Analyse. L’absence de solution éprouvée au traitement des déchets radioactifs exacerbe le débat. La sagesse voudrait que, quand la France se posera la question de renouveler ou non son parc nucléaire, elle mette dans la balance le poids de ses rebuts. Par Pierre Le Hir le 1er mars 2017, photos Mathieu Cugnot, pour Le Monde. Lire aussi Le projet de stockage de déchets radioactifs à Bure gelé par la justice. Et aussi Bure : la résistance s’installe, et puis Déchets radioactifs : à Bure, « on défait le mur ! », Bure : le dangereux passage en force de l’État et 200 000 pas contre le projet de poubelle atomique à Bure.
Voilà presque vingt ans, le site de Bure, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne, a été choisi pour l’implantation d’un laboratoire souterrain, destiné à étudier la possibilité d’enfouir les déchets nucléaires à haute activité et à vie longue dans une couche d’argilites, à 500 mètres de profondeur.
Un si joli village… Entre Meuse et Haute-Marne, les vallons boisés de la paisible commune de Bure (82 habitants), dont le sous-sol a été choisi pour enterrer les rebuts les plus dangereux de l’industrie nucléaire française, sont devenus, ces dernières semaines, le théâtre de scènes bien peu bucoliques. On y a vu un employé de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) répandre une bouteille d’essence au milieu de jeunes cramponnés à une barricade. On y a vu aussi des antinucléaires mener des raids nocturnes contre un bâtiment de cet établissement public, mettre le feu à son portail et abattre son grillage.
On y a encore assisté, au terme d’un défilé champêtre de quelque six cents opposants, à de violents affrontements entre manifestants encagoulés et gendarmes mobiles, sous des tirs croisés de pierres et d’engins incendiaires, de grenades lacrymogènes, assourdissantes et de désencerclement. Au point que le ministre de l’intérieur, Bruno Le Roux, est monté au front, assurant qu’« il n’y aura pas de ZAD » en Meuse, en référence à la « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique).
Tel est, au doux pays de Bure, le nouveau visage que prend le conflit suscité par le projet du Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) des déchets les plus radioactifs.
On voit mal aujourd’hui comment le futur chantier – la demande d’autorisation de création doit être déposée en 2018, pour une mise en service en 2025 – pourrait être conduit avec la sérénité, voire la sécurité requise, dans les délais prévus. D’autant qu’à la guérilla de terrain livrée par une nouvelle génération de militants radicalisés s’ajoute une bataille juridique.
C’est un projet de Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) qui est porté par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), qui doit déposer en 2018 une demande d’autorisation de création. Les travaux pourraient débuter en 2021, pour une mise en service en 2025, avec une phase pilote de dix ans. L’installation des colis radioactifs dans les galeries souterraines s’étalera sur un siècle.
Une solution jamais mise en œuvre
Le 28 février, le tribunal administratif a ainsi annulé la cession à l’Andra d’une forêt sous laquelle doit être aménagé le site de stockage. Cette confrontation participe d’une contestation tous azimuts des « grands projets inutiles imposés ». Elle se nourrit du rejet, par de jeunes activistes, d’un monde où « nucléaire » rime avec « autoritaire » et « mortifère ». A ceux qui leur exposent que le fardeau des déchets radioactifs ne peut être laissé aux générations futures, ils rétorquent qu’ils n’ont pas à supporter la charge des erreurs de leurs parents.
Le bois Lejuc est devenu l’épicentre de la résistance au projet Cigéo, que ses opposants qualifient de « poubelle nucléaire », ou de « cimetière radioactif ». De jeunes activistes, souvent passés par d’autres luttes, comme la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes, l’occupent depuis l’été.
Mais ce blocage renvoie aussi à l’absence de solution éprouvée, à la fois fiable et acceptable, pour ses résidus ultimes. On parle ici d’une infime fraction (3 %) des déchets nucléaires produits en France (2 kg par an et par habitant, à comparer à 2 500 kg de déchets industriels). Mais il s’agit de matières à haute activité et à vie longue – des dizaines, pour certaines des centaines de milliers d’années. Ce sont 85 000 m3 de « colis » empoisonnés que le village de Bure est voué à accueillir, pour l’éternité, dans un cimetière creusé à 500 mètres sous terre.
