Les nouvelles normes d’exposition aux cancérigènes proposées par la Commission européenne, jugées très insuffisantes par les syndicats, sont conformes aux vœux des industriels. Par Stéphane Horel le 24 février 2017 pour Le Monde. Lire aussi Cancer au travail : la Commission européenne complice de l’industrie. Lire aussi Nouvel échec européen sur les perturbateurs endocriniens, Halte à la manipulation de la science, et Perturbateurs endocriniens : la fabrique d'un mensonge.
Chrome hexavalent. Le produit est tellement toxique qu’Hollywood en a fait un film. Mais le chrome hexavalent n’est pas que le sujet d’une fiction de Steven Soderbergh couronnée d’un Oscar – meilleure actrice pour Julia Roberts dans Erin Brockovich, seule contre tous, en 2000. C’est surtout une substance chimique cancérigène à laquelle 1 million de travailleurs sont exposés dans l’Union européenne.
A ce jour, la législation européenne en matière de protection à ce type de produits dangereux ne concerne en tout et pour tout que trois substances chimiques (benzène, chlorure de vinyle, poussières de bois), ainsi que l’amiante et le plomb. Si certains Etats membres sont déjà équipés de « valeurs limites d’exposition » pour une centaine de substances, d’autres en possèdent peu, ou pas. Pour les travailleurs de ces pays sans réglementation adéquate, la révision de la directive européenne « sur la protection des travailleurs contre les risques liés à l’exposition à des agents cancérigènes ou mutagènes au travail » est donc primordiale. Le chrome hexavalent (ou chrome VI), en l’occurrence, n’est pas réglementé du tout dans cinq pays de l’Union, dont l’Allemagne.
Annoncée depuis plus d’une décennie, finalement engagée en mai 2016, cette révision affichée comme une priorité par la Commission européenne douche pourtant les espoirs. Une déception à la mesure des enjeux : 100 000 morts causées par un cancer d’origine professionnelle chaque année en Europe. En plus de leur coût humain, inestimable pour les proches de ceux que la maladie a emportés, les cancers professionnels représentent un poids annuel de 334 milliards d’euros pour la société, selon l’estimation de référence de l’Institut national de la santé publique et de l’environnement des Pays-Bas.
En deux temps, la Commission n’a finalement proposé de valeurs limites d’exposition que pour 18 produits cancérigènes au lieu des 25 promis au départ, auxquels plus de 20 millions de travailleurs sont exposés. Les Pays-Bas, qui ont œuvré en faveur de la révision, en souhaitaient 50. La liste des syndicats en comportait 71. Ces derniers protestent en particulier contre le renoncement de la Commission, à la dernière minute, à inclure les vapeurs de diesel. Cette deuxième cause de cancer professionnel – après l’amiante – concerne pourtant 3 millions de travailleurs. Une absence de législation qui provoquera « 230 000 décès dans l’Union européenne au cours de la période 2010-2069 », souligne Laurent Vogel, chercheur pour l’Institut syndical européen (ETUI), en citant les chiffres de la Commission. Mais ce sont surtout les valeurs limites elles-mêmes, parfois très supérieures à celles en vigueur dans certains Etats membres, qu’il critique.
« Une substance qui tue »
Cas le plus spectaculaire : le fameux chrome VI. Si sa toxicité est connue depuis la fin du XIXe siècle, le chrome VI est classé cancérigène certain pour l’homme depuis 1990. D’usage exclusivement industriel, cette substance n’existe pas à l’état naturel. Les ouvriers y sont exposés lors du processus de fabrication ou d’usinage, mais elle est absente des produits finis et ne fait courir aucun risque au consommateur. La soudure, par exemple, dégage du chrome VI. Mais il sert surtout à travailler le cuir et certains objets en métal qui, trempés dans des bains de chrome VI, présentent ensuite un aspect chromé. Il s’agit en particulier des éléments de robinetterie, des capuchons de flacons de parfum et de tubes de rouge à lèvres, c’est-à-dire un usage essentiellement décoratif.
En France, la valeur limite d’exposition au chrome VI est de 0,001 milligramme par mètre cube d’air (mg/m3). La Commission, elle, propose 0,025 mg/m3. Une valeur 25 fois supérieure qui « garantit » un cancer du poumon pour 10 travailleurs exposés, selon les calculs de l’Agence européenne des produits chimiques. C’est cher payé pour faire briller le bouchon d’un vaporisateur. D’autant plus que des substituts quasiment équivalents, testés et autorisés, existent pour la majorité des applications. « Ne pourrions-nous pas accepter une finition légèrement différente afin de retirer cette substance qui tue les gens ? », questionne Anna Lennquist, toxicologue pour ChemSec, une organisation non gouvernementale qui milite pour la substitution des produits dangereux.
Comment expliquer un tel fossé ? Point de départ de la détermination des valeurs limites proposées par la Commission : les recommandations du Comité scientifique en matière de limites d’exposition professionnelle (Scoel). Quinze des 22 experts de ce comité officiel sont liés aux secteurs concernés, selon l’enquête du Monde. Le lobbying intensif des industriels a fait le reste. C’est ce que documente avec précision un rapport de Corporate Europe Observatory (CEO), une organisation bruxelloise spécialisée dans les activités européennes des lobbys. Publié en décembre 2016, ce rapport montre que les valeurs proposées par la Commission sont identiques à celles que réclamait l’industrie et moins protectrices que celles demandées par les syndicats. En tout cas, jamais plus strictes que celles avancées en début de processus par le Scoel.
La valeur limite pour la silice cristalline devrait être de 0,05 mg/m3 selon les syndicats, mais de 0,1 mg/m3 pour l’industrie. La Commission a tranché pour 0,1 mg/m3. Poussière de bois : 1 mg/m3 pour les syndicats, 3 mg/m3 pour l’industrie et 3 mg/m3 pour la Commission. Butadiène : 0,5 partie par million (ppm) pour les syndicats, 1 ppm pour l’industrie et 1 ppm pour la Commission. Etc.
Prochaine étape de la révision de la directive : un vote au sein de la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen mardi 28 février. Les industriels ont fait savoir qu’ils refusaient toute contrainte supplémentaire. Dans une lettre que Le Monde a pu consulter, neuf associations sectorielles, dont BusinessEurope – l’organisation patronale européenne –, se disent « opposées » à des valeurs limites abaissées qui « ne protégeront pas nécessairement mieux les travailleurs » et pourraient, d’après elles, « mettre en danger l’équilibre entre les éléments scientifiques et la faisabilité ».
Cette révision, estime le projet de directive de la Commission, est conforme à l’objectif, énoncé par le président Juncker et inspiré du système de notation des banques, d’une « Europe sociale triple A ».
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