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C'est dans la colonne de droite tout en bas...

8 février 2021 1 08 /02 /février /2021 14:22

Une occupation a démarré sur le triangle de Gonesse dimanche 7 février pour empêcher la construction d’une gare du Grand Paris. Des collectifs protestent contre les « saccages » que vont causer les Jeux olympiques de 2024. Ces luttes ont en commun la défense de terres contre des projets d’aménagement. D'après le collectif OUI aux terres de Gonesse et Jade Lindgaard pour Mediapart le 8 février 2021. Lire aussi Pour le projet CARMA contre la reprise des travaux de la gare "Triangle de Gonesse", Le gouvernement abandonne Europacity, pas l’artificialisation des terres agricoles et Les opposants à EuropaCity occupent le triangle de Gonesse et continuent à bloquer les travaux de la future gare.

Une nouvelle ZAD près de chez vous

OCCUPATION
DU TRIANGLE DE GONESSE

Dans la course de vitesse entre les 9000 signataires du Serment du Triangle qui se sont engagés à protéger les terres du Triangle de Gonesse contre toute tentative d'artificialisation et de destruction, et la Société du Grand Paris qui veut bétonner à tout prix en construisant une gare au milieu des champs, sans le moindre projet utile justifiant l'artificialisation définitive de terres parmi les plus fertiles d'Europe, nous avons décidé de monter d'un cran dans l'action que nous menons depuis plusieurs années, en occupant le Triangle.

Rejoignez nous nombreux !

Il est encore temps d'éviter le pire, de se mettre autour d'une table pour discuter de l'avenir.

Le Triangle nous protège des canicules et peut nous nourrir.
Nous le défendrons jusqu'au bout !

 

POUR SAUVER LES TERRES AGRICOLES DU TRIANGLE DE GONESSE
le CPTG appelle toustes à exprimer leur indignation et leur détermination
à préserver ces terres nourricières, en signant le « Serment du Triangle » 

Le Serment est mis sous la forme d’une pétition signable sur le site de l’association « Agir Pour l’Environnement » : https://sermentdutriangle.agirpourlenvironnement.org

Contacts Presse 

CPTG    : Bernard LOUP                               06 76 90 11 62 ouiauxterresdegonesse@gmail.com      ouiauxterresdegonesse.fr

CARMA  : Alice LEROY                              06 03 95 31 43

groupementcarma@gmail.com                 carmapaysdefrance.com

Sur la ZAD du triangle de Gonesse, le 8 février 2021 (photo DR)

Sur la ZAD du triangle de Gonesse, le 8 février 2021 (photo DR)

Un brasero, des cabanes en cagettes, des pousses de bambous pour les décorer, un barnum pour s’abriter, une banderole « Oui aux terres de Gonesse. Résistance », des tentes et des bottes maculées de boue : une occupation du triangle de Gonesse (Val-d’Oise) a démarré au petit matin dimanche 7 février. Il y a même du papier peint à motif floral dans les toilettes sèches. Une quinzaine de personnes y ont passé la nuit, entre dimanche et lundi, selon un occupant.

Une petite centaine de personnes s’y affairaient à la mi-journée, dimanche : construction de cabanes et d’une cuisine, point juridique, info sur les passages de la police – déjà à cinq reprises en début d’après-midi. Juché sur un tas de poutres, Sylvain, du collectif pour le triangle de Gonesse (CPTG), lit la déclaration d’occupation : « Nous avons décidé de monter d’un cran dans l’action que nous menons depuis plusieurs années en occupant le triangle. Rejoignez-nous nombreux-ses, il est encore temps de se mettre autour d’une table pour discuter de l’avenir. Le triangle nous protège des canicules et peut nous nourrir. Nous le défendrons jusqu’au bout. » Une femme bombe « ZAD » à la peinture jaune sur les barrières qui entourent le terrain : une friche, qui sert de zone de stockage à une entreprise de BTP, où les travaux de la ligne 17 nord du métro du Grand Paris doivent démarrer d’un jour à l’autre.

Les occupant·e·s demandent l’abandon de la gare « Triangle de Gonesse », car elle est prévue en plein champ, menace plusieurs hectares de terres agricoles et marquerait le départ de l’artificialisation de ces 280 hectares de terres. La friche occupée par la ZAD du triangle de Gonesse appartient à l’EPFIF, l’agence foncière de la région Île-de-France, d’après le CPTG.

Le collectif n’est pas à l’origine de l’occupation mais la soutient, explique Bernard Loup, son co-fondateur : « On a toujours dit qu’on ne savait pas occuper mais que si des personnes le faisaient, on les soutiendrait. Ici c’est une zone à défendre. C’est incompréhensible d’en arriver là, à occuper ce terrain, alors que la société du Grand Paris ne veut même pas de cette gare. Le problème, c’est le gouvernement qui ne décide pas quoi faire. » Sollicités par Mediapart dimanche après-midi, les services de Matignon et du ministère de la transition écologique n’ont pas réagi.

« C’est un lieu emblématique et un moment stratégique, explique Aline, artiste, qui s’apprête à passer la nuit sur place. C’est une bataille juridique ancienne, une victoire contre EuropaCity, il y a un vrai contre-projet, ces terres ont une qualité particulière. On n’est pas là par idéologie. » Tout en parlant, elle cloue des planches pour consolider les toilettes sèches en construction à l’arrière du terrain. « Le gouvernement ne donne pas de réponse ? On restera là jusqu’à l’abandon de la gare. »

Jérémie, 30 ans, intermittent du spectacle, va, lui aussi, dormir sur le triangle, malgré le froid et la neige, pour s’opposer à « la destruction de la nature par des projets qui servent le capital ». Pour lui, « c’est bien d’occuper le terrain. Ça fait longtemps qu’on dit que le jour où y aura besoin, on sera là. C’est ce moment-là ». Il s’implique dans la lutte du triangle depuis un peu plus d’un an. Un mouvement accueillant, « ouvert à tout le monde ». Et en période de confinement, il a du temps : « L’État fait en sorte que je ne travaille pas. Donc je suis là. »

Sylvain, du CPTG, s’enthousiasme : « Je crois que c’est la première ZAD en Île-de-France. C’est les 150 ans de la Commune cette année. Si on peut les fêter ici, c’est cool. Mais y aura besoin de beaucoup de monde. »

Sur la ZAD du triangle de Gonesse, le 7 février 2021 (photo JL)

Sur la ZAD du triangle de Gonesse, le 7 février 2021 (photo JL)

La veille, à Paris, une bonne centaine de personnes s’était rassemblée sur le parvis de l’Hôtel de Ville pour dénoncer les « saccages » des Jeux olympiques de 2024 : destruction de jardins ouvriers à Aubervilliers, construction d’un échangeur autoroutier à proximité d’un groupe scolaire, création d’un quartier sur le parc de la Courneuve. Sous la pluie gelée qui tombe drue sur les visages et les mains, une militante du collectif de défense des jardins des Vertus, à Aubervilliers, déclare : « On ne laissera pas détruire 450 arbres fruitiers. Ils nous sous-estiment. On compte sur vous pour bloquer les bulldozers ! »

Sur les bords de la Loire, en face de la raffinerie de Donges, le site de la zone industrielle du Carnet (Loire-Atlantique) est occupé par une ZAD depuis août dernier. Barricades et cabanes ont essaimé sur l’asphalte d’un parc technologique, où une éolienne géante surplombe l’estuaire, « contre l’industrialisation massive ». À Bure (Meuse), une nouvelle génération féministe, queer et intersectionnelle, redonne du souffle à la lutte antinucléaire et au rejet du centre d’enfouissement de déchets nucléaires, Cigéo. À l’automne 2020, des militant·e·s d’X/R ont tenté d’occuper le plateau de Saclay (Essonne) pour empêcher l’artificialisation de terres agricoles, via notamment une gare du Grand Paris.

Une écologie du rapport de force

Toutes ces luttes ont en commun la défense de terres – agricoles, nourricières ou en plus ou moins libre évolution – contre des projets d’aménagement. En réaction contre les discours creux et abstraits du gouvernement sur le climat, des personnes de générations et activités diverses défendent une vision concrète et matérielle de l’écologie, qui se soucie de chaque hectare condamné à la bétonisation, s’attache au sol, veut se défendre contre la saturation de l’air par des polluants toxiques. Elles tirent d’autres leçons du Covid que celles du philosophe Bruno Latour, qui encourage à se sentir « terrestre », à « atterrir », c’est-à-dire à « se localiser » et à accepter de se sentir vulnérables, tout en se reliant à l’écosystème du vivant, dans une continuité vitale et incommensurable.

Pour ces collectifs en lutte, les fronts sont plus spécifiques et bien plus rudes que le tableau dessiné par les anthropologues et philosophes qui concentrent leurs pensées sur les relations entre humains et non-humains, et qui, par leur point de vue général, peuvent sembler surplomber le chaos du monde. Depuis le triangle de Gonesse, Le Carnet, la forêt de Roybon, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou les collectifs anti-saccages des JO, il y a des ennemis à combattre. C’est une écologie du rapport de force, et de la rupture, en porte-à-faux avec le discours de la transition écologique, de l’économie circulaire, du verdissement de l’activité et du développement durable. « À quoi ça sert de créer un jardin partagé dans un quartier quand cent autres sont ensevelis sous le béton ? demandait un militant associatif en quartier populaire, le 17 janvier, lors d’un rassemblement sur le triangle de Gonesse. « Le Grand Paris et les JO 2024 sont nos ennemis. Nous sommes contre la bétonisation et la spéculation immobilière. On veut transformer nos villes, vivre autrement. C’est ça, la véritable écologie », expliquait Samuel, de l’Autre Champ, une association de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis) qui s’occupe de jardins partagés et de cinéma.

« La concentration de moyens en Île-de-France dépossède les autres régions. Ce n’est pas juste. Contre cela, il faut défendre l’égalité territoriale et la résilience alimentaire. Il faut travailler chacun sur son territoire mais ensemble », dénonçait de son côté Sabrina, du collectif Cessez la ligne 18, à Saclay.

Devant la mairie de Paris, le 6 février, Saccage 2024 a dénoncé l’extractivisme symbolique de la capitale. C’est une nouvelle forme de critique des Jeux olympiques, qui porte sur leur « héritage » urbanistique. Les Jeux s’intitulent « Paris 2024 », profitent au rayonnement de la capitale. Mais par les quartiers qu’ils vont créer, à Saint-Denis et Dugny (Seine-Saint-Denis), ils vont accentuer la densification de zones déjà saturées de pollutions et de béton.

Le monde paysan voit partir chaque année des milliers d’hectares à l’agrandissement d’exploitations agricoles déjà trop vastes pour échapper au productivisme. L’agriculture biologique ne représente que 10 % de la surface agricole en France. La financiarisation du foncier agricole et l’essor des méthaniseurs éloignent toujours plus la culture des terres de l’activité vivrière, au profit de fermes et champs transformés en véritables usines. Or ces lobbies ont l’oreille du pouvoir politique, comme en témoigne la parution le 6 février de l’arrêté gouvernemental autorisant la mise sur le marché et l’utilisation de semences de betteraves à sucre enrobées d’insecticides néonicotinoïdes.

Face à ces contradictions entre les discours et les actes des institutions, ces mobilisations défendent un réalisme exigeant, qui ne craint pas d’emprunter des formes contestataires. Parmi eux, on retrouve beaucoup de jeunes qui ont marché pour le climat en 2018 et 2019, dans le sillage de Greta Thunberg. Ils et elles se disent désabusé·e·s par les mensonges et les entourloupes des ministres et du chef de l’État, qui présentent cette semaine une loi climatique au rabais par rapport aux demandes de la convention citoyenne pour le climat. Pour cette génération, les banderoles et les slogans en manifs ne suffisent plus. Il leur faut arrêter la machine qui détruit le vivant.

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3 février 2021 3 03 /02 /février /2021 10:46

La décision de #LAffaireDuSiecle vient d'être rendue mercredi 3 février : c'est une victoire historique et un très grand jour pour la justice climatique ! La justice reconnaît pour la première fois que l’État a commis une « faute » en se montrant incapable de tenir ses engagements de réduction des gaz à effet de serre. L’État est jugé responsable de son inaction climatique ! C’est grâce à vous, nous toutes et tous - Merci ! D'après Notre affaire à tous et Le Monde le 3 février 2021. Lire aussi La justice enjoint l'État de respecter ses engagements climatiques, L’Affaire du Siècle répond aux arguments de l’État et Les hommes ont conscience de transformer le climat bien avant la révolution industrielle.

« Une victoire historique pour le climat. » C’est peu dire que le jugement rendu mercredi 3 février par le tribunal administratif de Paris a donné satisfaction aux associations de défense de l’environnement et à leurs avocats. Deux ans après avoir recueilli plus de 2 millions de signatures en moins d’un mois – une mobilisation sans précédent en France –, pour dénoncer l’« inaction climatique » de l’État, « L’affaire du siècle » avait rendez-vous avec la justice. Les quatre ONG à l’origine de la pétition (Notre affaire à tous, Greenpeace, Oxfam et la Fondation Nicolas Hulot) avaient déposé en mars 2019 un recours devant le tribunal administratif de Paris pour « carence fautive » de l’État.

A l’issue de ce « premier grand procès climatique en France » – comme l’avait qualifié la rapporteure publique dans ses conclusions lors de l’audience du 14 janvier –, la justice reconnaît pour la première fois que l’État a commis une « faute » en se montrant incapable de tenir ses engagements de réduction des gaz à effet de serre. Pour rappel, la France s’est engagée à diminuer ses émissions de 40 % d’ici à 2030 par rapport au niveau de 1990 et à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050.

Le tribunal a condamné l’État à verser un euro symbolique aux associations requérantes pour « le préjudice moral » résultant de « ses carences fautives dans le respect de ses engagements en matière de lutte contre le réchauffement climatique ».

Préjudice écologique

La France n’est en effet pas sur la bonne trajectoire. Dans son rapport annuel, publié en juillet 2020, le Haut Conseil pour le climat juge sévèrement la politique du gouvernement : « Les actions climatiques ne sont pas à la hauteur des enjeux ni des objectifs. » Ainsi, les émissions de gaz à effet de serre ont baissé de 0,9 % entre 2018 et 2019, alors que le rythme devrait être d’une diminution annuelle de 1,5 %, et de 3,2 % à partir de 2025 pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Et encore ces objectifs ont été revus depuis à la baisse par le gouvernement, contre l’avis du Haut Conseil.

Pour Clémentine Baldon, l’avocate de la Fondation Nicolas Hulot, le jugement du tribunal administratif de Paris est « révolutionnaire » à plus d’un titre : parce qu’il reconnaît la « responsabilité de l’Etat » dans la crise climatique, que son « inaction » sera désormais « illégale » et considérée comme la cause d’un « préjudice écologique ».

