis dit qu’on devrait pouvoir intéresser des gens, que la question écologique titille mais dont ils ne savent pas forcément quoi faire, à définir autrement leur territoire. Ce sont des ateliers collectifs d’autodescription. La question est : « De quoi dépendez-vous pour exister ? » Et ensuite, comment liez-vous vos descriptions pour rendre ce territoire vécu compréhensible par ceux, dans l’appareil d’Etat ou parmi les élus, qui sont supposés vous aider à maintenir ces conditions d’habitabilité. C’est un moyen de reconstruire l’écologie politique sans jamais parler d’écologie ! Ce qui me passionne, c’est le rôle des arts dans la reprise de ces questions de lieu, de sol et d’habitat. Comment scénarise-t-on, collectivement, le changement de lieu ? C’est cela, pour moi, tirer parti du confinement. Mais avec le couvre-feu, c’est un cauchemar à organiser… Je ne sais pas si ces procédures vont se répandre. Ce qui est clair, c’est que les initiatives pullulent et que nous essayons de nous en inspirer.

Participant·e·s à un atelier Où atterrir ? © consortium où atterrir

Participant·e·s à un atelier Où atterrir ? © consortium où atterrir

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15 janvier 2021 5 15 /01 /janvier /2021 09:07

Le travail du plasticien Nicolas Floc’h s’est élaboré autour des modes de production à travers des structures autonomes générant leurs propres formes, et développé à partir d’une importante recherche menée depuis 2010 sur les récifs artificiels, « Paysages productifs ». L’océan, peuplé de ces habitats poissonneux destinés à la survie humaine, prend une place capitale dans la pensée de Nicolas Floc’h et se déploie à travers des séries de photographies, de sculptures, de peintures, d’installations, de pièces sonores et de performances.  « Paysages productifs » met désormais 30 000 images à portée des scientifiques et des citoyens. Entretiens par Camille Paulhan et Lise Guéhenneux pour http://www.zerodeux.frhttp://www.zerodeux.fr et l’Humanité. Lire aussi La COP25 piétine… et la santé des océans ?, Le réchauffement des océans accélèreLa protection ou l’exploitation de la haute mer se négocie à l’ONU et Les mystérieux canyons sous-marins, trésors en péril.

Pour un observatoire de nos paysages sous-marins

Les univers que vous mettez en place dans vos photographies, sculptures et installations : les corps (humains, animaux) semblent avoir tout à fait disparu de ces espaces sous-marins qui dessinent un monde austère où le vivant n’émerge que peu, hormis par le biais du phytoplancton.

Le milieu sous-marin est au contraire très habité mais une grande partie de cette vie n’est pas forcément visible à l’œil nu et, dans les images sous-marines, je m’attache plus à représenter les habitats que les habitants. La profondeur indiquée dans le titre des images correspond à celle du récif artificiel mais aussi à celle de la prise de vue : comme dans beaucoup de mes œuvres, l’engagement physique apparaît ici en hors-champ !

Dans mon travail, j’ai toujours inclus le vivant, qu’il soit végétal, animal ou humain, notamment à travers des œuvres comme Carbone (2016-2017) dans l’exposition « Glaz », ou la Structure multifonctions (2000-2007) : des structures composées de modules permettant à des plasticiens, des musiciens ou encore des danseurs de les réinventer, de les réinterpréter. Je pense également aux Écritures productives (1995-1997) où des mots produisaient ce qu’ils désignaient – un chalutier en pêche écrivant « poisson », un marais salant formant le mot « sel », ou encore des cultures formant les mots « tomates », « salades », « fraises », etc.

La notion d’anthropocène nous place face à des échelles temporelles et spatiales qui nous obligent à interroger notre rapport au monde. C’est bien pour cela que travailler sur l’océan me semble essentiel, puisqu’il s’agit d’un espace interconnecté et mouvant, dans lequel l’eau est en permanente interaction avec l’air et avec la terre. Il me semble important aujourd’hui de réussir à construire des projets qui ne sont pas forcément anthropocentrés. Mes recherches sur les récifs artificiels essaient justement de penser des structures qui prennent en compte les écosystèmes dont l’homme est dépendant, puisqu’elles sont pensées pour le nourrir, mais qui ne sont pas centrées sur lui quant à leur fonctionnement.

Les images que je fais des fonds marins s’inscrivent à l’opposé de l’iconographie sous-marine classique comportant une dominante verte ou bleue et des poissons et coraux multicolores accentués par le flash. Au contraire, je souhaite qu’on puisse voir mes photographies de récifs ou de paysages essentiellement en noir et blanc, comme des environnements centrés sur les structures des habitats mais également très indéfinis, qui pourraient être aussi bien sous la mer que sur d’autres planètes.

Pour un observatoire de nos paysages sous-marins

L’indéfinition me paraît être une composante importante de votre travail : vous vous êtes intéressé au camouflage, par exemple avec la peinture murale Razzle Dazzle 1944 présentée en 2005 au Confort Moderne ; certaines de vos photographies sont totalement abstraites comme Colonne d’eau, – 10m, Ouessant, 2016, qui est une vue en noir et blanc de l’intérieur de l’océan et le titre même de votre exposition, « Glaz », est un éloge de l’indéfinition.

