" Les arbres sont des créatures sociales et sociables ". L'écrivain américain Richard Powers fait des rois des végétaux les vrais héros de " L'Arbre-monde ", son nouveau roman. Ces arbres si importants dans l'imaginaire littéraire et, matière première du papier, dans l'économie de l'édition. Et pour cause : l'arbre porte en lui l'écriture dans le liber, pellicule végétale située entre le bois et l'écorce, et étymologie latine du mot " livre ". Propos recueillis par Florence Noiville pour Le Monde.
Découvert en 1985 avec Trois fermiers s'en vont au bal (Cherche-Midi, 2004), Richard Powers est l'un des écrivains les plus puissants de la scène littéraire américaine. Après des études de physique, il se lance en littérature, explorant les relations entre sciences (physique, génétique), technologies et art (la musique en particulier). Il reçoit en 2006 le National Book Award pour La Chambre aux échos (Cherche-Midi, 2008). Dans son douzième roman, L'Arbre-monde, ses héros mesurent près de 100 mètres de hauteur et sont vieux de plusieurs siècles : ce sont les arbres autour desquels s'enroulent les destins de neuf personnes convergeant vers la Californie, où un séquoia géant est menacé de destruction. Un éco-roman dont l'auteur explique qu'il a profondément changé sa propre manière d'être au monde et ses liens avec les autres vivants, les " non-humains ".
Pour l'écriture de ce roman, vous vous êtes installé dans les Appalaches. E vous n'en êtes pas revenu. Vous vivez avec et parmi les arbres. Qu'est-ce qui vous frappe ?
J'ai été stupéfait de découvrir, pendant les six ans passés à faire des recherches pour ce roman, que 95 % à 98 % des forêts américaines avaient été abattues. Toutes les forêts de feuillus originelles ont disparu. J'avais lu qu'un des rares endroits où l'on peut encore trouver des vestiges de la forêt primaire est l’arrière-pays reculé des Great Smoky Mountains. Il y a trois ans – j'étais encore immergé dans l'écriture –, je suis allé les voir, dans le Tennessee. Je pensais savoir à quoi m'attendre. J'avais tort ! Au moment où j'ai pénétré dans la forêt primaire, j'ai compris à quoi ressemblaient les forêts de ce pays lorsque les Européens sont arrivés. A quoi elles ressemblaient il y a des milliers d'années, depuis la fin de l'ère glaciaire. Dans une forêt primaire, les sons, les odeurs, les sensations sont différentes. La biodiversité est d'une richesse qui saute aux yeux, même pour un néophyte en langage des arbres.
" L'Arbre-monde ", votre roman, suggère que ces derniers ont beaucoup à nous dire…
Tous, de l'aralie épineuse – la " canne du diable ", bizarrement tordue, aux énormes feuilles composées – à l'imposant tulipier – qui peut atteindre sept ou huit mètres de circonférence – ont beaucoup à nous apprendre. Exemple ? Un arbre isolé attaqué par des insectes est capable de diffuser des insecticides pour se défendre. L'arbre émet des signaux chimiques aéroportés pour prévenir ses congénères, qui peuvent ainsi se protéger. Ou pourrait dire que les arbres s'associent en un vaste système immunitaire partagé. Plus incroyable : ils peuvent être reliés par des filaments de champignon qui s'insinuent dans les cellules des racines et tissent une toile souterraine sur des kilomètres carrés. Ces réseaux fongiques s'apparentent à une immense économie solidaire qui unit même des espèces différentes. Les arbres partagent leur nourriture et leurs remèdes. Un sapin de Douglas géant peut renflouer un bouleau malade ou rabougri ! Les arbres sont des créatures bien plus sociales et sociables que nous ne l'imaginons. Il n'y a pas d'individu isolé dans une forêt.
Le fait que les arbres aient un " plan de développement ", comme vous dites dans la si belle histoire du châtaignier de l'Iowa, sur une échelle de temps considérable, ne rend-il pas les destins de vos personnages humains quasi dérisoires en comparaison ?
La vie humaine n'est en aucun cas dérisoire. Mais nous ne sommes pas l'unique centre de la création. S'il y a une dimension politique dans mon roman, c'est celle-là : il y a du sens en dehors de nous, humains. Et nous devons changer notre façon de l'appréhender. La fiction, qui fait directement appel aux affects, à l'identification et au besoin de récit, est une arme unique pour influer sur les cœurs et les esprits, comme les statistiques et l'argumentation peuvent rarement le faire.
L'idée que les arbres peuvent prendre soin les uns des autres est présente dans les mythes comme celui de Philémon et Baucis. Redécouvrons nous aujourd'hui ce que les Anciens savaient depuis longtemps ?
Quand j'ai dit à mon entourage que j'écrivais un roman où les arbres sont des personnages parmi d'autres, j'ai senti du scepticisme. Mais plus je mesurais les relations de dépendance entre arbres et humains, plus je me demandais pourquoi il existait si peu de livres de ce type. Puis j'ai pris conscience du fait qu'une grande part de la littérature place le non-humain au cœur de l'imaginaire (lire ci-contre). Depuis les mythes grecs et les fables d'Ovide jusqu'à l'animisme dans la tradition européenne du conte populaire, ou aux panthéismes des littératures indigènes, les arbres sont partout, représentés comme des créatures actives, avec des besoins et des desseins. Ce n'est qu'avec l'essor d'un humanisme individualiste et utilitariste en Occident que notre littérature a sombré dans l'obsession exclusive d'une psychologie intime qui n'assigne de sens qu'à l'individu, comme si les humains offraient la seule histoire possible. Peut-être nous sommes-nous persuadés d'avoir pris définitivement l'ascendant sur la nature. Que ce qui se joue entre humains et non-humains est désormais scellé en notre faveur. Pourtant, la nature revient nous hanter et la grande épopée de notre tentative de survie sur Terre se rejoue sur un mode urgent et tragique.
Après les incendies qui ont ravagé la Californie cet été, le président Donald Trump a déclaré qu'il faudrait abattre les arbres car, s'il y avait moins d'arbres, il y aurait moins d'incendies…
Cette déclaration grotesque mais dévastatrice me met en rage. En l'espace de vingt mois, cette administration a entrepris de démanteler l'essentiel d'une législation environnementale cruciale, conquise de haute lutte. Plus rien n'est en sécurité aux États-Unis, pas même nos parcs nationaux, dont certains sont déjà offerts en pâture à l'exploitation mercantile. Cette remarque ahurissante de Trump s'inscrit dans une vision paternaliste qui place les hommes au-dessus des femmes, les Blancs au-dessus des autres races, les Américains au-dessus des autres nations, et confère aux humains un pouvoir absolu sur tous les êtres vivants.
La domination de l'homme sur le non-humain n'est pas la solution. Comme le dit dans le roman ma petite bande d'activistes : le contrôle tue, l'union guérit. Si nous voulons continuer à vivre sur cette planète, nous devons œuvrer à rétablir les innombrables connexions qui nous lient au monde non humain. Encore une fois, pendant des millénaires, la littérature a fait de ces connexions une matière à récits. Les romanciers sérieux d'aujourd'hui doivent se remémorer ces récits et ces mythes, et entreprendre d'en inventer de nouveaux. Nous ne sommes pas seuls au monde. Il est grand temps de faire connaissance avec nos voisins et de revenir sur terre.
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