Dans un deuxième jugement, le tribunal pourrait ordonner au gouvernement de revoir sa copie pour réduire effectivement les émissions de gaz à effet de serre

Pour la première fois, le juge administratif a reconnu l’existence d’un préjudice écologique – caractérisé par une modification de la composition de l’atmosphère liée à un surplus d’émissions de gaz à effet de serre –, et le fait que l’Etat devait être regardé comme responsable d’une partie de ce préjudice dès lors qu’il n’avait pas respecté ses engagements en matière de réduction des émissions. Jusqu’à présent, seul le juge judiciaire avait reconnu ce préjudice – dans l’arrêt « Erika » –, qui a ensuite été consacré dans la loi biodiversité de 2016.

Mais le tribunal a rejeté la demande d’indemnisation financière de ce préjudice écologique, au motif que les associations requérantes n’ont pas démontré qu’il était impossible de le réparer en nature. Il a toutefois considéré qu’elles étaient fondées à demander la réparation en nature. Afin de déterminer les mesures devant être ordonnées à l’Etat pour réparer le préjudice causé ou prévenir son aggravation, les juges ont prononcé un supplément d’instruction, assorti d’un délai de deux mois. Dans un deuxième jugement, le tribunal pourrait ainsi ordonner au gouvernement de revoir sa copie pour réduire effectivement les émissions de gaz à effet de serre.

Dans le prolongement du Conseil d’État

La justice s’inscrit ici dans le prolongement de la décision, tout aussi inédite, rendue le 19 novembre 2020 par le Conseil d’Etat. Dans un autre recours visant l’inaction climatique de l’Etat, déposé cette fois par la ville de Grande-Synthe (Nord), la plus haute juridiction administrative a fixé un ultimatum à l’exécutif en lui donnant trois mois pour « justifier que la trajectoire de réduction à horizon 2030 pourra être respectée ».

« Cette reconnaissance de l’obligation pour l’État de réparer le préjudice écologique est une avancée, estime Julien Bétaille, maître de conférences en droit public à l’université Toulouse-1 Capitole. Mais il faudra qu’elle soit confirmée, par une décision du Conseil d’État, et surtout appliquée, c’est-à-dire qu’un juge prononce une obligation de réparation. » A ce titre, le spécialiste du droit de l’environnement estime que les associations auraient dû proposer une « évaluation sérieuse » du préjudice écologique et non se contenter de demander sa réparation à hauteur de 1 euro, « sans décrire et évaluer précisément la substance de ce préjudice ».

La reconnaissance d’une faute de l’État ouvre-t-elle la voie à des actions en justice de victimes du dérèglement climatique ? « Oui, des individus pourraient demander la réparation de divers types de préjudices climatiques devant les tribunaux, répond Julien Bétaille. Mais attention, il faudrait calculer la contribution de l’État français à ce préjudice, l’insuffisance de son action n’étant pas la seule cause des changements climatiques. » Dans les dossiers de pollution de l’air, où la justice a aussi retenu la faute de l’État, les victimes n’ont jusqu’ici jamais obtenu réparation.

Cette pression exercée devant les tribunaux pourrait-elle, comme l’espèrent les ONG, modifier le rapport de force politique au moment où le projet de loi issu des propositions de la convention citoyenne pour le climat doit être présenté en conseil des ministres, le 10 février, avant d’être débattu au Parlement à partir de fin mars ? Ce texte n’est pas à la hauteur des objectifs climatiques de la France, selon le Conseil économique, social et environnemental et le Conseil national de la transition écologique.

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14 janvier 2021 4 14 /01 /janvier /2021 09:03
Pour le projet CARMA contre la reprise des travaux de la gare "Triangle de Gonesse"

Terres de Gonesse : Où en est-on ?

Vendredi 18 décembre, la cour administrative d’appel de Versailles a rétabli le Plan Local d’Urbanisme (PLU) de Gonesse, rendant possible l’urbanisation de 280 hectares du Triangle agricole. Cinq jours plus tard, la Société du Grand Paris (SGP) annonçait une reprise du chantier de la gare du Grand Paris Express dès le mois de février, ignorant ainsi les préconisations de la Convention citoyenne pour le climat, les actions juridiques en cours, et sans attendre les décisions du gouvernement suite au travail de Francis Rol‑Tanguy, rapporteur du gouvernement, sur l'avenir du Triangle.

Le danger pour la terre est imminent !

Sur ce territoire a été signé, en décembre 2015, l' "accord de Paris" sur les changements climatiques. Or, que veut faire la SGP, en contradiction totale avec les recommandations de la Convention citoyenne pour le climat, qui demandent l'arrêt de l'étalement urbain ? Elle cherche à passer en force, pour construire une gare située en champ pour la ligne 17 Nord ! Pourtant, de nombreuses communes d'Ile-de-France sont aujourd’hui à la recherche de terres fertiles, de fermes et de maraîchers pour s’alimenter et pour respecter la loi : dès 2022, les communes devront être approvisionnées à 50% en produits bio ou sous label de qualité (loi EGalim du 30 octobre 2018). Le projet CARMA qui permet d'assurer la vocation agricole du triangle, est prêt à démarrer.

À l'heure où les citoyen·nes plébiscitent les aliments produits localement et sans produits chimiques, à l'heure où les crises sanitaires et les canicules à répétition exigent de développer l'autonomie alimentaire et de protéger les sols, CARMA donnera un avenir aux terres du Triangle et enclenchera, au sein du Pays de France, des dynamiques pour l'emploi et pour la santé alimentaire de tous.tes. De leur côté, la SGP et certains élus du conseil départemental du Val d'Oise s'obstinent à proposer des projets incohérents, vides de toute substance, dans le seul but de démarrer la construction d'une gare coûteuse et inutile et d'urbaniser le Triangle. Réagir face à ce déni de bon sens est indispensable. Ni la saison ni la situation sanitaire ne doivent nous empêcher de nous  mobiliser.

Rendez-vous dimanche 17 janvier pour empêcher ce coup de force et pour défendre les terres nourricières du Pays de France, notre patrimoine commun !

Chemin de la Justice, GONESSE.
RER B ou D, arrêt Parc des Expositions ou Villiers-le-Bel Gonesse Arnouville, puis bus 20, arrêt Fontaine Cypierre.
En cas de besoin, appelez au 06 76 90 11 62.

Dans un article du JDD paru le 20 décembre 2020, quelques jours avant la tournée du Père Noël, Madame Cavecchi, présidente du conseil départemental du Val d’Oise a fait part de ses propositions pour bétonner le Triangle de Gonesse : « À la place d'EuropaCity, la présidente du 95 réclame "un véritable projet d'envergure métropolitaine". Autour de la gare de Gonesse (110 hectares), elle plaide pour un nouveau quartier accueillant "un conservatoire national de la presse, un centre de conservation pour la BNF et une cité des médias, ainsi qu'une annexe de la Philharmonie de Paris pour jeune public, un nouveau Creps (centre de ressources, d'expertise et de performance sportive) et une cité scolaire internationale doublée d'une école de la gastronomie et de l'hôtellerie." Pour la partie sud du Triangle (170 hectares), elle espère un pôle d'industrie agroalimentaire "autour des circuits courts". »

Un nouveau quartier accueillant : Madame Cavecchi ignore qu’en raison du plan d’exposition aux bruits des deux aéroports, il ne peut y avoir sur le Triangle de Gonesse construction de logement. Un quartier sans habitants n’est pas un quartier. Toutes celles et ceux qui sont venus aux Fêtes des Terres de Gonesse ou aux ZADimanches savent que le Triangle est accueillant pour le projet CARMA et ses visiteurs, pas pour un quartier de ville. 

Une annexe de la Philharmonie de Paris pour jeune public : les directeurs d’EuropaCity avaient eux aussi rêvé d’accueillir des annexes de musées nationaux : un "Centre Culturel" pour enfants dédié au numérique et la gastronomie s'inspirant (un petit peu) de la Galerie des Enfants du Muséum National d'Histoire Naturelle et les réserves du musée national d'Art moderne du Centre Pompidou. Madame Cavecchi reste dans le monde d’avant."

La réalité aujourd’hui est la construction d’entrepôts de logistique dans toutes les zones d’activités en cours de réalisation dans le Val d’Oise. Le Triangle de Gonesse après EuropaCity, mérite mieux que des entrepôts : un projet agricole et alimentaire d’envergure régionale, vivement CARMA !

Extrait de l'entretien avec Emmanuel Macron diffusé le 4 décembre en direct par le média Brut :

« Moi j’ai pas pris des lois pour dans dix ans. On est en train de fermer toutes les centrales à charbon, on a arrêté des projets que tout le monde laissait traîner, Notre-Dame-des-Landes, la Montagne d’or, EuropaCity (…). Donc moi je n’ai pas de leçon à recevoir »

Contrairement à l'affirmation du Président de la République, le projet Montagne d'Or n'est pas définitivement arrêté puisque le 24 décembre 2020 le tribunal administratif de Guyane a ordonné à l’État de prolonger les concessions minières de la Compagnie Montagne d'or. Début 2021 l'affirmation d’Emmanuel Macron relative à EuropaCity et au Triangle de Gonesse sera-t-elle aussi démentie par un saccage des terres agricoles ordonné par la Société du Grand Paris contrôlée par l’État

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21 décembre 2020 1 21 /12 /décembre /2020 11:27

Rob Hopkins est l’une des plus grandes figures mondiales de l’écologie. Enseignant en permaculture et fondateur du mouvement des territoires en transition, il a inspiré des initiatives partout dans le monde. S’appuyant sur des valeurs de justice sociale, de solidarité et de coopération, Rob Hopkins revient sur la nécessité de cultiver de nouveaux imaginaires : l’imagination est pour lui la clé pour construire un futur résilient. Un entretien réalisé par Sarah Champagne et Delphine Ekszterowicz sur Archipel des Alisées. Lire aussi Propositions pour un retour sur Terre, Pour une plus grande résilience face aux crises et Une Biorégion Ile-de-France résiliente en 2050.

" Nous devons raconter des histoires pour faire naître un monde résilient "

Archipel des alizées : Vous êtes connu pour avoir fait de la ville de Totnes en Angleterre, un village d’alternatives et d’expérimentations. La ville est maintenant reconnue dans le monde entier. Pourquoi les territoires sont-ils importants pour porter la transition ?

Rob Hopkins : Quel que soit l’endroit, les personnes que je rencontre pensent que les autres font mieux ailleurs. En Allemagne, les gens me disent que c’est normal que la transition se fasse beaucoup plus facilement en France ou en Angleterre. Et inversement quand je vais en France. De la même manière, en ville on a tendance à penser que la transition est plus facile à porter à la campagne, et vice versa. Or nous avons récemment publié un petit livre intitulé « 21 stories of transition », qui rassemble des histoires de transitions réussies dans territoires extrêmement pluriels. De ce livre, ressort une certitude : les histoires qui feront les mondes de demain peuvent venir de partout dans le monde, des villes, des campagnes, et de toutes sortes de territoires. 

Bien sûr, certaines techniques fonctionnent mieux dans les métropoles, tandis que d’autres sont plus efficaces dans des espaces ruraux, où l’échelle est différente. Chaque territoire, selon ses spécificités, présente des opportunités pour réussir une transition.

En France plus particulièrement, j’ai découvert des villes incroyables engagées dans la transition autant que des zones rurales qui développent des projets fantastiques, avec beaucoup d’ambition et de créativité. Au fond, nous pouvons appliquer les principes de la transition, comme les principes de la permaculture à tous types de territoire et à toutes sortes d’organisations.

ADA : Comment s’est passée la mobilisation citoyenne à Totnes ? Quelle relation avez-vous construit avec les habitants, les commerces et les pouvoirs publics ?

R.H. Tout d’abord, il ne faut pas voir Totnes comme un paradis. Les habitants de Totnes ne sont pas tous enthousiastes ou engagés dans des projets de transition. Il y a 6 ans, j’ai fait une enquête à Totnes pour mesurer la résonance des projets de transitions que nous avions portés dans la commune. Et les résultats étaient encourageants :

  • 75% en avait entendu parler

  • 62% pensait que c’était une bonne idée

  • 33% avait déjà eu un contact avec le projet

  • 2 ou 3% était activement impliqué dans le projet

La résonance du projet en comparaison avec le nombre de personnes réellement impliquées montre clairement que l’on peut faire beaucoup, même en étant peu nombreux.

Quand on a démarré notre projet, on s’est attaché à rendre les gens conscients de ce qu’on était en train de faire. On les a réunis, on a créé du lien entre les habitants et des connexions entre les groupes et les organisations de la ville. On a organisé de grands évènements pour ouvrir les esprits sur d’autres sujets, sur d’autres réseaux, et de manière générale pour inviter les gens à participer. 

Ces grands évènements, ouverts à tous, prennent la forme de grandes conversations où on laisse libre court à l’imagination. Ce sont à la fois des espaces d’imagination, où l’on se demande « Et si ? », et des espaces de création, pour réfléchir à « quand est-ce que ça pourrait se faire ? » ou « de quoi aurions-nous besoin ? ». Ces deux espaces, imagination et création, sont nécessaires.

Au bout de quelques années, un changement dans notre réflexion nous a permis d’aller plus loin. Notre questionnement est passé de « de quoi la ville a besoin ? » – réduire ses émissions carbone – à « de quoi notre ville pense-t-elle avoir besoin ? Comment répondre à ses besoins tout en suivant le mouvement de la transition écologique ? ». Finalement, on s’est intéressé aux besoins économiques de Totnes.  Il fallait réussir à créer des emplois et des entreprises pour les personnes sur le territoire.

Ce changement dans nos manières d’aborder les problématiques écologiques nous a permis de lancer plein de nouveaux projets. Par exemple, la construction d’habitats pour les personnes en situation de précarité, ou encore un projet pour collecter les surplus de production d’une ferme biologique afin de les distribuer à des personnes dans le besoin. Enfin, nous avons lancé une brasserie appelée New Lion. Là aussi, l’objectif était de créer de l’emploi. Aujourd’hui 9 personnes y travaillent. Sa particularité ? C’est la première brasserie au Royaume-Uni à être entièrement détenue par ses employés.

Ce faisant, on a réussi à créer une culture. Les gens sont d’accord et ouverts pour investir dans des projets et des entreprises locales présentant un intérêt pour la communauté.  Chaque année, depuis 9 ans maintenant, nous organisons le forum des entrepreneurs locaux, où des porteurs de projets peuvent présenter leurs idées et obtenir des soutiens de la part de la communauté. Beaucoup d’entreprises ont émergé grâce à ce forum. Et cela a donné de vrais résultats : un article a classé Totnes en troisième position des villes où les citoyens investissent dans des entreprises locales et porteuses de sens, après Londres et Bristol. C’est un résultat dont nous sommes très fiers. 

ADA : Quand on vous parle de collapsologie, de la fin de notre civilisation basée sur les industries fossiles, comment le vivez-vous ? Comment faire face à un possible effondrement de notre civilisation, notamment d’un point de vue émotionnel ?

R.H. On pourrait passer des journées complètes à penser cette question… Première chose : il est possible que les collapsologues aient raison, mais il est aussi possible qu’ils aient tort. Je n’accepte pas que l’on dise que l’effondrement est inévitable. Il est par contre inévitable si nous ne faisons rien. 