Le mot breton « glaz » qui désigne une couleur entre le bleu et le vert, est à la fois la couleur de la mer et de ses variations mais aussi celle de tous les végétaux. La mer, un champ, la campagne ou un arbre sont « glaz », et c’est pour cela que le terme m’intéresse. Dans nos représentations, l’eau et le végétal sont très distincts, alors qu’en réalité le végétal est très présent dans l’océan : ainsi, une eau peu chargée en phytoplancton sera à dominante bleue, une eau très chargée en phytoplancton sera plus verte. Bien sûr, l’adjectif breton « glaz » semble ultra local, régional, alors qu’en fait c’est un terme plus global. La planète, que l’on représente souvent verte et bleue, est sans doute plus « glaz ». Cependant, plus que l’indéfinition, c’est la confrontation de certaines catégories de l’art — comme la peinture, la sculpture, la photographie, la performance — au réel et un aller-retour constant entre celles-ci et le monde qui définissent davantage mon travail.

Paysages productifs, Bulles, pH 5.5, - 3m, zone acide, Vulcano, Sicile, 2019, Tirage Carbone 79,5 x 110 cm © Nicolas FLOC’H / Commande du ministère de la Culture et du Centre national des arts plastiques, 2018

Paysages productifs, Bulles, pH 5.5, - 3m, zone acide, Vulcano, Sicile, 2019, Tirage Carbone 79,5 x 110 cm © Nicolas FLOC’H / Commande du ministère de la Culture et du Centre national des arts plastiques, 2018

Pourriez-vous expliciter ce qui vous fascine tant dans l’océan, dans son rapport à l’invisibilité ?

Je pratique la plongée depuis l’enfance, et cette relation à la surface, à ce qui se trame dessous, a toujours été importante. Mon attachement à l’océan, avec l’étendue de la mer et celle du ciel, ainsi qu’une immersion à 360° dans la couleur en plongée, m’a amené à m’intéresser à la peinture monochrome. Je cherche depuis de nombreuses années à formuler ce rapport à la monochromie, et travailler sur la couleur de l’océan est devenu un point d’entrée logique : j’ai donc réalisé la pièce sonore La couleur de l’eau (2017), dans laquelle le scientifique Hubert Loisel évoque cette question. J’ai eu la chance de travailler avec la station marine de Wimereux, non loin de Boulogne-sur-Mer, où un scientifique, Fabrice Lizon, étudie la composition cellulaire du phytoplancton. Nos échanges m’ont permis de comprendre que ce dernier produisait des pigments que l’on pouvait extraire. Ce sont eux que j’ai vaporisés sur l’ensemble des murs de la grande galerie du FRAC et c’est une nouvelle entrée sur la couleur que je vais continuer à développer.

Vous avez une propension à montrer ce qu’on ne voit pas ou ce qu’on ne voit plus : dans les Peintures recyclées (2000-2004), vous aviez demandé à des artistes peintres de vous confier une toile qu’ils ne souhaitaient pas exposer et dont vous recycliez la peinture en tube ou en pot ; pour la Performance painting #4 (2007) vous exposiez des tapis sur lesquels des danseurs avaient auparavant performé, en les relevant et en montrant leurs traces, les souvenirs des pas… Dans vos œuvres les plus récentes, on sent ce désir de montrer ce qui se passe sous l’eau, d’aller dénicher les récifs, de les rendre visibles, de leur redonner une forme en volume à partir de sculptures documentaires.

Nicolas Floc’h, La Tour pélagique, 2008. Filets nylon et câbles, deux projecteurs diapositives Goeschman, diapositives 6×7.Co-production Biennale de Rennes, Collection Frac Bretagne. Photo : Nicolas Floc’h.

Nicolas Floc’h, La Tour pélagique, 2008. Filets nylon et câbles, deux projecteurs diapositives Goeschman, diapositives 6×7.Co-production Biennale de Rennes, Collection Frac Bretagne. Photo : Nicolas Floc’h.

Il y a toute une partie de mon travail dans laquelle je cherche en effet à révéler ce qui est invisible : par exemple, Pélagique est un filet de pêche que j’ai choisi de déployer dans la nef centrale du CAPC — à l’occasion de l’exposition « Hors-d’œuvre » en 2004 — alors qu’il n’est d’habitude pas visible. À l’inverse, il y a des choses très visibles que je choisis de déplacer : c’est le cas de La Tour pélagique déjà évoquée qui redevient un objet invisible une fois déployé sous l’eau et que j’expose en tant que tas, replié sur lui-même. Pour les Peintures recyclées, la matière demeure mais l’image a disparu, il reste une pâte monochrome. Pour moi, le cœur du travail n’est pas toujours dans le visible, et l’œuvre plastique peut parfois disparaître ; en ce sens, je rejoindrais Allan Kaprow qui, dans son recueil L’art et la vie confondus, évoque les gestes du quotidien comme des performances sans pour autant qu’elles soient forcément observées par des spectateurs. Ce que je cherche à montrer, c’est une toute petite partie de ce qui peut se passer sur l’ensemble du processus qui fait œuvre.

Être artiste aujourd’hui, c’est agir dans un monde en pleine transition et interroger des contextes sans cesse renouvelés. L’océan est sans doute le territoire qui permet d’approcher ce qui vient, il est au cœur des grands défis qui nous attendent. Demain, habiter, nous nourrir et échanger seront déterminés par son évolution.

Nicolas Floc’h, Paysages Productifs, Macro-algues, –8 m, Ouessant, 2016. Tirage pigmentaire sur papier mat Fine Art, 150 × 210 cm, production centre d’art la Criée / EESAB, Rennes. Photo : Nicolas Floc’h.