L’Andra fait valoir que le stockage géologique constitue, au niveau international, « la solution de référence » pour ces produits. Aucun pays ne l’a encore mise en œuvre. Les rares expériences approchantes ont mal tourné. En Allemagne, à Asse, de l’eau s’est infiltrée dans une mine de sel abritant des déchets de faible et moyenne activité. Et au Nouveau-Mexique (Etats-Unis), un incendie et un rejet de radioactivité se sont produits, en 2014, dans un dépôt de déchets militaires au sein d’une couche saline.
Jeu de dupes
L’établissement public met aussi en avant le processus démocratique qui encadre son activité. C’est faire quelques accommodements avec une histoire déjà ancienne. En 1990, le premier ministre de l’époque, Michel Rocard, décrète un moratoire sur la recherche d’un site de stockage, tant la révolte gronde dans les quatre départements prospectés (Ain, Aisne, Deux-Sèvres, Maine-et-Loire). L’année suivante, une loi sur la gestion des déchets radioactifs retient le stockage souterrain seulement comme l’une des options possibles, et prévoit, pour l’étudier, la création de « laboratoires », au pluriel. Au moins deux, donc.
L’Andra conduira bien des investigations géologiques dans plusieurs zones (Gard, Haute-Marne, Meuse, Vienne). Mais un unique site sera retenu, Bure. Les élus meusiens et haut-marnais, qui avaient donné leur accord à un centre de recherche, comprendront trop tard qu’ils ont hérité d’un centre d’enfouissement. Les opposants historiques n’ont pas oublié ce jeu de dupes.
Ils n’ont pas oublié non plus que l’option alternative d’un « entreposage de longue durée en surface » de ces déchets, présente dans la loi et prônée lors d’un débat public national tenu en 2005, a fini aux oubliettes. Avant de resurgir dans le débat politique, puisqu’elle est reprise dans le projet de plate-forme présidentielle négocié entre Benoît Hamon (PS) et Yannick Jadot (Europe Écologie-Les Verts), qui veut mettre fin au projet Cigéo.
Un si joli village
C’est ce long contentieux qui refait aujourd’hui surface.
Habitant de Mandres-en-Barrois, où il a accompli trois mandats de conseiller municipal, Michel Labat, 69 ans, ancien peintre en bâtiment, est solidaire des occupants du bois Lejuc. « On nous avait promis des emplois, des écoles d’ingénieurs... mais c’est le néant », déplore-t-il. Qu’il vente ou qu’il neige, il vient tous les jours dans « sa forêt ». « Les jeunes qui se battent ici, je leur tire mon chapeau, dit-il. Ils défendent une belle cause. »
Il explique pourquoi des anciens, qui n’ont guère le profil de zadistes pressés d’en découdre avec les forces de l’ordre, déclarent leur « total soutien » aux actions en cours. Il rappelle surtout que les déchets de la filière nucléaire restent, en l’état actuel de la science et de la technologie, son talon d’Achille.
Agriculteur à Cirfontaines-en-Ornois (Haute-Marne), où il cultive 140 hectares de blé, d’orge, de colza et de tournesol, Jean-Pierre Simon, 56 ans, s’inquiète de l’appropriation du sol par l’Andra, qui a acquis 1 000 hectares de terres agricoles et 2 000 hectares de forêts. « Résultat, dit-il, le prix des terres a doublé et les petits paysans ne peuvent pas suivre. En maîtrisant le foncier, l’Andra peut redistribuer les terres à son gré et acheter le silence. »
Puisqu’il est exclu de les déverser dans l’océan comme on le fit par le passé, de les expédier dans l’espace comme certains l’ont imaginé, ou encore de les exporter vers des pays en développement moins regardants, il faudra bien finir par leur trouver un exutoire. Le moins mauvais possible, à défaut du meilleur. D’ici là, la sagesse voudrait que, quand la France se posera la question de renouveler ou non son parc nucléaire, elle mette dans la balance le poids de ses rebuts. Pour qu’ils ne s’ajoutent pas à ceux légués à Bure, ou à un autre si joli village.
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