Le bouddhisme nous enseigne que nous sommes des êtres éphémères, que les choses changent, que nous mourrons un jour. De la même manière, la collapsologie nous montre que le monde qui nous entoure n’est pas permanent, qu’il est fragile et délicat.

Je remarque que la plupart des personnes qui adhèrent à la collapsologie sont des hommes blancs, entre 40 et 60 ans. D’une certaine manière, on peut comprendre qu’ils aient la sensation que quelque chose est en train de s’effondrer. Je vois aussi des collapsologues qui parviennent à tourner la collapsologie en levier d’action, et tant mieux. Chez ces personnes, elle devient une motivation pour rendre leur milieu de vie plus résilient. Ce qui m’inquiète, c’est que le récit de la collapsologie peut amener les gens à se renfermer sur eux-mêmes au lieu d’agir, et conduire au désespoir.

L’une de mes citations préférées est celle du poète Rilke : « Le futur doit vivre en toi bien avant qu’il ne survienne ». Actuellement, nous avons une petite fenêtre de tir pour rester sous la barre des 1,5°C et créer un monde résilient. Mais pour cela, nous devons faire apparaître ce monde, lui donner vie. Il nous faut l’imaginer, créer et raconter des histoires.

Au cours de ma vie, j’ai regardé beaucoup de matchs de foot. De nombreuses fois, mon équipe favorite était perdante à la mi-temps, mais finissait ensuite par gagner. Dans ces moments-là, je ne pense pas qu’à la mi-temps, dans les vestiaires, l’entraîneur dise à ses joueurs « Bon, c’est perdu. On ne peut rien faire, c’est comme ça ». Au contraire, il faut penser et croire que c’est possible : nous pouvons y arriver, en travaillant ensemble. Et même si il n’y aucune garantie de réussite, il faut motiver son équipe et lui faire comprendre qu’il n’est jamais trop tard pour espérer réussir.

Les collapsologues soulèvent une question fondamentale : « si la société telle que nous la connaissons aujourd’hui s‘effondrait totalement, que se passerait-il ? ». Pour moi, la question manquante dans ce raisonnement est : « Comment faire pour porter un mouvement mondial coordonné, sans précédent, venant des communautés et qui aurait un impact historique ? ». Je pense que c’est LA question qu’il faut poser. Je précise que ma réflexion sur cette question vient en grande partie de discussions avec des collapsologues en Belgique et en France, car leurs livres commencent seulement à être traduits en Angleterre.

" Nous devons raconter des histoires pour faire naître un monde résilient "

ADA : Quel rôle peuvent jouer les citoyens, les associations et les élus locaux pour transformer le territoire vers plus de démocratie et de résilience ?

R.H. Souvent, j’ai l’impression que ceux et celles d’entre nous qui évoluent dans un monde alternatif écologique ont tendance à construire des connexions et des alliances avec des gens qui leur ressemblent. C’est un premier indicateur de succès, mais il faut aller plus loin. A mon avis, nous devons maintenant créer des liens avec des personnes et des organisations très différentes, moins évidentes. Apprendre à parler avec elles, élargir nos réseaux et nos projets pour qu’ils trouvent une résonance et une pertinence pour le plus grand nombre sont les défis d’aujourd’hui. 

Bien sûr, il faut qu’il y ait des accords entre gouvernements, entre pays. Il faut que les entreprises transforment radicalement leur activité, et que l’ensemble de notre société soit profondément transformée. Mais ce qui importe le plus je crois, c’est de voir les besoins locaux, les compétences, les expertises telles qu’elles existent localement se développer. Car l’immense beauté du mouvement de la transition réside dans la capacité d’avancer beaucoup plus rapidement que des groupes officiels. Pas besoin d’attendre la permission de tel ou tel décideur,il suffit de quelques personnes motivées pour se lancer et avoir rapidement de beaux résultats.

Si l’on regarde le mouvement de la transition, on voit des histoires de communautés qui créent leur propre société de production d’énergie, dans laquelle tout le monde investit et tout le monde devient propriétaire. Les gens y placent leur économie et leur retraite plutôt qu’à la banque. Dans d’autres endroits, on voit émerger des projets ambitieux d’autosuffisance alimentaire à l’échelle d’une ville. On voit aussi des collectifs motivés qui réussissent à faire les comportements des habitants d’un territoire, rue par rue, foyer par foyer. Je suis actuellement très admiratif de ce qui se passe en France quand les maires (qui ont d’ailleurs beaucoup plus de pouvoir qu’en Angleterre) sont motivés et s’investissent dans l’écologie.

Laissons donc libre court à l’imagination, développons nos imaginaires en les nourrissant avec des idées inspirantes qui ouvrent le champ des possibles. Allons regarder ce que font les groupes en transition partout dans le monde : il y a des histoires surprenantes, inattendues et inspirantes.

ADAUne des étapes cruciales de la transition, c’est ce que tu appelles la ‘réappropriation des imaginaires’ pour penser l’après, dont tu parles notamment dans ton dernier livre “Et si?”. Pourquoi est-ce si important de mener la bataille des imaginaires ?

R.H. Juste après avoir terminé l’écriture du livre, j’ai imaginé un modèle pour tenter d’explorer comment reconstruire une culture de l’imagination : nous avons construit une sorte de cadran solaire qui met en évidence 4 points cardinaux.

L’espace : l’imagination a besoin d’espace pour se développer, et c’est une chose de plus en plus rare dans nos vies aujourd’hui. La semaine de 4 jours, le revenu universel sont des concepts intéressants pour développer une stratégie de l’imagination : ils ont la capacité de libérer de l’espace dans la vie des individus. 

Les lieux : ce sont des endroits où on peut décaler notre regard, élargir nos horizons et nos manières de penser le futur. Les fermes urbaines, les villes inspirantes, les projets à l’échelle d’une rue… Tous ces lieux peuvent convenir, ils ont la capacité de nous faire réfléchir et de changer notre regard sur nos modes de vie.

Les pratiques : ce sont l’ensemble des activités que l’on peut faire au sein de différents groupes pour exercer notre imagination, à la manière dont on entraîne un muscle. Dans mon livre, je partage un ensemble d’exercices, s’appuyant notamment sur la philosophie du « oui et » plutôt que du « oui, mais » en réponse à une question.

Les pactes : lorsqu’une personne pose une bonne question, il faut qu’une rencontre se crée avec des décideurs publics. Ensemble, ils construisent alors un pacte pour travailler sur cette question et transformer les idées en actions.

ADA : Dans les imaginaires écologistes, on a tendance à penser que la ville s’oppose à la campagne. Est-ce que l’avenir des sociétés est de sortir des villes ?

R.H. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de présenter les choses. Cette opposition doit être dépassée. Trouvons plutôt ce que signifie vivre de manière soutenable, résiliente, autosuffisante, que ça soit dans un environnement rural ou urbain.

Cette dichotomie ne tient d’ailleurs pas debout : si on transformait l’espace aujourd’hui alloué à la voiture en ville pour y planter des arbres, créer des parcs, des aires de jeu, des pistes cyclables, le débat serait différent. Je pense que d’ici cinq à dix ans, nos villes auront profondément changé. On assistera à un immense déclin de la voiture, une augmentation des espaces verts, on imaginera de nouveaux lieux, de nouveaux espaces de travail. En regardant en arrière, on réalisera que la période du covid aura catalysé de profonds changements.

Je suis engagé dans le mouvement écologiste depuis l’âge de 14 ans et j’ai toujours entendu des gens clamer que les campagnes étaient mieux que les villes. Mais en ville on trouve une culture, une diversité et une énergie fantastiques. L’idée de devoir les fuir est absurde. Peut-être devons-nous aussi trouver une façon de soutenir les économies rurales, pour assurer leur diversité, attirer les jeunes, créer une nouvelle dynamique en soutenant la permaculture et en portant des écovillages… C’est aussi en croisant les alternatives en milieu urbain et celles en milieu rural qu’on pourra fertiliser nos imaginaires de manière pertinente.

ADA : S’il ne faut pas opposer les villes et les campagnes, les métropoles, ces villes géantes, posent de véritables questions. Elles sont souvent vues comme des espaces de contraintes, stressants et étouffants. Elles brassent pourtant, à l’échelle mondiale, une partie immense de l’humanité. Comment peut-on les rendre plus solidaires et davantage écologiques ?

R.H. On peut s’inspirer de villes comme Barcelone. Là-bas, il existe des quartiers où l’on a supprimé la voiture pour créer des espaces de rencontre et laisser place au vélo. Des assemblées de quartier ont été créées pour revitaliser la démocratie en ville.

Notre projet doit être de rendre les villes plus égalitaires : rendre égalitaire l’accès au logement, faire sortir les voitures à l’extérieur des villes, rendre les citoyens propriétaires du fonctionnement de l’économie, plutôt que de la laisser entre les mains des multinationales.

J’ai récemment visité Toulouse lors de ma tournée d’échanges. Cette ville s’est organisée autour d’Airbus, comme une sorte de monoculture économique. Que se passera-t-il le jour où l’industrie aéronautique disparaîtra ?

Pour réaliser cette transition de façon efficace, les opportunités à saisir sont multiples. On peut par exemple remplacer les supermarchés et les fournisseurs d’énergies par une multitude d’entreprises communautaires locales. On peut aussi se débarrasser de Sodexo par exemple, et approvisionner les hôpitaux et les écoles grâce à des projets coopératifs qui fonctionnent sur des modèles économiques complètement différents. « Il n’y a plus de solution qui ne soit pas radicale » a dit Naomie Klein

ADA : Pendant longtemps, en France, les processus étatiques ont eu tendance à imposer des formes d’action aux territoires, et par extension à les uniformiser fortement. On a perdu un drapeau de fierté : la diversité des territoires. Comment trouver un dialogue politique pertinent entre l’Etat et les territoires ?

R.H. Le rôle de l’État central est de soutenir les régions, les groupes locaux et les économies locales en fonction de leurs besoins. Sur le plan hiérarchique, il faut donc inverser complètement l’ordre des choses. Ça ne signifie pas qu’on doive se passer d’un État et d’un gouvernement. Comme vous le savez, je viens d’un pays qui a récemment choisi de se détacher d’un groupe plus large en pensant qu’il serait plus fort seul : le brexit. Je ne suis pas d’accord avec cette idée. Nos gouvernements nationaux doivent faire preuve d’honnêteté face à l’importance de l’urgence climatique, de façon à donner autant de pouvoir, de confiance et de soutien que possible aux groupes locaux pour leur permettre d’agir efficacement. 

Je ne soutiens pas un parti politique ou un autre, car la transition écologique se joue à l’échelle locale, au sein de groupes de citoyens. Mais même si je ne soutiens aucun parti, le succès des groupes politiques écologistes lors des dernières élections municipales en France me donnent beaucoup d’espoir.

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3 octobre 2020 6 03 /10 /octobre /2020 12:18

Le choix d’une mise à l’arrêt temporaire de l’économie réelle par l'adoption du confinement de masse ainsi que l’ensemble des mesures qui se sont suivies pour répondre à la propagation fulgurante de la Covid 19 semblent configurer une nouvelle forme de gouvernementalité s’appliquant à l’échelle planétaire et s’appuyant sur les technologies de contrôle numériques pour s’exercer : une gouvernementalité anthropocénique. Un essai passionnant de Sophie Gosselin et David Gé Bartoli de juin 2020, publié sur Terrestres, en Creative Commons (BY-SA). Lire aussi Anthropocènes Noirs. Décoloniser la géologie pour faire monde avec la Terre, Philippe Descola : « Nous sommes devenus des virus pour la planète » et Propositions pour un retour sur Terre.

COVID-19 : vers une gouvernementalité anthropocénique

Que les États décident de mettre quasi-simultanément sous cloche environ 4 milliards d’êtres humains en les confinant chez eux, c’est sans précédent dans l’histoire. Et qu’ils fassent le choix de mettre à l’arrêt l’économie réelle, voilà qui ne s’était sans doute jamais vu depuis le début d’une ère capitaliste qui a érigé l’économie en valeur absolue. Bien que ne résultant pas d’une concertation entre États souverains, le traitement de la « crise » de la Covid-19 [1] implique la mise en oeuvre d’une véritable « gouvernance [2] » planétaire avec la mise en place d’un confinement à grande échelle, de dispositifs d’évaluation des risques en temps réel s’appuyant sur des modèles mathématiques et informatiques appliqués à des échelles globales, de mesures de contrôle des populations et de l’imposition de contraintes sanitaires (la distanciation dite « sociale ») et sécuritaires (police, drones, détecteurs de présence, traçabilité) [3]. Loin de se limiter à une réponse sanitaire, les choix fait par les autorités politiques pour répondre à la propagation mondialisée du virus dessinent les contours d’une forme de gouvernement des vivants qui semble avoir pris acte de l’entrée dans l’anthropocène, c’est-à-dire de ce moment où l’humanité est mise en scène comme force géologique ayant de manière irréversible transformé ses milieux de vie. Cette gouvernementalité anthropocénique aurait pour enjeu de trouver des réponses à la situation d’instabilité générale et globale provoquée par le développement de l’économie moderne à travers l’exploitation illimitée des ressources naturelles, instabilité qui concerne l’ensemble des êtres vivants et à laquelle les États nationaux modernes ne semblent pas en mesure de répondre. Si la politique gouvernementale moderne s’appuyait sur une anthropologie exclusive opposant l’Humanité à une Nature considérée comme extérieure, la gouvernementalité anthropocénique inaugure l’avènement d’une anthropologie intégrative s’appuyant sur les NBIC [4] pour synthétiser la nature dans un système contrôlable. Le virus Covid-19, qui apparaît comme l’opérateur paradoxal de la jonction entre les humains et leurs milieux de vie, a fonctionné comme modèle et vecteur de cette nouvelle politique. Il a permis de rendre explicite une gouvernementalité planétaire qui était déjà opérante mais qui n’était pas encore visible comme telle : un géo-pouvoir [5].

1/ Le néolibéralisme comme anthropologie adaptative

L’hypothèse selon laquelle l’irruption du virus Covid-19 et sa propagation vertigineuse à l’échelle planétaire serait l’occasion d’accélérer la mise en place d’une gouvernementalité anthropocénique, nous permet de relire sous un autre jour les politiques mises en œuvre ces 40 dernières années et en particulier la vague néolibérale qui a déferlé sur la planète depuis le début des années 1980. Celle-ci correspondrait moins à un accomplissement du capitalisme dont la nature serait fondamentalement économique qu’à une transition vers une nouvelle forme de gouvernementalité. Elle fait de l’économie le moyen d’une transformation anthropologique dont l’enjeu est l’ « amélioration » de l’espèce humaine pour son adaptation à un environnement planétaire qui lui serait devenu hostile.