Nicolas Floc’h, Paysages Productifs, Macro-algues, –8 m, Ouessant, 2016. Tirage pigmentaire sur papier mat Fine Art, 150 × 210 cm, production centre d’art la Criée / EESAB, Rennes. Photo : Nicolas Floc’h.

« Paysages productifs » est une commande publique un peu particulière. Il est question de transmission puisque la matérialité de cette commande consiste en un ensemble d’éléments comprenant des images diffusées dans des lieux publics, par le biais de tirages originaux, l’édition de deux posters, d’un livre, d’expositions et d’un fonds photographique mis à disposition de la recherche. On imagine souvent la commande publique sous forme de sculptures dans l’espace public. Nicolas Floc’h revient sur la façon dont il a pu réaliser le projet et le replace dans sa pratique sous-marine menée en lien avec des scientifiques sur plusieurs sites ; le questionnement de la représentation de paysages invisibles qui n’existent pas dans la généalogie artistique, la position de l’artiste et du citoyen.

Vous venez d’achever la commande publique d’un chantier mené dans le parc national des Calanques. Comment s’est construit le projet ?

J’ai répondu à un appel à projets de la Fondation Camargo, de l’Institut Pythéas et du parc national des Calanques qui proposait à des artistes de travailler sur le territoire du parc. Mon projet sur les paysages sous-marins a été retenu. J’ai proposé de réaliser un inventaire photographique entre 0 et 30 mètres de profondeur en suivant la côte sur 162 kilomètres entre La Ciotat et Marseille. Après une première phase de travail, soutenue par de nombreux acteurs sur le territoire et relayée par la conseillère aux arts plastiques de Paca, le projet était accepté et j’ai pu le finaliser grâce à ce dispositif. Souvent, la commande publique est associée à des objets construits et placés dans l’espace public. En proposant de révéler un patrimoine naturel et de remettre un ensemble conséquent de documents, je ne construisais pas un objet, mais je donnais accès au plus grand nombre à une partie invisible du territoire. Ainsi, j’ai choisi de restituer le projet sous la forme de 30 000 images, mon fonds photographique, accessible et utilisable pour la recherche par l’impression de posters envoyés aux écoles de la région, par 50 petits tirages diffusés dans des lieux publics et par la publication d’un livre diffusé dans les bibliothèques et en librairies. Cette proposition globale fait œuvre. Elle est une contribution citoyenne pour la perception d’un territoire.

Pour un observatoire de nos paysages sous-marins

Pratiquer sur différents terrains vous permet donc de faire des comparaisons ?

« Paysages productifs » est mené simultanément sur les différentes façades maritimes françaises avec des sous-ensembles. À l’ouest, « Initium maris », sur le territoire breton, va de l’Atlantique à la Manche. « La couleur de l’eau » couvre la côte nord et « Invisible », dans les calanques, représente le point d’entrée en Méditerranée. Dans un deuxième temps, je mets en parallèle ces territoires avec d’autres zones en France ou ailleurs dans le monde. Ces comparaisons mettent en exergue des phénomènes qui rendent visibles des manifestations souvent abstraites comme le réchauffement climatique, l’acidification des océans, les pressions anthropiques… Avec le réchauffement climatique, on assiste à un déplacement des écosystèmes plus rapide et visible dans l’océan que sur terre. Je travaille à représenter le vivant et les interactions entre l’océan, la terre, l’atmosphère et les glaces, ces interconnexions que l’océan, plus que tout autre milieu, nous permet d’approcher et de comprendre de manière évidente.

Pour un observatoire de nos paysages sous-marins

Pourquoi avez-vous choisi la forme de l’inventaire ?

On ne connaît pas le paysage sous-marin de nos propres côtes. Photographiquement, cette image est manquante. On représente la faune, la performance sportive ou l’expédition de façon anthropocentrée, mais ce qui s’étend sous le regard, dans sa banalité, n’est pas révélé. La première chose est de faire émerger une représentation de ces vastes paysages. Le deuxième constat est qu’ils se transforment plus rapidement que sur terre et qu’il me paraît essentiel d’enregistrer un état à un instant donné. Les scientifiques accumulent des données, des fragments photographiques et réalisent des suivis. Nous avons souvent une information sur l’évolution des écosystèmes, mais pas de représentation à l’échelle du paysage, c’est ce que je fais à partir de vues panoramiques au grand-angle.

Pour un observatoire de nos paysages sous-marins

Pourquoi le choix du noir et blanc pour cet inventaire ?

Le noir et blanc stimule l’imaginaire, il nous place dans un espace indéfini. Sommes-nous sur Terre, sur une autre planète ? Fait-il jour, nuit ? Son usage permet de s’éloigner de certains stéréotypes et d’un certain exotisme. IL nous renvoie à l’histoire de la photographie et à celle du paysage. On pense aux missions géologiques aux États-Unis qui ont permis la découverte de paysages inconnus, aux photographes de la Grande Dépression révélant la crise à l’œuvre sur des visages ou des vues urbaines ; ou l’inventaire industriel des Becher ou celui de la Datar. Les tirages carbone de paysages sous-marins des calanques convoquent ces lieux et ces époques, les transformations du vivant, de ces espaces invisibles pour beaucoup et pourtant si proches.

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29 décembre 2020 2 29 /12 /décembre /2020 12:45

Pour mieux prendre conscience des enjeux climatiques, Olivier Remaud, philosophe et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), nous invite à voir dans les icebergs et les glaciers des êtres vivants, comme le font ceux qui les étudient ou vivent auprès d’eux. Entretien autour de son livre Penser comme un iceberg (Actes Sud). Lire aussi Reconnaissance des écocides : pas de faux-semblants, Philosophie politique de la nuit« Reconnaissons la nature comme sujet de droit » et Un fleuve reconnu comme une entité vivante en Nouvelle-Zélande.