L’analyse proposée par Barbara Stiegler dans son livre Il faut s’adapter [6] nous semble confirmer cette analyse. À partir d’une lecture de Lippmann [7], elle montre que l’objectif du néolibéralisme n’est pas seulement économique, mais d’abord anthropologique : s’inscrivant dans une lecture évolutionniste (d’inspiration darwinienne) de l’espèce humaine, Lippmann donne comme objectif au politique d’organiser à l’échelle de masse l’adaptation (forcée) de l’espèce humaine à la nouvelle condition imposée par la mondialisation des échanges : la condition planétaire. C’est pourquoi le néolibéralisme fait, à l’instar des ordolibéraux allemands analysés par Foucault [8], appel à l’État. L’État, selon ces néolibéraux, doit intervenir dans le jeu de la reconstruction de l’espèce humaine. Mais cet État n’est plus celui incarné par une autorité transcendante qui, à l’image du Léviathan de Thomas Hobbes, fonde la société. A l’ère du néolibéralisme, l’action de l’État consiste essentiellement à poser un cadre normatif qui accompagne, induit et contrôle les transformations du corps social en temps réel en laissant aux entrepreneurs privés le soin d’appareiller cette transformation. Or cette transformation n’est plus seulement économique, sociale ou politique. Elle met en jeu une certaine conception du vivant. L’État ne pose plus une forme idéale transcendante impliquant un respect des limites, mais organise un processus d’information continu immanent au corps social lui-même. Ce pourquoi l’État se doit d’être intrusif et d’imposer, par la force s’il le faut, une adaptation biologique de l’espèce humaine, tant à travers des projets de réforme, des programmes éducatifs que des politiques de santé publique. Nous sommes ainsi passés d’une politique de santé publique d’État (avec pour but de soigner des maladies) à une politique de santé institutionnelle de type libérale fondée sur des relations contractuelles (avec tarification de l’acte qui est envisagé comme un service) [9]. Les patients sont devenus des clients qui demandent des services et dont l’objectif est moins directement le soin qu’une meilleure adaptabilité à l’environnement de la performance [10]. S’organise ainsi une plasticité institutionnelle, économique et juridique (celle des hôpitaux-cliniques considérées comme des entreprises) sur fond d’une plasticité anthropologique : « Transforme-toi selon les normes en vigueur», « Prends-toi pour unité de production », « Gère ton capital santé », « Deviens auto-entrepreneur de ton propre corps », « Organise ton attention et tes désirs en fonction des vues sur les réseaux sociaux ». Il y aurait ainsi une culture institutionnelle de la biologie et une biologisation de la culture instituée, les corps intégrant des dispositifs technico-biologiques qui sont aussi des politiques de contrôle et de l’adaptation permanente. La santé s’envisage ainsi de plus en plus dans l’horizon d’un idéal normatif construit à partir de moyennes statistiques et d’une idée de la « santé parfaite » promise par la perspective d’une amélioration de l’espèce s’appuyant sur les NBIC [11].

COVID-19 : vers une gouvernementalité anthropocénique

Un nouvel élément essentiel apparaît ici que l’analyse de Barbara Stiegler ne prend pas en compte : c’est la convergence de la théorie néolibérale et de la cybernétique. La cybernétique est la science de la communication et du contrôle dans l’animal et la machine [12], ou encore la science des systèmes et de leur auto-régulation [13] qui donna naissance aux technologies numériques. Or celles-ci ne sont pas simplement des outils ou instruments prolongeant le corps humain, elles produisent un espace et un temps qui induit, engendre des comportements. Elles nous obligent, par leur simple usage, à être informés par les normes qu’elles objectivent. Le caractère systémique des technologies numériques nous transforme de facto en acteur-réseau (humain et non-humain n’étant plus distingués) dont l’ensemble des interactions (ou « l’agentivité ») pourront être retraduites en code et ainsi intégrées dans la bonne marche du système global. Nous ne sommes plus des sujets mais des agents actifs-passifs d’une plus-value qui en passe par notre corps, un système restreint à l’intérieur d’un hyper-système : la Terre pensée comme unité de production bio-technologique.

L’un des outils essentiel pour encadrer, gérer voire générer cette nouvelle unité de production, c’est la bio-informatique. Née dans les années 80, elle permet d’opérer la jonction du vivant et de sa traduction sous la forme d’informations (ou données, « data »). L’idée d’une programmation à même le vivant sous la forme d’un code (comme pour un logiciel) a pu trouver son aboutissement dans l’invention de la théorie du « programme génétique » [14]. Il devient possible de « séquencer » le vivant sous la forme d’algorithmes et d’en faire des données manipulables. C’est cette bio-informatique, couplant calcul algorithmique du vivant et organisme conçu comme système complexe de comportements en rétroaction, qui modélise les « comportements » du virus Covid-19 et qu’utilisent les experts en épidémiologie pour analyser en temps réel sa propagation à l’ensemble de la population humaine [15] sous la forme de courbes et de statistiques. Le néolibéralisme-cybernétique adopte ainsi les caractères mutagènes du virus et sa capacité à s’adapter à des milieux diversifiés, ainsi que sa capacité à survivre en parasitant ses hôtes, l’érigeant en modèle afin de suivre et contrôler les comportements plus ou moins imprévisibles des organismes vivants. Par la généralisation des dispositifs numériques, la gouvernementalité anthropocénique mise en œuvre par la « société des experts » (Lippman) destitue le sujet moderne envisagé comme sujet conscient maître de ses décisions au profit d’un techno-organisme dont il s’agit d’adapter les comportements et de rendre productif [16].

COVID-19 : vers une gouvernementalité anthropocénique

2/ La gestion technocratique des milieux vivants

Contrairement à l’anthropologie exclusive de la modernité qui repose sur le partage entre culture et nature, mettant en scène une Humanité consciente et maîtresse de ses actions face à une nature passive à dominer, la cybernétique définit une anthropologie intégrative qui incorpore les non humains dans un système de systèmes dont les composantes (des agents indifférenciés) sont en interaction continue. Si dans le cadre de l’anthropologie exclusive de la modernité, le libéralisme prônait le développement d’une économie qui devait accompagner et accomplir le progrès moral de l’humanité (l’idée de perfectibilité), dans le cadre de l’anthropologie intégrative, l’amélioration adaptative de l’espèce remplace la perfectibilité morale. Nicolas Le Dévédec décrit ce processus en disant qu’à la politique et au social se substitue une « biologisation de la culture » [17] générant des interdépendances post-sociales. Son actualisation politique n’en passe plus par l’organisation de l’espace social mais par l’intégration d’unités hétérogènes dans un chaînage anthropotechnique. On n’est plus dans une politique de la décision (qui suppose un sujet) mais de l’adaptabilité qui repose essentiellement sur la capacité des sociétés humaines à prendre en considération les risques qu’elles encourent dans un environnement hostile, un milieu hybride post-social que nomme « l’événement anthropocène » [18].

Le projet cybernétique répond à un triple enjeu : offrir un nouveau projet de gouvernement des milieux [19] intégrant de manière indifférenciée des vivants et des non vivants en s’appuyant sur les technologies numériques (ou technologies du code) pour permettre de stabiliser un nouveau champ d’exercice du politique à l’échelle planétaire. Elle pose ainsi les bases d’une gouvernementalité anthropocénique puisque sa réalisation suppose de considérer la possibilité d’adapter l’humanité à un milieu hybride (indissociablement naturel et culturel) qu’elle a elle-même contribué à forger. L’anthropocène met en effet en scène le récit d’une humanité homogène qui aurait transformé la nature jusqu’à la faire disparaître. Plus rien n’échapperait à la main mise de l’homme et corrélativement l’être humain ne constituerait plus une singularité différenciée au sein du règne naturel. Ce récit univoque invisibilise la multiplicité des conflits sociaux, politiques, culturels et écologiques, mais il fait aussi comme si plus rien de spontané, de sauvage, ne pouvait exister. Il valide la rationalisation et technologisation des milieux vivants promise par la cybernétique. C’est pourquoi cette dernière trouve un prolongement naturel dans la géo-ingénierie, cet ensemble de techniques qui visent à manipuler et à modifier le climat et l’environnement de la Terre à échelle 1. Le projet d’adaptation se veut donc à double sens : il s’agit à la fois d’adapter l’humanité (à l’aide de prothèses, d’une pharmacologie améliorative ou de manipulations génétiques) à un milieu devenu hostile du fait des dégradations provoquées par la société industrielle, tout en adaptant cet environnement à sa gestion géo-ingénieuriale et éco-constructiviste [20]. L’irruption de la Covid-19 et sa propagation fulgurante à l’échelle globale a mis au défi cette gestion adaptative et la nécessité de mettre en place des technologies de contrôle capables d’intégrer les « écarts » de la nature qui persistent à résister. Or l’usage des technologies ne fait pas de cette option une réponse simplement technique. Comme l’indique son étymologie (kubernetes : gouvernail), la cybernétique se veut dès le départ un projet de gouvernement dont l’exercice en passerait moins par une autorité supérieure extérieure au corps social que par une gestion technologique et réticulaire des systèmes vivants et non vivants (de la cellule à la Terre en passant par la famille, l’entreprise, la société) envisagés comme des ensembles de boucles de rétroaction.

COVID-19 : vers une gouvernementalité anthropocénique

C’est pourquoi la nouvelle gouvernance globale trouve moins à s’incarner dans la figure anthropomorphe d’un État Léviathan que dans celle d’un État hybride, un État Cyborg en lequel se mêlent indissociablement le vivant et le machinique, la souveraineté d’État et le pouvoir des multinationales (et particulièrement des GAFAM [21]). La figure du cyborg, cet être mi-animal mi-machine imaginé par Norbert Wiener puis mis en scène dans les récits de science-fiction, correspondrait donc à la nouvelle figure prise par l’État à l’ère de l’anthropocène, État dont l’exercice repose essentiellement sur la mise en œuvre (forcée) de technologies de contrôle auto-régulées. Elle organise la gestion de milieux hybrides dans lesquels se mêlent indifféremment humains et non humains, vivants et non vivants.

Quelle différence y a-t-il entre l’État Léviathan et l’État Cyborg ?

Dans l’État Léviathan les individus humains rassemblés formaient un Tout. Le Tout du corps social se composait de la somme des parties et se définissait essentiellement dans un rapport de conflit avec la Nature pensée comme extérieure au corps social.

Dans l’État Cyborg, l’individu n’est plus une partie d’un Tout, mais pris à l’intérieur d’un ensemble de chaînages de systèmes interdépendants dont le système global n’est que la résille et la courroie de transmission. Les individus sont décomposables en dividus (des séquences d’informations) par lesquels ils sont distribués à l’intérieur de différents niveaux de réseaux et différentes échelles de système. Cet État Cyborg vise à intégrer l’ensemble des dimensions de l’existence, du minéral au psychique en passant par le biologique, le tout pris dans un ensemble de boucles de rétroactions sur le fond d’un monisme énergétiste (tout est énergie traductible en code : de la cellule jusqu’au cosmos) globalisé à l’échelle du Système-Terre.

3/ Politique immunitaire et économie de la « monnaie vivante »

Ce qui est important à comprendre c’est le changement d’échelle politique que cela implique. Le gouvernement anthropocénique s’envisage à l’échelle planétaire et c’est de manière contingente (et pratique) qu’elle s’appuie sur des échelles nationales qui sont complètement vidées de leur substance.

Que s’agit-il de gérer à l’échelle globale ? Non pas des peuples ou des populations nationales, mais un corps global (planétaire) : celui d’une espèce humaine qui ne se dissocie plus d’une nature artificialisée, et qui doit donc apprendre à gérer tout ce qui de la nature (des corps) résiste à l’intégration.

On assiste alors à la conjonction d’un double paradigme auparavant antagoniste (et donc à première vue contre-intuitif) :

    – un paradigme immunitaire qui vise à définir un « Soi » contre un « non-Soi ». Dans le contexte moderne, le Soi, c’est l’Humanité (la culture) et le non soi, la nature. Dans le contexte anthropocénique, humains et non humains, animés ou non, font Un au sein du Système-Terre.

Il s’agit de former l’unité de ce corps global planétaire contre ses ennemis potentiels (virus, parasites, phénomènes auto-immunitaires). Ce grand Soi n’est pas le rassemblement d’individus, mais un grand organisme cybernétique, un système de systèmes [22]. Le paradoxe auquel se confronte ce paradigme immunitaire c’est qu’il n’y a plus de non-Soi faisant face à ce grand Soi immunitaire. Il n’y a plus de dehors. La frontière passe à l’intérieur du corps, de tous les êtres de nature, et doit être gérée par des calculs qui visent sans cesse à juguler et maîtriser les écarts (de conduite). Ce que l’on appelle traditionnellement la « nature », et qui était jusqu’alors considérée comme extérieure à la société humaine, s’envisage dorénavant comme l’ensemble des écarts qui résistent à l’intégration. La gouvernementalité va chercher à gérer et juguler tous les écarts qui peuvent survenir au sein de ce corps global, en réajustant sans cesse les mécanismes d’auto-régulation du système planétaire. Un virus qui surgit au sein de ce corps global sera envisagé comme écart à gérer. Ou, traduit en langage économique, comme « incertitude à réduire ». En organisant un corps planétaire unifié (un grand Soi immunitaire), la gouvernementalité anthropocénique crée les conditions de diffusion des virus. Mais c’est un risque qu’elle prend pour réaliser le basculement anthropologique.

paradigme holistique : ce Soi s’envisage comme un Tout planétaire. Il y a interdépendance entre le Tout et ses parties (systèmes de Système), c’est-à-dire entre les acteurs réseau sur le fond d’une gouvernementalité anthropocénique de type cybernétique (systémique et organique). L’auto-régulation se fait par l’installation de dispositifs externes et de dispositions internes. Concernant les dispositifs externes, il y a généralisation du principe panoptique par la multiplication de salles de contrôle, de satellites, de caméras et de drones de surveillance, d’objets interconnectés, qui fondent la sphérologie matérielle de l’idéal-type d’une cyber-planète. Quant aux dispositions internes : il y a une généralisation de la plasticité des corps et de leur adaptibilité environnementale qui fonde une « agentivité » prescriptive (programme) et informée (consentement adaptatif). C’est sur ce point surtout que la gouvernementalité anthropocénique rencontre des résistances et doit mettre en œuvre des stratégies forçant à l’adaptabilité. Par exemple, en épuisant les populations qui résistent en multipliant les projets de réforme, en généralisant la situation de crise, ou en employant la stratégie du choc [23] pour obliger l’adhésion psychologique à la soumission.

COVID-19 : vers une gouvernementalité anthropocénique

Dans le cas du coronavirus, la gestion du corps social comme grand Soi immunitaire s’est faite surtout à travers une restructuration de l’espace. Par l’application de techniques de traçabilité des malades de la Covid-19 [24] qui préfigurent la mise en place d’une société de contrôle sans précédent. Mais aussi par la distanciation dite « sociale » (alors qu’il s’agit en fait d’une distanciation physique) révélant ainsi l’ambiguïté d’une politique qui confond « geste barrière » et « relation sociale » et qui légitime la transformation en profondeur de cette dernière par l’intermédiaire de médiations démultipliées. Le confinement a ainsi servi d’expérimentation à grande échelle à une restructuration profonde de l’espace public et des relations entre individus en organisant un passage en force de l’utilisation des technologies numériques instituées en vecteurs essentiels de l’organisation sociale et économique : télé-travail, télé-éducation, télé-médecine, télé-sport…, comme si toute activité humaine pouvait et devait dorénavant en passer essentiellement par internet, être traduite dans le langage du code numérique, préparant ainsi l’installation annoncée de la 5G dont l’objectif est de multiplier les connexions, l’intégration et l’interopérabilité des objets communicants jusqu’à transformer nos milieux de vie en systèmes automatisés. Des « smartcities » (villes dite « intelligentes ») au big data en passant par la téléchirurgie, le véhicule autonome et l’automatisation industrielle, la 5G inaugurerait un monde dans lequel les ordinateurs et périphériques pourraient communiquer entre eux.