 

Olivier Remaud

Olivier Remaud

Les glaciers de hautes montagnes sont immobiles. La toundra arctique se fige sous un épais tapis de neige. La banquise du Grand Sud est silencieuse. Les icebergs dérivent, éternels solitaires. Tout est glacé. Rien ne vit. Et pourtant, Olivier Remaud nous invite à Penser comme un iceberg (Actes Sud, octobre 2020). Dans ses travaux, il s’intéresse aux usages du monde sous un double aspect : les fables sociales et les formes de vie. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Solitude volontaire (Albin Michel, 2017) et Errances (Paulsen, 2019). Dans ce livre, le philosophe et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) montre à quel point la vie inonde ces êtres de glace. Il nous invite à y voir des «arches de vie» et à considérer tout ce qui nous relie à eux, car c’est le meilleur moyen de changer notre rapport au monde pour lutter contre le réchauffement climatique.

En quoi les glaciers et les icebergs peuvent-ils être considérés comme des êtres vivants ?

D’abord parce que les icebergs sont des écosystèmes mobiles, de véritables arches de vie. Sur leurs flancs s’accroche une multitude de micro-algues attirées par les sels nutritifs de l’eau. Ces minuscules organismes sont des éléments primordiaux pour la vie des autres êtres vivants dans les milieux polaires. La glace fait partie de l’existence quotidienne des populations autochtones des latitudes boréales ainsi que des habitants de hauts massifs montagneux partout sur la planète. Les glaciers sont des partenaires sociaux, les sujets de rituels collectifs et d’attentions multiples. On les consulte, on leur parle, on ne veut pas les offenser. On s’assure qu’ils contribuent en retour à la bonne organisation des groupes humains. Autrement dit, ce sont des personnages à part entière dans des histoires communes. Il n’y a là aucune superstition : les sociétés réfléchissent souvent sur elles-mêmes en sollicitant des auxiliaires non humains. Enfin, on déclare en glaciologie qu’un glacier n’est plus que de la «glace morte» lorsqu’il a perdu sa masse au point d’être revenu à l’état de névé, simple amas de neige. On suppose qu’il est né, qu’il a grandi, puis décliné, et qu’il était auparavant bien vivant.

 L'île de l'Eléphant située au nord-ouest de l’Antarctique, dans les îles Shetland du sud, en décembre 2019. Photo Camille Seaman

L'île de l'Eléphant située au nord-ouest de l’Antarctique, dans les îles Shetland du sud, en décembre 2019. Photo Camille Seaman

Cette idée de vie vient aussi du mot utilisé pour décrire la naissance des icebergs : « le vélage ».

Même si l’origine de cet usage est difficile à tracer, le terme de vêlage (calving en anglais) est attesté dans le milieu des baleiniers dès le début du XIXe siècle. Il instruit une équivalence singulière entre, d’une part, un glacier et une vache ou une baleine qui mettent bas, et d’autre part, un iceberg et un veau ou un baleineau qui naissent. La communauté scientifique l’a enregistré dans ses lexiques spécialisés, et il est passé dans le langage courant. On peut y voir une licence poétique, mais il témoigne plutôt de ce que j’appelle un «animisme spontané». Le vêlage met en scène une vie nouvelle. Ce mot vient troubler le discours qui oppose une nature inanimée à la culture. Il nous invite à dépasser la grande division occidentale entre les choses et les personnes. C’est pourquoi j’ai traqué le vocabulaire de la vie et les expériences qui lui correspondent dans les savoirs collectifs et jusque dans les rangs des sciences.

Diriez-vous qu'aujourd'hui, les scientifiques et les riverains de glaciers ont la même conception de ces zones de glaces ?

Par delà les approches différentes, je pense que tout le monde partage une même gamme de sentiments. Face à des entités de glace, parfois si massives, chacun éprouve une réelle empathie. J’en veux pour preuve l’émotion qui étreint toute personne qui voit un iceberg en plein océan ou un glacier suspendu en montagne pour la première fois. On ne se demande pas s’il faut prêter une âme à des assemblages de cristaux arrondis tassés les uns sur les autres. On reconnaît une forme de vie comme étant déjà présente en eux et précédant le regard. Il y aurait un dialogue intéressant à inaugurer sur la base de telles expériences. On se rendrait compte que nos façons «naturalistes» de percevoir et de penser ne sont peut-être pas si dénuées d’animisme et que celui-ci ne contredit pas forcément le raisonnement scientifique.

Ce lien avec l'iceberg est-il un défi lancé au regard occidental, qui sépare nature et culture, humain et non-humain ?

De nos jours, beaucoup estiment encore que les zones de glace sont désertiques et «désolées». La solitude de l’iceberg est l’un des mythes indissociables du dualisme nature-culture qui vide la nature de la plupart de ses êtres vivants. Dans cette veine, les récits de nombreux voyageurs polaires développent un imaginaire romantique. L’iceberg évolue dans les solitudes océaniques, comme une cathédrale posée sur l’eau. Miroir de nos désespoirs, c’est un fragment sublime qui reflète autant la grandeur de l’œuvre divine que la misère de la condition humaine. Certains ont vite deviné que les icebergs ne se bornent pas à illustrer une esthétique du sublime. Mais ils ne plongeaient pas sous la surface de la mer, et les mots leur manquaient pour les décrire autrement. Il nous est possible maintenant de découvrir la vie là où elle se déploie, grâce à des équipements élaborés. Il n’y a plus aucune raison de se représenter l’iceberg comme un tombeau.

«Les glaciers sont des partenaires sociaux... »

En quoi cette reconnaissance de la vie dans la glace nous conduit-elle à « penser comme un iceberg », pour reprendre le titre de votre livre ?

Le titre est un clin d’œil à la formule de l’écologue Aldo Leopold : «Penser comme une montagne.» Il s’agissait pour lui de convaincre ses contemporains que la montagne a besoin du loup afin de réguler l’éventuel surplus de cerfs et d’éviter que les arbres ne soient complètement défoliés. Chaque être compte dans l’équilibre général d’un écosystème donné. Penser comme un iceberg exige d’abolir les miroirs, de considérer notre planète telle qu’elle est, jusque dans ses régions extrêmes, et non telle que nous voudrions qu’elle soit pour nous uniquement, inerte et à notre disposition. Sans quoi nous peinerons toujours à prendre la vraie mesure des interactions entre les êtres vivants humains et non humains. Une biodiversité existe dans les glaces. Elle suit ses rythmes propres et les populations autochtones s’insèrent depuis des siècles dans ces milieux.

Penser comme un iceberg ou comme un glacier, est-ce aussi percevoir les signes, les couleurs et les sons par lesquels ils « communiquent » ?

La communauté scientifique scrute les comportements des glaciers et des icebergs. Elle établit leur état de santé, mesure les évolutions de leur masse et enregistre leur «voix». En outre, la glace a la mémoire longue et elle est bavarde. Les échantillons prélevés par carottage nous parlent du climat passé. Ils confirment que nos histoires humaines sont liées à l’histoire naturelle de la Terre. Pas de doute, les entités de glace sont d’une manière générale très expressives : leurs couleurs changent au fil des saisons et des époques. Elles se déplacent, respirent et font continuellement leur gymnastique. Elles ont une personnalité, une biographie. Qui vit à leur côté apprend à déchiffrer ces signes. Cette cohabitation lui permet d’appréhender le dérèglement climatique immédiatement, avec tous ses sens.

C'est ce que nous ne percevons pas toujours : de plus en plus de touristes partent en croisière pour admirer les vêlages, sans voir qu'ils sont un  signe du changement climatique.

Il est normal que le «front» d’un glacier côtier se casse et libère dans l’océan des morceaux de lui-même. Sa masse obéit à une loi mécanique de fracturation. Elle réagit également à l’action corrosive de l’eau de mer salée. Assister à la naissance d’un iceberg est une expérience visuelle et sonore chaque fois unique, puissante et inoubliable. Le tourisme polaire est pourtant celui de la «dernière chance». Si le phénomène de vêlage n’est pas inquiétant en lui-même, c’est sa multiplication qui l’est. Les calottes glaciaires se rétractent, les glaciers s’amenuisent, le nombre d’icebergs augmente, ce qui veut dire que le réchauffement climatique s’accélère. Le cycle global de l’eau s’en trouve modifié, et avec lui toutes les chaînes vitales.

Rappelons par ailleurs que les algues de la banquise fournissent une grande part de l’oxygène mondial. A chaque fonte nouvelle, les êtres vivants sur la planète respirent un peu moins bien. Or la glace qui disparaît ne reforme plus de glaciers. Les couches récentes n’ont pas le temps de tasser les couches anciennes. Le géophysicien Marco Tedesco parle de «cannibalisme de la fonte». Il explique que la fonte se nourrit d’elle-même et que le mécanisme, une fois enclenché, est irréversible. Les vieilles glaces se raréfient dans le Grand Nord et au-delà. La dynamique positive est grippée. Les neiges éternelles le sont de moins.

Beaucoup de personnes éprouvent aujourd’hui une émotion particulière devant des glaciers qui, ayant réduit de moitié ou plus encore, laissent la place à des étendues de rocailles nues. Le philosophe Glenn Albrecht a forgé un terme pour qualifier ce genre de sentiment : nous sommes saisis par la « solastalgie », par une détresse écologique.

Cette  solastalgie vaut-elle aussi pour ceux, comme nous, qui vivent loin des glaciers et des iceberg, et ne sont pas les témoins directs de cette disparition ?

Avoir conscience que les écosystèmes se dégradent sous nos yeux est éprouvant. Celles et ceux qui y vivent ont même l’impression que leur corps est amputé. Mais quand on n’habite ni dans des régions boréales ni dans des massifs montagneux, peut-on en effet éprouver cette solastalgie avec la même intensité ? Les mondes de glace semblent parfois si éloignés, si autres, si hostiles. Il nous manque un sentiment cosmopolitique qui nous rapprocherait d’eux et de leur vie sauvage. La solastalgie est une émotion qui ignore les frontières. Si nous l’éprouvions vraiment à l’égard des glaciers, des icebergs, et aussi de la banquise, nous franchirions une étape. Il faudrait alors nous employer à la dépasser le plus rapidement possible. Car si nous y parvenions, ce serait le signe que nous avons converti une anxiété en initiative et que nous avons commencé à agir très concrètement. Pour toutes ces raisons, l’avenir de la planète se joue dans les glaces.

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25 novembre 2020 3 25 /11 /novembre /2020 09:09

Europe Écologie les Verts appelle à la mobilisation à l’occasion de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes mercredi 25 novembre.