Mais comme l’indique Bensaude-Vincent dans son article « Guerre et paix avec le coronavirus [25] », ce qui pose problème c’est le temps du virus, un temps qui n’appartient pas au temps des hommes comme agents des transformations historiques. Face à ce problème du temps, la réponse trouvée repose sur un calcul des risques, c’est-à-dire sur la mise en place de systèmes de rétroaction capables de mesurer les risques et de réagir en temps réel. Dans le cas de la pandémie du coronavirus, le choix du confinement peut être envisagé comme ne résultant pas seulement d’une panique et d’un effet de mimétisme global (ce qu’il est aussi sans doute), mais aussi comme une des conséquences de ce calcul des risques : sacrifier 3 mois d’une économie « réelle », quitte à mettre au chômage des milliers d’employés et à précariser des petites entreprises, afin d’installer une gouvernementalité anthropocénique et la nouvelle économie qui lui est corrélative. Cette économie ne met plus seulement en jeu des échanges marchands ou monétaires mais institue la donnée (data) en valeur d’échange généralisée, permettant d’intégrer dans la circulation globale l’ensemble des interactions entre vivants et non vivants au sein d’un milieu global envisagé comme Système-Terre. Ainsi, la mise à l’arrêt de l’économie réelle, bien loin de mettre un frein à la circulation économique, en déplace le curseur faisant du numérique l’étalon et le vecteur principal de tout échange. Chaque corps et chacun de nos mouvements, réels ou virtuels (nos clics), sont instantanément traduits en monnaie vivante dans une économie qui ne fait plus de différence entre du blé, des biens, des bitcoins, du bétail et de l’humain. Il ne s’agit pas seulement de dire que la monnaie rend possible une équivalence générale des êtres, mais que les êtres eux-mêmes, en tant que vivants traduits en « codes », deviennent des monnaies d’échange. C’est ainsi que les États passent contrat avec les entreprises multinationales des technologies numériques (les GAFAM) avec lesquels ils se divisent le pouvoir. Les États donnent aux multinationales des droits d’accès aux données privées des individus « connectés » et en échange les multinationales apportent les outils de gestion et de transformation du corps global.

Face à cette nouvelle forme de gouvernementalité, de nombreuses résistances se font jour et ne cessent de se multiplier. L’expérience même du confinement, en suspendant l’urgence généralisée, a non seulement permis certaines prises de conscience, a aussi donné lieu à des critiques des politiques gouvernementales et à des pratiques de solidarité [26], mais a surtout suscité des aspirations pour d’autres formes de vie. À travers ces résistances s’esquissent selon nous la possibilité d’envisager d’autres manières d’habiter la Terre dans laquelle la « nature » serait moins cette donnée imprévisible à intégrer que l’occasion de renouer avec notre condition d’être sensible et sentant. Au lieu d’une gestion généralisée des risques, il s’agirait de prendre le risque [27] d’un décentrement de l’humain qui l’ouvre à d’autres formes de relations.

À la condition planétaire installée par la gouvernementalité anthropocénique, ces résistances ouvrent la voie d’une alternative que nous qualifions de « condition terrestre » [28]. Les terrestres ne s’opposent pas seulement aux modernes [29] mais aussi et surtout, aujourd’hui, à ce monstre engendré par la modernité anthropotechnique : l’État Cyborg de la gouvernementalité anthropocénique. Au récit unificateur de l’anthropocène, ils opposent la multiplicité des expériences sensibles et des manières de faire monde qui peuplent la Terre. Prendre acte de la condition terrestre implique de rompre avec l’injonction à l’adaptation et à l’interaction continue et de libérer les espaces et les temps en favorisant la libre évolution et la multiplicité des rencontres entre les formes de vie.

Notes

1.

 

COVID-19 est le sigle anglais désignant la maladie liée au coronavirus SARS-CoV2 apparue fin 2019.

2.

 

Nous  mettons « gouvernance » entre guillemets car il s’agit du concept néolibéral pour qualifier des techniques de gouvernements.

3.

 

La caractéristique de cette « gouvernance » est qu’elle résulte moins de la volonté concertée des Etats que de l’implémentation de techniques de gouvernements qui par leur conjonction produisent une gouvernementalité globale.

4.

 

NBIC renvoie à Nano-Bio-Informatique-Cognitif.

5.

 

Pierre de Jouvancourt, Christophe Bonneuil, « En finir avec     l’épopée » (juin 2014), Revue Terrestres, https://www.terrestres.org/2014/06/09/en-finir-avec-lepopee/, Voir aussi Federico Luisetti « Geopower : On the states of nature of late capitalisme », European Journal of Social Theory, 2019, Vol. 22(3).

6.

 

Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

7.

 

Walter Lippmann était un journaliste américain influent, grand promoteur du néolibéralisme. Il a été l’auteur de nombreux essais, en particulier The Good Society en 1937, qui fustige le collectivisme sous toutes ces formes. Ensuite, il a inspiré le colloque Walter Lippmann : tenue à Paris avant la guerre, cette réunion d’économistes, d’intellectuels et de patrons est souvent considérée comme la première expression, avant la Société du Mont-Pèlerin, d’une internationale néolibérale2. Enfin, ce théoricien de « l’opinion publique » est parfois présenté comme le grand justificateur des techniques de propagande qui ont permis le triomphe de la bataille idéologique néolibérale. Cf. http://1libertaire.free.fr/WLippmann01.html

8.

 

Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004

9.

 

Voir « Le management néolibéral de la médecine, les réformes de   l’hôpital 1983-2009 », COMMISSION DLA 37 (DLA : Décentralisation, LOLF, AGCS), mars 2015, http://perso.orange.fr/CommissionDLA37

10.

 

De là le paradigme du handicap repris dans toutes les campagnes idéologiques de l’homme augmenté, dont la figure tutélaire est Oscar Pistorius.

11.

 

Ce qui s’exprime partout aujourd’hui à travers le conflit entre médecine thérapeutique et médecine améliorative. Cf. « L’humain augmenté, une enjeu social », Nicolas Le Dévédec et Fany Guis, https://journals.openedition.org/sociologies/4409

12.

 

Norbert Wiener, Cybernetics   or Control and Communication in the Animal and the Machine,  MIT Press, 1948, ré-éd. 1961.

13.

 

Les bases de cette science sont explicitées par Norbert Wiener en 1947  et explorées en vue d’être standardisées lors des conférences     Macy qui se déroulent à New York de 1942 à 1953 et qui réunissent des scientifiques d’horizons très divers (mathématiciens,  logiciens, ingénieurs, physiologistes, anthropologues,  psychologues, etc.).

14.

 

La théorie du vivant développée par François Jacob en constitue le     paradigme. La logique du vivant, une histoire de l’hérédité, Gallimard, 1970.

15.

 

Le logiciel de bio-informatique français PhyML (Phylogenetic using  Maximum Likelihood) qui permet de reconstruire la généalogie des virus et leurs chaînes de transmission, est au coeur de la     recherche mondiale sur le coronavirus. Des chercheurs appartenant au Laboratoire d’informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier ainsi que ceux du département de Biologie  computationnelle et de l’unité de Bio-informatique évolutive de l’Institut Pasteur à Paris en sont les initiateurs et les principaux utilisateurs.

16.

 

Avec les technologies de l’information, on n’a plus affaire à des     sujets conscients qu’il s’agit d’instruire, mais à des systèmes individués qu’il s’agit d’informer (de là un changement de paradigme éducatif).

17.

 

« Selon le sociologue Nikolas Rose, une nouvelle forme de biopouvoir tend ainsi depuis la seconde moitié du XXe siècle à s’imposer dans     nos sociétés occidentales à la faveur tant des avancées technoscientifiques que biomédicales [Rose, 2007]. Contrairement au biopouvoir classique, cette politique de la vie en soi, comme il la désigne, « ne se borne pas simplement aux pôles de la maladie et de la santé, pas plus qu’elle n’est centrée sur l’éradication des pathologies dans le but de protéger le destin de la nation. Elle est bien plutôt concernée par nos     capacités croissantes à contrôler, gérer, concevoir, remodeler     et moduler les capacités vitales mêmes des êtres humains en tant qu’êtres vivants » [ibid., p. 3. traduction libre]. » http://www.journaldumauss.net/?De-l-humanisme-au-post-humanisme

18.

 

Bonneuil et J-B Fressoz, L’événement anthropocène, Seuil, Paris, 2013.

19.

 

Dans son ouvrage intitulé Mésopolitique (éditions     de la Sorbonne, 2018),     Ferhat Taylan esquisse une généalogie du gouvernement des     milieux qui éclaire le projet néolibéral-cybernétique     contemporain : « le projet moderne de la connaissance des milieux rendait en effet possible, du moins en théorie, une analyse sémiologique des manières d’habiter le monde au-delà de la distinction entre nature et culture. Qu’une telle connaissance de     l’homme dans ses milieux de vie, qui a tant marqué, voire     inauguré les domaines de savoir comme la sociologie et     l’anthropologie – ces disciplines aujourd’hui souvent critiques de l’imperium des humains sur les non-humains, si désireuses de dépasser la division tranchée entre nature et société que le concept de milieu permettait déjà de contourner à sa première élaboration – , soit simultanément accompagnée par des techniques de gouvernement des hommes, cela témoigne bien de l’ambiguïté de la mésopolitique » (p. 20). [nous     soulignons]

20.

 

Frédéric Neyrat, La part inconstructible de la Terre, Seuil, 2008.

21.

 

GAFAM est l’acronyme des géants du Web — Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft — qui sont les cinq grandes firmes américaines (fondées entre le dernier quart du XX e siècle et le début du XXI e siècle) qui dominent le marché du numérique, parfois également nommées les Big Five, ou encore «     The Five ». https://fr.wikipedia.org/wiki/GAFAM. « Comment nos élites livrent l’État aux Gafam »,     Alexandra Saviana, Marianne, 05/07/2019,   https://www.marianne.net/economie/comment-nos-elites-livrent-l-etat-aux-gafam, ou encore « Les GAFA, un État mondial », Myret Zaki, Bilan, 17/04/2019,     https://www.bilan.ch/opinions/myret-zaki/les-gafa-un-etat-mondial

22.

 

C’est ce qu’on voit aussi à l’oeuvre dans la généralisation de la greffe d’organe, que celle-ci soit pensée en termes de don ou qu’elle implique un échange monétaire. Il est d’ailleurs significatif que le corps des morts soit nationalisé pour faciliter la greffe. Notre corps est considéré a priori comme appartenant à l’État puisqu’il nous faut faire la démarche en s’inscrivant sur un registre pour s’en réapproprier l’usage.

23.

 

Naomie Klein, La stratégie du choc, éd. Leméac/Actes Sud, 2008.

24.

 

Avec traçage de personnes contaminées et recherche des contacts qu’elles ont eu avec d’autres personnes à partir de l’application téléphonique bluetooth dont les codes ont été déverrouillé par les géants de la     téléphonie mobile (Apple et Google) pour en diffuser l’usage.

25.

 

Bernadette Bensaude-Vincent, « Guerre et paix avec le coronavirus », Revue Terrestres, n°13, https://www.terrestres.org/2020/04/30/guerre-et-paix-avec-le-coronavirus/

26.

 

Bien qu’interdit par le décret de confinement, nombre de personnes ont désobéi à cette injonction en s’organisant collectivement et ont pris la décision de créer des Brigades de solidarité populaire.

27.

 

La « gestion des risques » au sens économique et financier repose précisément sur la conjuration de toute forme de prise de risque au sens existentiel, prise de risque qui suppose de ne plus se poser en position de maîtrise pour rendre possible une  invention, une transformation de soi dans et à travers l’expérience du monde.

28.

 

Nous renvoyons à un livre en cours d’écriture, La condition terrestre, habiter la Terre en communs, David-Gé Bartoli et Sophie Gosselin, à paraître aux éditions du Seuil en 2021.

29.

 

Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique,  La découverte, 2017.

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10 septembre 2020 4 10 /09 /septembre /2020 10:43

Jeudi 3 septembre 2020, l’Affaire du siècle a déposé devant le Tribunal Administratif de Paris son “mémoire en réplique”, c’est-à-dire la réponse aux arguments que l’État avait présenté en juin dernier. Par l’Affaire du siècle le 5 septembre 2020. Lire aussi Réchauffement climatique : l’État français plaide non coupable et Des ONG attaquent la France en justice pour inaction climatique.

L’Affaire du Siècle répond aux arguments de l’État

Alors que l’État a mis près de 16 mois pour répondre à l’Affaire du Siècle, notre équipe juridique a travaillé sans relâche cet été pour produire notre mémoire en quelques semaines.

Plus de 40 pages dans lesquelles nous revenons en détail sur les arguments de l’État pour tenter d’échapper à ses responsabilités face à la crise climatique :

🙉 Dire au juge ce que l’État ne veut pas entendre

Alors que l’État reporte la responsabilité des changements climatiques sur les autres pays, les entreprises et chacun-e d’entre nous, nous rappelons le rôle essentiel qui lui revient. Car c’est bien l’État qui manque à son rôle de régulateur pour limiter, et si possible, éliminer les dangers liés aux changements climatiques. C’est à lui que revient le pouvoir de mettre en place une véritable transition écologique et sociale. C’est bien parce qu’il se dérobe à son devoir que nous l’attaquons en justice.

Nous rappelons aussi que la justice a déjà condamné l’État dans des affaires où il n’était pas l’unique responsable. Ça a ainsi été le cas dans les affaires de l’amiante, en 2004, des algues vertes en 2014, du Médiator en 2016… Non, la France ne peut pas à elle seule lutter contre les dérèglements climatiques, mais oui, elle doit faire sa part et tenir ses engagements !

Enfin, nous démontrons qu’en ne respectant pas ses objectifs de réduction d’émission de gaz à effet de serre, d’efficacité énergétique ou encore d’énergies renouvelables, il a lui-même directement contribué à la crise climatique : entre 2015 et 2019, la France a émis environ 89 millions de tonnes de CO2 équivalent en trop, par rapport à ses objectifs l’équivalent de deux mois et demi d’émissions du pays tout entier (au rythme d’avant le confinement).