 

Violences faites aux femmes : pour en finir avec la culture du viol

Alors qu’en France, en 2019, 152 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint ou de leur ex-conjoint et que 93 000 femmes ont été victimes de viol ou de tentative de viol, nous devons plus que jamais réaffirmer notre volonté d’éliminer définitivement toute violence sexiste ou sexuelle à l’égard des femmes.

Les chiffres parlent d’eux même : dans un cas sur trois, l’agresseur est un proche de la victime. Cette violation des droits humains est l’une des plus répandue, persistante et dévastatrice dans le monde. Elle demeure également l’une des moins signalées en raison de l’impunité, du silence, de la stigmatisation et du sentiment de honte qui l’entoure et ce malgré la libération de la parole des femmes constatée suite au mouvement #MeToo.

Désignée " Grande cause du quinquennat ", la lutte contre les violences sexistes et sexuelles n'est malheureusement qu'un effet de communication.

ELV a déjà de nombreuses fois dénoncé l’hypocrisie du gouvernement à ce sujet. Pour lutter efficacement contre les violences sexistes et sexuelles, il faut des moyens financiers et institutionnels. Trop souvent encore, la responsabilité du crime est reportée sur la victime, comme le montrent les quelques 500 témoignages de l’enquête PayeTaPlainte menée par #NousToutes. Ce mécanisme, souvent dénoncé par les femmes et associations féministes, relève de la culture du viol.

De véritables actions pour en finir avec l’intolérable

Pour en finir avec l’intolérable, des moyens conséquents doivent être débloqués pour :

organiser et accompagner un changement au niveau des institutions, à commencer par former les agent.e.s de police sur le sujet, afin que les femmes qui osent porter plainte ne se retrouvent pas face à des policier.e.s qui refusent de prendre leur plainte ou minimisent les faits ;

- créer bien plus de places d'accueil et d'hébergement pour les femmes victimes de violences et leurs enfants ;
– s’aligner sur la définition du viol de la convention d’Istanbul, dont la France est signataire, afin d’inclure la notion de consentement ;
– soutenir financièrement les associations car ces dernières effectuent, la plupart du temps de façon bénévole, un travail considérable. Elles pallient pour la plupart une absence de service de protection des femmes victimes de violences géré et financé par l’État que nous appelons de nos vœux.

Dans le contexte d’une aggravation de la situation avec les deux confinements liés à la crise sanitaire, l’action militante menée par les associations ne suffit pas et ne saurait pallier les manquements du gouvernement.

Eva Sas et Alain Coulombel, porte-paroles
La Commission Féminisme d’EELV

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29 août 2020 6 29 /08 /août /2020 09:09

C’est le titre d’un des derniers textes de Baptiste Morizot, dans son recueil « Manières d’être vivant » (Actes Sud, 2020), celui que je vous recommande le plus chaudement, qui doit aussi paraître dans Terrain - anthropologie et sciences humaines. Compte-rendu de lecture croisé et extraits avec Frédéric Joignot (blog sur www.lemonde.fr) et Pierre Hemptinne (www.pointculture.be). Lire aussi Baptiste Morizot, un philosophe « sur la piste animale ».

Baptiste Morizot - Manières d'être vivant

Baptiste Morizot - Manières d'être vivant

Dans ce livre de trappeur d’existences, Baptiste Morizot raconte les activités des oiseaux migrateurs et des loups en France à travers des récits de terrain – il suit les meutes à ski, de nuit… – riches de détails naturalistes, précis, ressentis, mais aussi de remarques philosophiques précieuses, tant il se montre soucieux de décrire la façon singulière qu’ont les autres espèces de vivre le monde et d’occuper l’espace-temps – et cela s’éprouve jusque dans sa manière d’écrire qui est par moment comme baignée par l’énergie animale.

Pour Baptiste Morizot, le drame environnemental que nous vivons aujourd’hui, « qui met en danger le sort des générations futures et les bases mêmes de notre subsistance », ce tragique désastre affectant à la fois les espèces survivantes et les sociétés humaines a pour fondement philosophique une altération sans précédent de « nos relations au vivant » – un desséchement fatal de notre rapport empathique à la biosphère et à tout ce qui y vit et y meurt, faune, flore, rivières, mers et océans. Il parle d’une « crise de la sensibilité » majeure,  d’« un appauvrissement de ce que pouvons sentir, percevoir, comprendre et tisser à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. » Un constat déchirant.

Cette crise profonde d’écoute, d’intérêt, d’émerveillement devant ce qui vit relève de causes multiples… L’urbanisation galopante a coupé des millions d’humains, et les dirigeants de notre monde, de l’expérience sensible de la nature… « La frénésie extractiviste et financiarisée de l’économie politique dominante » a transformé la biosphère en une « réserve de ressources à disposition« , jusqu’à leur épuisement… Un humanisme borné, intéressé, autocentré, fondant fièrement l’exception humaine (en divinité ou en liberté), nous a rendu aveugle à notre interdépendance et notre sujétion d’avec la Terre…

La biosphère et les innombrables entités non-humaines qui la peuplent, la constituent et la maintiennent en vie sont tombés « en dehors du champs de l’attention collective et politique, en dehors du champs de l’important« . Ce faisant, l’existence même de la nature a perdu « toute consistance ontologique ». Elle est reniée, méprisée, déconsidérée, exploitée. Elle est devenu « un décor » pour les citadins pressés et un gisement pour les industriels. Un extérieur.