🙊 Rappeler au Tribunal ce que l’État a “oublié” de dire

Nous soulignons également les nombreux points de notre requête auxquels l’État s’est abstenu de répondre, sans contester, donc, les manquements mis en évidence par l’Affaire du Siècle :

  • L’objectif de réduire de 20% les émissions de GES d’ici à 2020, pour les ramener aux niveaux de 1990 n’est pas respecté ;
  • La part du fret ferroviaire s’est effondrée, contrairement à ce que prévoyait la loi Grenelle I ;
  • La rénovation énergétique des bâtiments a pris un retard monumental : alors que l’État aurait dû rénover 670 000 passoires thermiques par an, il est à 33 000 par an en moyenne, soit à peine 5% du rythme nécessaire !
  • La surface agricole en bio, qui devrait représenter 20% de la surface agricole utile en 2020 se situe aujourd’hui autour de… 8%
  • etc…

🙈 Exposer ce que l’État ne veut pas voir

Pour essayer de se défendre, l’État listait des lois et des mesures prises récemment. Nous lui rappelons que quantité ne vaut pas qualité. Comme l’expliquent nos avocats, “le nombre de textes importe peu, dès lors que l’État persiste à ne pas s’assurer de l’efficacité des mesures qu’il adopte pour lutter contre le changement climatique.” Ce ne sont pas des lois que l’État ne respecte pas qui assureront la protection de nos droits humains et du droit de chacune et chacun d’entre nous à vivre dans un système climatique soutenable, mais bien des actions concrètes et efficaces !

Mémoire en réplique de l'Affaire du siècle, 3 septembre 2020

Les Témoins du Climat devant le juge

Mais, depuis son lancement, l’Affaire du Siècle est bien plus qu’un dossier juridique. C’est également une mobilisation citoyenne immense. C’est pour cela qu’il était essentiel pour nous de montrer au Tribunal que nous sommes toutes et tous touchées dans notre quotidien par l’inaction climatique de l’État.
100 témoignages, issus de notre cartographie collective des impacts des changements climatiques, font donc désormais partie du dossier.

Le 6 septembre 2017, ma vie a été complètement bouleversée par l’ouragan Irma, qui a dévasté l’île de Saint-Martin, où j’habite : 95 % des bâtiments de l’île détruits. Aujourd’hui, je vis toujours dans une maison en chantier, nous n’avons pas repris une vie normale.
Magali, 49 ans.

Je suis guide de haute montagne, je vois au quotidien l’impact des changements climatiques, qui rendent la pratique de l’alpinisme, et donc mon activité professionnelle de plus en plus risquée. Rien que cet été, plusieurs accidents mortels ont eu lieu, en lien avec les fortes chaleurs.
Pol, 41 ans.

Je frémis à l’idée d’imaginer l’avenir. C’est une pensée qui me stresse au quotidien. Je ressens une forte impression de rouleau compresseur que rien n’arrête. Mon compagnon et moi même sommes très pessimistes et angoissés par l’avenir, au point que notre désir d’enfant est impacté. Je suis tiraillée par mon envie réelle de fonder une famille et la conscience de la crise climatique dans laquelle nous sommes.
Sidonie, 32 ans.

🌍 Découvrez tous les témoignages sur la carte #TémoinDuClimat

L’Affaire du Siècle jugée d’ici la fin de l’année ?

Dans les prochaines semaines, l’État devrait de nouveau avoir la possibilité d’ajouter des arguments au dossier, puis le/la juge décidera de la clôture de l’instruction et fixera une date d’audience, probablement avant la fin de l’année. La décision devrait être rendue deux semaines plus tard.

Cette décision, historique pour la lutte contre les changements climatiques, devrait avoir lieu avant la fin de l’année. Nous approchons donc d’une étape cruciale pour l’Affaire du Siècle et pour la justice climatique. C’est grâce à votre soutien sans pareil, que nous sommes désormais si près du but. Partout à travers le monde, la justice se révèle un levier puissant pour contraindre les États à agir pour protéger le peuple. Ensemble, nous pouvons changer l’avenir !

Si vous ne l'avez pas fait, signez la pétition

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9 septembre 2020 3 09 /09 /septembre /2020 14:50

Sols sans vie, manque de pluie, ruisseaux à sec, arbres dépérissants, attaques de ravageurs, canicules répétées : année après année, une sécheresse récurrente attaque nos forêts. Pourtant, en France comme en Europe, l’exploitation des forêts grandit et s’industrialise à grande vitesse, soumise à la logique productiviste qui a ravagé l’agriculture. D’après les revues Nature, Science of The Total Environment et Perrine Mouterde pour le Monde. Lire aussi Face aux méga-feux, la forêt, un commun à préserver, La Forêt passe à l'attaque ! et Les forêts françaises ne sont pas à vendre !

Un jeune hêtre mort qui a subi la sécheresse et le manque d’eau, en forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Un jeune hêtre mort qui a subi la sécheresse et le manque d’eau, en forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Les deux tiers de la forêt de Compiègne sont en situation de crise sanitaire

Ici, ce sont des trouées dans la canopée. Les arbres, pourtant dans la force de l’âge, ont perdu leurs feuilles les plus hautes, laissant passer la lumière. Là, c’est un morceau d’écorce qui se décolle tel un sparadrap usé. Un peu plus loin encore, c’est un hêtre au houppier dégarni et aux feuilles plus petites qu’à la normale. A ses pieds, des jeunes arbres dépérissent déjà.

Il y a une dizaine d’années, ce secteur de la forêt de Compiègne (Oise), l’une des plus vastes du pays, était encore en parfaite santé. Certains arbres avaient été coupés pour favoriser le développement des semis naturels. « Cette parcelle devait être régénérée mais, aujourd’hui, nous ne sommes pas sûrs que ça marche », constate Bertrand Wimmers, le directeur de l’agence de Picardie de l’Office national des forêts (ONF).

Avec son sol sableux qui ne retient pas l’eau, cette forêt, qui fut le terrain de chasse des rois de France, est particulièrement affectée par les sécheresses. Mais la plupart des territoires sont touchés, à des degrés divers. A Brive, en Corrèze, c’est un cèdre du Liban de plus de 100 ans qui a dû être abattu en juillet. A Pierrelaye-Bessancourt dans le Val-d’Oise, où une nouvelle forêt de 1 350 hectares doit voir le jour, les jeunes plants ont été tués en quelques jours. Des frênes ou des bouleaux qui perdent leurs feuilles, des pins sylvestres qui rougissent…

« Il est impossible de quantifier précisément l’impact de cette sécheresse, précise Fabien Caroulle, adjoint du chef du département de la santé des forêts (DSF) du ministère de l’agriculture. Certains arbres dépérissants sont disséminés dans un massif, des espèces comme le hêtre réagissent rapidement au manque d’eau, d’autres réagiront des années plus tard, d’autres encore peuvent dépérir puis repartir… Mais nous sommes dans une situation où les difficultés s’accumulent. »

Prélèvement par l’ONF d’échantillons afin de voir l’évolution de la composition du sol, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 2 septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Prélèvement par l’ONF d’échantillons afin de voir l’évolution de la composition du sol, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 2 septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Embolie vasculaire

Si le mois de juillet a été le plus sec depuis 1959 et le plus chaud de l’histoire, il survient dans un contexte de sécheresses estivales répétées depuis 2015, avec des épisodes « particulièrement sévères depuis 2018 », selon le DSF.

« L’arbre est un peu comme un boxeur, estime Xavier Pesme, directeur général adjoint du Centre national de la propriété forestière. Il tient debout au premier coup, au deuxième, au troisième… Puis vient le coup de trop et il s’écroule. » « Les données sur les effets cumulatifs sont complexes mais on peut penser qu’un arbre affaibli par une sécheresse aura plus de mal à se remettre d’un nouvel épisode extrême », abonde Sylvain Delzon, biologiste écologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).

En période de sécheresse, l’arbre ferme ses pores – appelés stomates – pour limiter ses pertes d’eau. Comme chez les hommes, la transpiration permet de réguler la température des organes. L’arrêt de celle-ci peut conduire, à un certain point, à un échauffement des feuilles, qui vont jaunir et tomber. Lorsque le manque d’eau se prolonge et que le phénomène de succion, qui permet d’aspirer l’eau du sol, devient trop intense, des bulles d’air peuvent apparaître dans la colonne d’eau. Comme dans une paille bouchée, plus rien ne circule : une embolie vasculaire conduit alors à la mort de l’organe (branche, feuille…), voire à celle de l’arbre si elle se généralise.

Dans un espace victime de la sécheresse, le feuillage des hêtres est clairsemé, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Dans un espace victime de la sécheresse, le feuillage des hêtres est clairsemé, dans la forêt de Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Les sécheresses n’agissent pas seulement sur les arbres, mais aussi sur tout un écosystème. « La mortalité d’une essence peut avoir des effets en cascade sur la faune et la flore qui lui sont inféodées, explique le ministère de l’agriculture et de l’alimentation. La fructification et la qualité des graines peuvent aussi être impactées, ce qui peut être un problème pour renouveler naturellement la forêt à partir des arbres en place. »

Attaque de parasites

Autre effet collatéral, les arbres affaiblis deviennent une proie de choix pour les ravageurs. Les conséquences peuvent être dramatiques : depuis 2018, les épicéas, plantés après la seconde guerre mondiale en plein effort de reconstruction, sont attaqués par les scolytes. En trois ans, ce parasite extrêmement coriace a détruit 9 millions de m3 de bois dans les régions Grand-Est et Bourgogne-Franche-Comté.

A Compiègne, ce sont les hannetons qui détruisent les racines des feuillus. « Le soleil les tue par en haut et les insectes par en bas », déplore Guillaume Declochez, adjoint au responsable de l’unité de Compiègne pour l’ONF. Aujourd’hui, les deux tiers de la forêt où il se promenait déjà enfant sont en état de crise sanitaire.

Des morceaux d’écorces se décollent d’un hêtre dans la forêt Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY

Des morceaux d’écorces se décollent d’un hêtre dans la forêt Compiègne (Oise), le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY

Les sécheresses ont encore d’autres conséquences. Lorsqu’ils ferment leurs stomates, les arbres absorbent beaucoup moins de CO2 et jouent donc moins intensément leur rôle de puits de carbone. Surtout, ils grandissent beaucoup moins vite. « Cela fait trois ans que la croissance des arbres est fortement affectée, assure Nicolas Delpierre, maître de conférences en écophysiologie végétale à l’université Paris-Saclay. Elle s’arrête beaucoup plus tôt que d’habitude, à la mi-juin plutôt qu’à la fin de juillet. Cela se répercute notamment sur les quantités de bois produites. »

Une étude, publiée en juillet dans Science of The Total Environment, a permis d’évaluer grâce aux données de l’inventaire forestier national les effets du changement climatique sur huit espèces de conifères en France entre 2006 et 2016 : elle confirme l’importance de la contrainte hydrique sur la vitalité des forêts. En dix ans, la moitié des peuplements étudiés ont vu leurs précipitations estivales diminuer de plus de 25 %.

Le stress hydrique du hêtre se manifeste par des jeunes branches qui poussent sur son tronc, comme sur cet arbre, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

Le stress hydrique du hêtre se manifeste par des jeunes branches qui poussent sur son tronc, comme sur cet arbre, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

« Ces travaux montrent que les plantations avec une structure un peu plus hétérogène s’en sortent mieux que celles où tous les arbres ont le même diamètre, précise Clémentine Ols, l’une des auteurs de cette étude, chercheuse au laboratoire d’inventaire forestier de l’Institut national de l’information géographique et forestière. Les peuplements plus diversifiés en termes de structures et d’essences sont donc une piste intéressante pour mettre en place une sylviculture plus résiliente aux changements climatiques. Si l’on veut des systèmes qui durent, il faut changer de paradigme sylvicole et arrêter les plantations monospécifiques. »

Travail d’adaptation

Comment faire face à ces épisodes de sécheresses et de canicules, appelés à devenir toujours plus fréquents et intenses ? La priorité, dans les forêts domaniales comme dans une partie des forêts privées – elles représentent 75 % des 16,8 millions d’hectares de forêts françaises – est à la diversification, des espèces et des provenances.

Des chênes pubescents, plus méridionaux que les chênes pédonculés, des hêtres de la Sainte-Baume ou encore des sapins de Turquie sont, par exemple, introduits dans des forêts du nord ou de l’est de la France sur de petites parcelles, baptisées « îlots d’avenir » par l’ONF. « Il faut augmenter la diversité génétique et la capacité adaptative des forêts, explique Sylvain Delzon. Les génotypes les plus adaptés au climat local seront sélectionnés progressivement. »

Des espèces exotiques peuvent aussi être introduites, tout en veillant à ce qu’elles ne deviennent pas invasives. « Il faut faire des mélanges, mais lesquels ? De combien d’essences, 2, 3, 15 ? Et à quelle échelle, celle de la parcelle, de la microparcelle, de la forêt entière ? On expérimente », observe Bertrand Wimmers.

Les résultats de ces essais, eux, ne commenceront à se dessiner que dans une dizaine d’années, d’où l’importance de documenter ce travail de fourmi. « Pour les plantations, on peut aussi faire des croisements entre les individus les plus résistants mais il faudra du temps pour avoir une variété améliorée », ajoute Sylvain Delzon.

Pour les forestiers, il est inconcevable, en revanche, de laisser la forêt effectuer seule ce travail d’adaptation au dérèglement climatique, une course contre la montre perdue d’avance. « Les arbres ont une capacité naturelle à s’adapter et à se déplacer mais de façon très lente, explique Bertrand Wimmers. Les chênes ont mis six mille ans pour arriver du Caucase en Europe. Or, le réchauffement va très vite. On a le sentiment que ce qu’on imaginait comme scénario pour 2040 ou 2050 est en train de se produire aujourd’hui… »

« Une gestion plus fine »

Si les forêts ne vont pas disparaître, l’enjeu est aussi celui du rôle qu’elles sont amenées à jouer. Guillaume Delcochez désigne des cerisiers tardifs qui ont pris la place laissée vacante par des arbres dépérissants. « Ce type de plante envahissante est beaucoup moins bénéfique en termes de production de bois, de biodiversité et d’activités touristiques, juge-t-il. Si on la laisse se développer, on perdra sur tous les tableaux. »

En quelques années, son travail a changé. Il faut passer plus souvent sur chaque parcelle, faire des éclaircies plus fréquentes mais moins importantes pour ne pas déstabiliser les peuplements, préserver autant que possible les sols.

« Cela demande davantage de temps, une gestion plus fine et des efforts d’explication à destination du public », explique cet agent de l’ONF. Un aspect du métier est, en revanche, plus simple : là où il fallait auparavant choisir quel arbre couper en premier, pour favoriser la régénération, la décision s’impose souvent d’elle-même. Il faut, en priorité, s’occuper des arbres en train de mourir.

La placette Renecofor, site de surveillance de l’écosystème forestier de la forêt de Compiègne, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

La placette Renecofor, site de surveillance de l’écosystème forestier de la forêt de Compiègne, le 1er septembre. Photo CHRISTOPHE CAUDROY.

L’exploitation des forêts s’accroît et réduit l’atténuation du changement climatique en Europe

Les forêts deviennent une industrie ! Parée du discours trompeur de l’énergie verte et des vertus de la biomasse, une entreprise massive et silencieuse de transformation de la sylve en matière se déploie. Les abatteuses, les voies forestières démesurées, les centrales à biomasse sont en train de l’avaler, de la quadriller, de la standardiser. La forêt subit maintenant la logique productiviste qui a ravagé l’agriculture, détruisant les emplois, dispersant les produits chimiques, gaspillant l’énergie, réduisant la biodiversité.

L’étude publiée mercredi 1er juillet 2020 dans la revue Nature fait frémir. Alors que les forêts constituent un important puits de carbone, indispensable pour lutter contre le réchauffement climatique, les États membres de l’Union européenne (UE) auraient augmenté de manière « abrupte » leur récolte de bois depuis 2016 pour nourrir la hausse de la demande et les nouvelles centrales électriques.

Écrite par le centre de recherche de la Commission européenne, cette étude s’appuie sur des données satellitaires d’une résolution à échelle fine. Elle montre que les aires boisées exploitées se sont largement étendues : leur superficie a augmenté de 49 % par an en moyenne en 2016-2018 par rapport à 2011-2015, ce qui représente une perte annuelle de biomasse de bois de 69 % pour les forêts de l’UE.

Cette intensification des coupes n’est pas liée à l’arrivée d’arbres à maturité mais bien à un boom des marchés, précise l’étude. Ce phénomène est particulièrement visible dans les pays du nord comme la Suède et la Finlande. Les deux pays concentrent à eux deux la moitié de l’augmentation totale. Mais la France, l’Espagne, la Pologne, le Portugal sont aussi touchés. La taille moyenne des parcelles coupées a grandi de 44 % dans 21 des États membres. Les forêts de feuillus sont violemment touchées.

Les auteurs de l’étude rappellent que les forêts européennes ont absorbé ces 25 dernières années, environ 10 % des émissions de gaz à effet de serre de l’Union européenne. Mais au rythme actuel, elles ne seront bientôt plus en mesure d’atténuer le changement climatique, alertent-ils.

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26 juin 2020 5 26 /06 /juin /2020 16:27

Alors que la Convention Citoyenne pour le Climat a rendu son rapport (passionnant, bientôt disponible en téléchargement), alors que 58 organisations rassemblées sous la bannière du Pacte du pouvoir de vivre ont proposé 15 mesures d’urgence au premier ministre et appellent dans leur tribune à la tenue d’une « conférence de la transformation », le gouvernement vient de rendre son mémoire de défense en réponse à l’Affaire du siècle. Selon lui, l’accusation d’inaction climatique portée à son encontre par quatre grandes ONG ne tient pas la route. D'après Le Monde et Marie-Noëlle Bertrand pour l’Humanité le vendredi 26 juin 2020. Lire aussi De la CGT à Greenpeace, une alliance inédite entre syndicats et mouvements écologistes et Cinquante propositions de la convention citoyenne pour « porter l’espoir d’un nouveau modèle de société ».

Réchauffement climatique : l’État français plaide non coupable

L’État français plaide non coupable, les ONG affûtent leur riposte

Il plaide non coupable : près de seize mois après le début de l’instruction, l’État a répondu aux arguments déposés contre lui dans le cadre de l’Affaire du siècle. Rien, selon lui, ne prouve qu’il a failli à son devoir en matière de lutte contre le réchauffement, avance-t-il dans son mémoire de défense. Un exposé strictement opposé à ce qui lui est reproché, tant par les ONG requérantes que par les quelques millions de Français qui les soutiennent.

Le 17 décembre 2018, Notre Affaire à Tous, la Fondation Nicolas Hulot, Greenpeace France et Oxfam France avaient annoncé leur volonté de porter plainte contre les autorités françaises pour dénoncer leur immobilité en matière de lutte contre le réchauffement, sauf à obtenir d’elles des engagements immédiats et concrets d’actions climatiques.

Elles lançaient, dans la foulée, une pétition. En quelques jours, celle-ci battait un record de signatures, obtenant plus de 2 millions de paraphes. La procédure judiciaire avait officiellement démarré le 14 mars 2019, à l’avant-veille d’une marche mondiale pour le climat très largement suivie en France. En mai, les ONG remettaient au tribunal un mémoire détaillant les motifs de leur plainte.

Les autorités renvoient la responsabilité aux comportements individuels et aux entreprises

L’État n’a pas mis en œuvre les actions suffisantes pour s’aligner sur les engagements qu’il a pris dans le cadre de l’Accord de Paris, avançaient-elles en substance. Ni les politiques de transports, ni les politiques agricoles, ni celles développées en matière d’énergie ou de rénovation thermiques des bâtiments ne permettent à la France de remplir son devoir en termes de réduction des gaz à effet de serre afin de limiter le réchauffement climatique bien en deçà de 2 °C, détaillaient-elles.

Selon la procédure juridique, l’État avait jusqu’au 2 juillet prochain pour répondre. C’est donc chose faite, in extremis. Long de 18 pages, son mémoire de défense nie toutes les accusations en bloc.

«  Le gouvernement demande au juge de rejeter la requête de l’Affaire du Siècle », rapportent les organisations de l’Affaire du siècle dans un communiqué. «  Il temporise sur ses objectifs fixés y compris pour 2020, faisant valoir que la période pour les atteindre n’est pas encore écoulée », énumèrent-elles. «  Il réfute toute responsabilité dans le changement climatique, écrivant, d’une part, que la France n’est qu’un pays parmi d’autres, et, d’autre part, que les Français·e·s, par leurs comportements individuels, les collectivités territoriales et les entreprises aussi en sont responsables. Il liste des mesures politiques récentes, dont il ne démontre pas les effets sur la réduction d’émissions de gaz à effet de serre dans la période applicable au recours (jusqu’à mars 2 019). Certaines ont d’ailleurs été adoptées après le dépôt du recours. » Les organisations s’attachent également à pointer les non-dits. «  L’État omet de mentionner son rôle de régulateur et d’investisseur. Il omet le lien entre changement climatique et atteinte aux droits humains protégés par la CEDH (droit à la vie et droit au respect de la vie privée et familiale) et conteste l’existence d’une obligation générale de lutte contre le changement climatique. »

Le plan de relance n’exige aucune contrepartie sociale ni environnementale ferme aux entreprises

La réponse, forcement, ne sied pas aux plaignants, dont les avocats produiront, dans les semaines à venir, un nouveau mémoire en réplique aux arguments de l’État. La période choisie par ce dernier pour réfuter l’ensemble des griefs qui lui sont reprochés, n’est pas la meilleure qui soit. Rien n’indique qu’il envisage d’accentuer ses efforts en matière de lutte climatique, s’indignent les organisations : «  Le gouvernement ne semble pas enclin à saisir les opportunités qui se présentent à lui pour rectifier la trajectoire de son inaction, dans un contexte qui appelle pourtant à agir. » Son plan de relance, singulièrement, n’exige aucune contrepartie sociale ni environnementale ferme aux entreprises qu’il a soutenues dans la crise.

En avril, insistent-elles également, le Haut conseil pour le climat, instance indépendante mise en place en 2019 par Emmanuel Macron, avait pourtant insisté, dans un rapport spécial, pour que « l a réponse du Gouvernement à la crise sanitaire du Covid-19 soutienne la transition bas-carbone juste pour renforcer notre résilience aux risques sanitaires et climatiques. »

76 % de la population est favorable à ce que la justice l’y contraigne, soulignent encore les quatre ONG, auxquelles s’ajoutent de nouveaux appuis. La Fondation Abbé Pierre et la Fédération nationale d’agriculture biologique viennent à leur tour de verser leurs arguments au tribunal, en complément de ceux dont disposait déjà l’Affaire du Siècle.

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« Face aux urgences sanitaire, sociale et écologique, la concorde ne se décrète pas, elle se construit »

Tribune parue le 25 juin 2020.

Le 2 mai, les organisations du Pacte du pouvoir de vivre [19 organisations le 5 mars, au moment du lancement, 58 désormais, dont la CFDT, l’UNSA, la Fondation Nicolas Hulot, la Ligue de l’enseignement, la Mutualité française…] ont adressé au premier ministre 15 mesures d’urgence à mettre en œuvre prioritairement en cette période de fin de confinement. Ces propositions visent à apporter des réponses immédiates aux millions de personnes durement touchées par la crise : demandeurs d’emploi, sans-abri, ménages et jeunes précaires en difficulté pour payer leur loyer et leurs charges, se soigner, se nourrir convenablement, personnes handicapées ou âgées, migrants et réfugiés, décrocheurs scolaires… Elles visent aussi à remettre, sans attendre, les enjeux essentiels sur le haut de la pile : l’accès aux soins, le développement des modes de transport vertueux, les conditionnalités écologique et sociale des aides aux grandes entreprises, le soutien et la valorisation des métiers du soin et de l’accompagnement…

Le Pacte fera tout son possible pour que ces propositions justes et indispensables soient effectivement mises en œuvre. Mais parallèlement, il nous faut sans attendre amorcer un véritable changement de mode de gouvernance. C’est l’objet de notre 15e proposition, qui appelle à la tenue d’une « conférence de la transformation écologique et sociale ».

Depuis le début de la crise sanitaire, les 58 organisations du Pacte du pouvoir de vivre – associations, syndicats, fondations, mutuelles – se sont fortement mobilisées pour apporter un maximum de réponses concrètes aux difficultés rencontrées par nos concitoyens. A cette occasion, elles ont été les témoins, souvent en première ligne, de ce que nous savions déjà depuis fort longtemps : le creusement des inégalités – à l’intérieur de nos pays « riches », mais aussi à l’échelle de la planète –, les situations d’exclusion insupportables, ou encore un modèle de développement devenu un non-sens pour notre société.

Mais cette crise a également mis en évidence les profondes et inquiétantes défaillances de la communauté nationale et de la puissance publique à écouter, prendre en compte, anticiper les souffrances sociales comme les désastres écologiques qui nous menacent. Cette réalité décuple notre inquiétude face à des décisions qui ne prendraient pas en compte simultanément les urgences sociale, climatique et démocratique.

Nouvelle gouvernance

Le temps est donc venu de poser la première pierre d’une nouvelle approche des politiques publiques et d’une nouvelle gouvernance. Notre démocratie n’a en effet jamais eu autant besoin de se reposer sur l’expertise collective et l’engagement de l’ensemble des composantes de la société qui la font vivre au quotidien.

La conférence que nous appelons de nos vœux doit être la première illustration concrète d’un changement de méthode permettant de reconstruire notre société sur des bases écologiquement résilientes et socialement justes. Elle devra ainsi rassembler la société civile organisée, c’est-à-dire les associations, syndicats, mutuelles qui composent le Pacte du pouvoir de vivre et au-delà, mais aussi les organisations patronales, les élus locaux, les parlementaires… Les règles du jeu devront être claires et énoncées à l’avance, car la concorde ne se décrète pas, elle se construit. Elle devra se dérouler dans un format court, avec des objectifs circonscrits, et notamment celui d’aboutir à une loi de transformation écologique et de justice sociale qui impulserait le véritable changement structurel qui s’impose sur le plan de la justice sociale comme sur celui de nos responsabilités écologiques.

Les propositions qui sortiront devront ainsi permettre de réduire nos émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % en 2030 par rapport à 1990. La conférence devra également prendre appui sur les résultats et les premières propositions issus du travail approfondi mené par la convention citoyenne sur le climat, ainsi que sur l’expertise du Haut Conseil pour le climat, afin de s’assurer que les décisions prises soient compatibles avec nos engagements climatiques. Elles devront s’incarner dans des arbitrages budgétaires et fiscaux qui seront opérés dans les semaines et les mois à venir : plan de relance, et notamment déclinaison des 39 milliards d’euros issus du fonds de relance européen, projet de loi de finances… Enfin, elles devront faire l’objet de traductions budgétaires concrètes pour répondre simultanément et avec ambition aux urgences sanitaires et sociales du moment, ainsi qu’aux enjeux écologiques à moyen et long terme.

Changement d’échelle

Les compromis, permettant de construire collectivement les politiques publiques de demain, devront conduire à la mise en place de dispositifs publics qui tiennent compte de la diversité des territoires et des responsabilités des parties prenantes publiques ou privées de la conférence. Celle-ci devra autant que nécessaire aboutir à une évolution des normes, pour permettre à notre pays de changer d’échelle sur les questions environnementales et respecter nos objectifs nationaux et internationaux.

Cette proposition, qui a suscité l’intérêt de députés issus de diverses sensibilités politiques, n’a fait l’objet que d’une réponse polie de la part du premier ministre. Nous regrettons vivement et ne comprenons pas cette posture. Nous pensons que ce serait une erreur majeure de ne pas s’engager rapidement dans une telle initiative. Nous pensons qu’il est grand temps de changer de regard, de repenser la place des acteurs sociaux et intermédiaires dans la définition des politiques publiques afin de garantir leur justesse et la vivacité de notre démocratie. Les organisations du Pacte du pouvoir de vivre représentent des millions de militants, bénévoles, salariés et citoyens qui sont prêts – à condition que les prérequis soient réunis – à s’engager activement dans une telle démarche.

A ce jour, aucune réponse n’a été apportée pour relever ce défi démocratique, qui représenterait un véritable progrès politique. C’est pourquoi nous réitérons aujourd’hui notre proposition de mise en place rapide d’une « conférence de la transformation écologique et sociale ». C’est une nécessité absolue si nous voulons pouvoir collectivement décider de notre avenir et nous donner un nouvel horizon commun après la crise.

Pour les organisations du Pacte du pouvoir de vivre :
Thierry Beaudet, président de la Mutualité française ; Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT ; Cyril Chabanier, président de la CFTC ; Patrick Doutreligne, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss) ; Véronique Fayet, présidente du Secours catholique ; Orlane François, présidente de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE) ; Louis Gallois, président de la Fédération des acteurs de la solidarité ; Isabelle Giordano, présidente de Cinéma pour tous et vice-présidente de L’Ascenseur ; Laurent Grandguillaume, président de Territoires zéro chômeur de longue durée ; Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde ; Nicolas Hulot, président d’honneur de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme ; Philippe Jahshan, président du Mouvement associatif ; Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre ; Alain Rochon, président de l’APF France Handicap ; Jérôme Saddier, président d’ESS France ; Arnaud Schwartz, président de France Nature Environnement. La liste complète des signataires est accessible ici.

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20 juin 2020 6 20 /06 /juin /2020 10:21

Parmi les outils économiques insuffisants mais nécessaires au « monde d’après », une plongée dans le monde « merveilleux » des ultras riches à travers l’idée du revenu maximum. Par Benjamin Joyeux le 18 juin 2020 pour L’écolo des montagnes. Lire aussi Relancer l'économie... dans la bonne direction  et Pour un revenu de base individuel, universel et libre d’obligation.