Baptiste Morizot

Baptiste Morizot

Les loups : « Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices ... »

Baptiste Morizot nous emmène avant tout avec lui, en montagne, dans la neige, le jour comme la nuit. Il s’agit de trouver des traces de loups – solitaires ou en meute – et de les suivre, de les interpréter, se les représenter en train de se déplacer, de flairer, jouer, penser, communiquer, baliser le territoire, s’organiser. Il nous initie à un « style d’attention » où « l’on est tout le temps en train d’engranger des signes, tout le temps en train de faire des liens, en train de noter des éclats d’étrange, et d’imaginer des histoires pour les rendre compréhensibles, pour déduire ensuite les effets visibles de ces histoires invisibles, à chercher désormais sur le terrain. » (p.139). C’est une attention orientée vers les traces de l’animal que l’on veut étudier, mais aussi, pour mieux en pressentir les mobiles, vers tout ce qui se tisse entre l’animal et son environnement, et ensuite, ce qui se tisse entre les signes laissés par le loup, ce qu’il tisse dans le paysage et ce qu’y tisse aussi celui (ou celle) qui le piste. Les signes du loup rencontrent les systèmes symboliques humains, ses appareils cognitifs, ses appareils traducteurs. « On » ressemble aux êtres vivants que l’on suit, que l’on essaie de comprendre et d’observer au plus près. Exploration d’empathies.

« Ce style d’attention se déploie au-delà et en dehors du dualisme moderne des facultés, qui oppose la sensibilité au raisonnement. Pister est une expérience décisive pour apprendre à penser autrement car, lorsqu’on est dehors à flairer les indices, on ne se débarrasse pas de la raison pour devenir plus animal (dualisme moderne avec inversion du stigmate), on est simultanément plus animal et plus raisonnant, plus sensible et plus pensant. »

Au fil des heures de pistage et surtout d’affût, l’observation au plus près – une sorte de vie partagée – provoque de fertiles décentrations. Ainsi, si l’auteur imite assez bien le hurlement pour que les loups lui répondent, il apprend vite qu’ils ne sont pas dupes. Il est plus que probable que « ce loup qui me répond me prend littéralement pour un barbare, c’est-à-dire un de ces êtres dont il ignore encore si oui ou non ils sont capables de parler, c’est-à-dire de parler sa langue. C’est lui qui se demande si je suis un barbare. Il hurle, je réponds, je semble parler, mais il est perplexe, peut-être ne sont-ce là que des borborygmes : il répond pour s’en assurer, il dialogue quelques instants pour savoir si je sais dialoguer, si tout cela a du sens, ou si c’est un malheureux malentendu. » (p.51).

Le sel et l’évolution : « Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre »

« Notre besoin de sel, en fait, est un héritage secret de notre long passé aquatique: de ces quelques milliards d’années où nos ancêtres ont vécu dans un milieu aquatique dont la salinité était forte. Ce faisant, ils incorporaient dans leurs échanges avec le milieu une eau salée, au point de devoir réguler leur salinité interne. L’évolution a saisi cette opportunité pour utiliser les forces électriques des ions sodium, de manière à faire fonctionner les pompes à circulation de matière et d’énergie qui fondent le métabolisme de l’organisme humain actuel. Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre. Au Paléozoïque, vers la fin du Dévonien, il y a trois cent soixante-quinze millions d’années environ, lors de la terrestrialisation, les tétrapodes qui sont nos ancêtres sont sortis de l’eau pour explorer la terre ferme. Mais la mer est restée au-dedans comme un souvenir de chair, incorporée en nous sous la forme des besoins en sel nécessaires pour fonctionner, c’est-à-dire pour vivre. Comme ces aqueducs antiques oubliés, qui servent de fondation à une ville nouvelle. »

De même que le tétrapode, sortant de l’eau, ne pouvait imaginer déboucher sur l’humain, pouvons-nous seulement prévoir ce que l’évolution nous réserve sur le long terme ? Alors que les autres espèces continuent elles aussi à évoluer, à former des intelligences adaptées à leurs conditions de vie, comment croire que l’humain serait l’aboutissement de la chaîne évolutive, allant des organisations les plus frustes aux plus complexes ? Quitter l’anthropocentrisme, c'est encourager un autre regard sur le vivant, sur les convergences entre espèces dont dépend notre avenir.

« Nous ne sommes pas le coup de dés unique qui a fait émerger l’intelligence, nous sommes une de ces formes parmi d’autres, et parmi d’autres potentielles (mais une forme, quoi qu’on dise, soyons raisonnables, particulièrement aiguë et singulière concernant certaines facultés). La découverte des formes cognitives complexes des autres vivants permet de comprendre que d’autres intelligences sont possibles. »

L'étique diplomatique de Spinoza : « La morale traditionnelle métaphorise le désir comme animal »

Pour cette prise de conscience d’une nécessaire convergence entre espèces, Baptiste Morizot s'appuie sur Spinoza et la révolution qu'il a effectuée dans l’approche des émotions et de la morale. Jusque-là, le discours dominant séparait corps et esprit et préconisait de « mater » ses passions à la manière dont l’on dresse des animaux sauvages. Spinoza rompt avec le dualisme qui oppose le corps à l’âme, il ne traite plus des passions en termes de parties qui s’opposent dans l’humain, mais en termes de processus où corps et âme travaillent ensemble et tracent « une trajectoire de puissance qui monte vers la joie, ou une trajectoire triste, qui descend vers l’impuissance. » Or, s’attaquer au dualisme, c’est s’en prendre au principe qui charpente l’ensemble de notre société occidentale, au rapport qu’elle a établi avec la nature comme quelque chose d’extérieur à l’humain et qui doit être dominé, exploité sans vergogne. La morale a contribué à justifier cette économie extractiviste : « La morale traditionnelle métaphorise le désir comme animal, et se trompe sur la nature de l’animal. Donc elle se trompe sur la métaphore de la relation à lui : elle réclame une domination d’une bête dépendante, plutôt qu’une cohabitation avec les animaux bien vifs qui nous habitent et nous constituent. » (p.187). Une métaphore fondatrice bien loin de toutes les cohabitations sensibles et intelligentes qu’il serait judicieux d’inventer, de développer et qu’il est urgent de retisser aujourd’hui.

Être interdépendant, c'est être autonome et relié à de multiples éléments de la communauté biotique

Ce retissage – à partir de pistages, d’affûts, d’observations, de lectures, de méditations – l’auteur l’appelle « diplomatie interespèces des interdépendances ». C’est cela qu’il nous invite à expérimenter. La diplomatie interespèces est une « théorie et pratique des égards ajustés ». « Les égards ajustés commencent par une compréhension de la forme de vie des autres, qui tente de faire justice à leur altérité : elle implique donc de tailler un style ajusté pour parler d’eux, pour transcrire leur allure vitale par les mots – ce qu’ils ne feront pas. Et c’est en un sens toujours un échec, on ne fait jamais justice, mais c’est pour cela qu’il faut palabrer sans fin, traduire et retraduire les intraduisibles, réessayer. » (p.145). Mettre en pratique – par la pensée et le faire – la sortie du dualisme, au quotidien. Parce que le dualisme assigne des places immémoriales et empêche de se livrer à ces « égards ». Le dualisme, tel qu’il continue à régner, à veiller aussi à écarter de la gestion courante des humains tout ce qui relève de « l’intraduisible ». Ce qui ne se transpose pas facilement, avec évidence, dans le langage humain ne méritant que peu d’attention. Il y a là tout un apprentissage cognitif, au quotidien, dont il est difficile, aujourd’hui, de discerner ce qu’il peut engendrer comme nouvelles organisations sociales, politiques, économiques, écologiques. Mettre en chantier la « diplomatie des interdépendances » ne permet pas de prédire tout ce qu’il s’en dégagera. Puisque, par définition, dans ce jeu-là, on ne décidera pas tout seul, eux contre nous. « Être interdépendant consiste ici bien à être autonome, mais au sens d’être bien relié à de multiples éléments de la communauté biotique, c’est-à-dire de manière plurielle, résiliente, viable, de manière à ne pas dépendre de l’instabilité du milieu. Puisque l’autonomie comme déliement à l’égard du milieu vivant n’existe pas, la seule indépendance réelle est une interdépendance équilibrée. Une interdépendance qui nous libère d’une dépendance focalisée sur un seul pôle (par exemple les énergies fossiles et les intrants chimiques comme condition des récoltes). » (p.273).

Philosophie politique de la nuit  loups, bergers, troupeaux, tous diplomates

Faisant la navette entre invention de concepts et intercession sur le terrain, Baptiste Morizot précise en quoi cette « diplomatie des interdépendances » obtient des résultats intéressants dans la lutte entre bergers et loups (et partisans du loup). S'il y aura toujours des irréductibles dans chaque camp, affiliés au dualisme, ce travail diplomatique parvient à faire bouger les lignes chez pas mal de « belligérants », en commençant à élargir la question au strict affrontement entre loup et troupeau, en prenant en compte toutes les dimensions écologiques. « L’enjeu est donc de défendre un certain pastoralisme qui a des égards pour la prairie, pour le milieu. Or ce qui est important ici, c’est que ces égards pour la prairie exigent des troupeaux plus petits, une présence pastorale plus intense et, ce faisant, c’est un pastoralisme plus respectueux du métier de berger, au sens de l’art ancestral de mener les brebis. C’est enfin, et c’est là qu’émerge la communauté d’importance, un pastoralisme plus compatible avec la présence des loups (car la présence du berger et les petits troupeaux sont efficaces pour réduire massivement la prédation sur les troupeaux). » (p.247). C’est une tout autre conception du territoire qui se dessine alors. « Le scalpel qui détoure les groupes d’intérêts ne passe plus entre loups et pastoralisme, humains et nature sauvage, mais entre différentes formes de pastoralisme alliées aux vivants qu’elles favorisent, ou détruisent, différentes manières de tisser un usage humain du territoire aux usages non humains. C’est d’une approche multi-usages des milieux, élargie aux autres formes de vie, qu’il s’agit ici : un multi-usage animal, végétal et humain. » (p.249).

Postface par Alain Damasio

Dans sa remarquable postface, Alain Damasio, liste les trois contributions majeures, à son sens, de l’ouvrage de Morizot : « 1- « Il redonne sa liberté au vivant » (en décrivant les non-humains sans les réduire à un déterminisme génétique, en soulignant leurs capacités d’exubérance ). 2 – « Il le politise au plus beau sens du terme » (en montrant l’importance décisive de tous les espèces pour l’avenir, un imaginant une nouvelle « polytique » appuyée sur le respect de la polyphonie naturelle). 3 – « Il nous recoud au vivant fil à fil, très finement, en conjurant la malédiction des modernes par une réinscription de l’humain à sa juste place « panimale » « (panimale au sens d’être à la fois animal et humain, métamorphe, se ressourçant dans la nature,  la protégeant, à l’image du dieu Pan mythique, protecteur des forêts, des troupeaux et des abeilles).

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