Rapport Oxfam 20 janvier 2020

Rapport Oxfam 20 janvier 2020

Toujours plus d’inégalités

Dans le « monde d’hier », en janvier dernier, la veille de l’ouverture du Forum économique mondial de Davos, Oxfam nous alertait déjà dans son rapport annuel sur l’ampleur des inégalités mondiales, devenues « hors de contrôle ». L’ONG établissait un constat implacable, dénonçant « un système économique injuste et sexiste, profitant en très grande partie à une infime minorité de riches hommes blancs, au détriment d’une très grande partie de la population, et en premier lieu des plus pauvres, des femmes et des filles. » [1]

Depuis lors, les mesures de confinement pour endiguer la pandémie de Coronavirus ont constitué un révélateur de ces inégalités et n’ont fait que les accentuer dans les pays dans lesquels elles étaient déjà criantes. Ainsi en Inde par exemple, la situation pour les plus démunis comme les travailleurs migrants, qui était déjà déplorable avant la crise sanitaire, est devenue impossible avec le confinement [2].

La France, pays qui se targue de son triptyque « liberté, égalité, fraternité », ne fut pas en reste concernant les inégalités. Tout le monde a pu constater par exemple que celles et ceux qui en avaient les moyens, possédant notamment une résidence secondaire sur la côte ou à la campagne, quittaient à la hâte Paris et les grandes villes la veille du confinement général, pendant que les autres restaient enfermés, pour beaucoup les uns sur les autres dans des logements exigus [3].

Tout récemment, le 9 juin dernier, l’Observatoire des inégalités a publié un rapport intitulé « Les riches en France », dans lequel il est indiqué notamment que le 1 % des Français les plus riches a les revenus parmi les plus hauts de toute l’Europe, revenus qui sont 6,7 fois plus élevés chez les 10 % les plus fortunés que chez les 10 % les moins aisés, en moyenne. Comme l’indique clairement ce rapport, au cours des deux dernières décennies, les personnes riches en France se sont simplement « enrichies » davantage.

Le revenu maximum, contre les inégalités

Il semble ainsi que, dans ce contexte d’explosion criante des inégalités, la question d’un plafond, d’une limitation de la richesse, mérite tout autant d’être posée que celle de la nécessaire lutte contre la pauvreté.

Le retour du revenu maximum ?

Qu’on l’appelle « revenu maximum », « salaire maximum » ou encore « salaire maximal admissible », l’idée d’instaurer un plafond de revenu n’est pas neuve dans le débat public. Elle semble néanmoins avoir disparu des écrans radar ces derniers temps, comme si on l’avait, de façon inconsciente ou intentionnelle, classée définitivement au rayon des mesures utopistes, voire « bolchéviques » pour ses détracteurs (bien souvent les mêmes qui seraient les premiers concernés par sa mise en œuvre). Alors folle cette idée d’instaurer un plafond de revenu à ne pas dépasser ? En ces temps d’explosion tant des inégalités que des déficits publics accentuée par les mesures de confinement prises ces deux derniers mois, ne s’agirait-il pas plutôt d’une mesure de salubrité publique ?

Une idée ancienne et répandue 

Platon énonçait déjà au Ve siècle avant notre ère, comme le rappelle utilement l’économiste français spécialiste des indicateurs de richesse Jean Gadrey sur son blog [4], que « le législateur doit établir quelles sont les limites acceptables à la richesse et à la pauvreté ». Celui-ci proposait alors un rapport de 1 à 4 entre les revenus les plus bas et les plus élevés.

Le plafonnement des revenus apparaît également en 1563 sous le règne d’Elisabeth I dans la loi britannique « Statute of Artificers » qui limite les revenus de certains travailleurs à cause du manque de main d’œuvre lié aux épidémies.

Plus près de nous, le revenu maximal a été imposé par quelques gouvernements sociaux-démocrates, comme celui de la Suède durant les années 1960.

Sans aller jusqu’au revenu maximum, aux Etats-Unis, pays pas vraiment réputé pour sa rapacité fiscale à l’égard des plus riches, des années 30 jusqu’en 1980, le taux supérieur de l’impôt pour les plus fortunés est toujours resté au-dessus de 70 %, et il fut en moyenne à plus de 80 %, comme le rappelle l’économiste Thomas Piketty [5]. Un impôt quasi-confiscatoire a donc existé au pays de l’Oncle Sam durant la majeure partie du 20e siècle, mettant à mal l’idée pourtant répandue aujourd’hui qu’une très forte imposition des plus hauts revenus pouvant aller jusqu’à un plafonnement indépassable serait une utopie communiste. L’idée avait d’ailleurs été relancée par le président américain Barack Obama en février 2009, annonçant son intention de limiter à 500 000 dollars les revenus annuels globaux des patrons d’entreprises renflouées par l’État suite à la crise « des subprimes » [6].

Le revenu maximum, contre les inégalités

Les Suisses sont eux allés jusqu’à soumettre l’idée d’un plafonnement des salaires des patrons à un référendum en 2013, proposition malheureusement rejetée par 65% des votants (35% l’avaient tout de même soutenue) [7].

Si dans deux pays berceaux de « l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme », l’idée du revenu maximum a pu y creuser son sillon, celle-ci devrait prospérer en France, pays de la « passion égalitaire » [8]. Pourtant il n’en est rien. Dans le champ politique, seuls Europe Ecologie avait repris l’idée du salaire maximum dans son programme des élections européennes de 2009, de même que le Front de Gauche lors de la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2012 [9]. Depuis lors, c’est quelque peu silence radio du côté des politiques, la majorité actuelle ayant même préféré à l’opposé supprimer l’Impôt de solidarité sur la fortune en octobre 2017 (un « totem vieux de 35 ans » soi-disant « inefficace et complexe », dixit le ministre de l’économie Bruno Lemaire [10]).

Le principe de limiter l’accumulation de richesse parait au contraire tout simple pour certains : le revenu maximum faisait ainsi partie des revendications des Gilets Jaunes, un revenu qui n’excéderait pas 15 000 euros mensuels (proposition 22) [11]. Cette somme, si elle paraît faible pour nombre de cadres et de dirigeants, est pourtant astronomique pour une immense majorité de Français, à l’heure où 93% des salariés gagnent moins de 5000 euros par mois et où neuf millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté [12]. 

En fait, au regard de l’histoire récente, c’est l’absence de plafond ou en tous cas de forte limitation des plus hauts revenus qui constitue une exception historique. Ce n’est qu’à partir des années 1980 qu’on ne jura plus que par le laissez-faire. Il fallait laisser les riches s’enrichir, et compter sur le « trickle down effect », en Français le « ruissellement », pour que les pauvres finissent automatiquement par en profiter aussi.

Tant et si bien qu’en 2005, le multimilliardaire américain Warren Buffet pouvait déclarer d’une voix assurée sur CNN : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner ».

Aujourd’hui, les riches semblent avoir tellement bien gagné la bataille culturelle que même une proposition modeste comme celle de l’acteur Vincent Lindon [13] en pleine crise sanitaire, une taxe « Jean Valjean » minime, de 1 à 5 %, pour les patrimoines supérieurs à … 10 millions d’euros, est accueillie avec une belle indifférence, avant d’être bien vite remisée « sous le tapis ».

Le point de vue de Jean Gadrey

Pour tenter d’y voir un peu plus clair, L’écolo des montagnes a voulu interroger directement l’économiste Jean Gadrey sur le revenu maximum :

Le revenu maximum, contre les inégalités

Benjamin Joyeux : « –  Monsieur Gadrey, est-ce qu’un plafonnement des revenus vous paraît être une idée pertinente aujourd’hui pour répondre à l’explosion des inégalités que l’on observe partout sur la planète et qui semble s’être accentuée avec la crise sanitaire ?

Jean Gadrey : – Ce n’est pas seulement pertinent, c’est indispensable. Non seulement pour des raisons morales ou de justice sociale mettant en question l’indécence des inégalités, mais, de façon de plus en plus claire, parce que les seuils de soutenabilité écologique étant atteints ou dépassés, l’excès de richesse des uns interdit aux autres de vivre décemment, voire de survivre, en les privant de biens communs essentiels « plafonnés » par la nature.

BJ : – Pourquoi cette idée semble avoir disparu du débat public actuel ?

JG : – Je ne suis pas certain qu’elle ait disparu. Il est vrai que les plus riches, souvent détenteurs des grands médias et capables de faire élire des dirigeants politiques défendant leurs intérêts, ont les moyens de faire passer cette idée pour une utopie dangereuse. Mais du côté de la société civile et de ses organisations, l’idée de plafonds de richesse associés à des seuils de vie digne reste vivace et influe sur une partie des délibérations publiques.

BJ : – Comment et sous quelle forme une telle mesure pourrait être mise en œuvre rapidement sans provoquer une « fuite des capitaux », comme ses détracteurs en brandissent la menace dès qu’on invoque cette idée (alors qu’un impôt quasi confiscatoire a existé aux Etats-Unis par exemple et en maints endroits de la planète jusqu’au début des années 80) ?

La façon sans doute la plus simple et la plus populaire passe par une forte progressivité de l’imposition des revenus jusqu’à une tranche d’imposition à 100 % pour les très hauts revenus, ainsi que par des mesures semblables portant sur les patrimoines. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi que les « revenus primaires » (avant impôts), surtout les salaires, soient soumis à des normes d’écart maximum acceptable. Des propositions crédibles existent en ce sens. Quant à une éventuelle « fuite des capitaux » c’est une question à la fois de volonté politique nationale (sanctionner les « fugueurs ») et de volonté de faire avancer une Europe de la convergence des normes sociétales plutôt qu’une Europe de la concurrence sociale et fiscale. Ce n’est pas irréaliste : on a connu des décennies où, dans tous les pays dits développés, la fiscalité des hauts revenus et des gros patrimoines était très élevée. »

D’un point de vue moins économique mais plus symbolique, le revenu maximum peut également constituer un instrument fondamental pour décaler le regard de notre imaginaire collectif, afin de favoriser un monde plus sobre mais surtout plus désirable.

Un RMA pour renverser l’imaginaire

Dans son livre sorti en 2007 Comment les riches détruisent la planète, le journaliste et fondateur de Reporterre Hervé Kempf décrit très bien comment le mode de vie des plus aisés est incompatible avec les limites de la biosphère. Pire, ce mode de vie s’avère néfaste pour le reste de l’humanité car il influence toute la société vers un comportement anti-écologique. Hervé Kempf rappelle dans son ouvrage que l’économie ne fonctionne pas que selon le prisme de l’offre et de la demande, mais également selon le principe de l’ostentation, défini par l’économiste américain d’origine norvégienne Thorstein Veblen au début du 20e siècle. Celui-ci démontre que les classes aisées, à l’abri des besoins matériels immédiats et de la contrainte du travail autre que souhaité, sont avant tout mues par le désir de se démarquer de leur voisin. Et ce comportement finit par influencer l’ensemble de la société, les plus favorisés donnant le tempo de ce qui symbolise la richesse et le succès. La quintessence de cet esprit ostentatoire fut parfaitement résumée par le « fils de pub » Jacques Séguéla, qui n’avait sans doute pas mesuré toute l’ampleur de sa réflexion en déclarant à la télévision en 2009 : « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie » [14].

Le revenu maximum, contre les inégalités

Nous inspirant de ce livre et de cette citation, il y a onze ans, à quelques semaines des élections européennes de mai 2009, nous étions quelques-un-e-s au sein d’un petit groupe d’activistes écolos à décider de créer le collectif Sauvons les riches. Nous partions d’un constat simple : le mode de vie des ultra riches, censé être enviable par tous, étant totalement incompatible avec les exigences écologiques nécessaires à notre temps, il fallait arrêter de les envier ou les critiquer, pour les plaindre et commencer à les soigner avec humour. Notre proposition politique était très simple elle aussi : instaurer un revenu maximum, pour lutter concrètement à la fois contre l’explosion des inégalités sociales et contre le changement climatique, justice sociale et justice climatique constituant les deux facettes de la même médaille.

Collectif Sauvons le riches !

Collectif Sauvons le riches !

Nous sommes partis à l’époque à l’assaut de quelques citadelles des ultra riches pour leur demander de signer notre pétition pour un revenu maximum, en commençant bien sûr par Jacques Séguéla : pique-nique improvisé au Bristolabordage festif d’un yacht déguisés en pirates, distribution de pantoufles d’or en plein conseil d’administration de Natixis, remise d’un diplôme de « fils à Papa » à Jean Sarkozy en plein Rotary Club, etc. Nous avons eu durant quelques semaines une bonne couverture médiatique et l’une d’entre nous fut même élue à la surprise générale députée européenne sur la liste Europe Ecologie en juin 2009. Mais de revenu maximum, il ne fut ensuite plus vraiment question dans le débat public.

Le revenu maximum, contre les inégalités

Cette expérience m’a appris une chose : plutôt que de critiquer les riches en donnant le sentiment de les envier, inverser l’imaginaire en les plaignant et en proposant de les aider est beaucoup plus subversif. En effet, dans notre imaginaire collectif de société ostentatoire et consommatrice à outrance, les ultra riches et leur mode de vie sont le symbole de la réussite sociale et ils tirent leur fierté de ce constat. Si vous inversez l’imaginaire en décrivant leurs pratiques sociales comme tristes et absurdes, ils perdent leur aura d’attractivité. C’est également ce que le journaliste et désormais député François Ruffin a magistralement réussi à faire subir à Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, dans son film Merci patron [15].

Vous l’avez compris si vous avez lu cet article jusqu’au bout, comme pour d’autres sujets tels le changement climatique ou l’éradication de la pauvreté, le revenu maximum n’est pas une utopie ou une hérésie économique, mais relève uniquement de la volonté politique et de l’imaginaire dans lequel il s’inscrit. Aujourd’hui plus que jamais, le revenu maximum semble bien être un outil « indispensable » dans l’imaginaire du « monde d’après ».

Pour aller plus loin :

Dernier rapport de l’Observatoire des inégalités : https://www.inegalites.fr/5-millions-de-riches-en-France

Blog de Jean Gadrey : https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2008/11/17/l-eventail-acceptable-des-revenus-platon-georges-marchais-etc

Tribune d’Hervé Kempf sur Reporterre en 2010 : https://reporterre.net/Le-revenu-maximum-un-levier-pour

Article de Mathieu Dejean sur Slate d’août 2014 : http://www.slate.fr/story/90553/salaire-maximum

Tribune de Sauvons les Riches sur Médiapart en décembre 2018 : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/141218/il-est-urgent-d-instaurer-un-revenu-maximum

Article de Pablo Maillé dans Usbek et Rica le 10 juin 2020 : https://usbeketrica.com/article/crise-economique-faut-il-instaurer-un-revenu-maximum


[1] Lire https://www.oxfamfrance.org/rapports/celles-qui-comptent/

[2] Lire par exemple https://blogs.mediapart.fr/benjamin-joyeux/blog/020420/l-urgence-d-un-monde-pour-tout-le-monde-jai-jagat-au-temps-du-corona

[3] Lire par exemple https://www.huffingtonpost.fr/entry/avec-le-coronavirus-et-le-confinement-le-scandale-des-inegalites-sociales-eclate_fr_5e735534c5b63c3b648b2938

[4] Lire : https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2008/11/17/l-eventail-acceptable-des-revenus-platon-georges-marchais-etc

[5] Lire https://www.liberation.fr/france/2009/03/17/roosevelt-n-epargnait-pas-les-riches_546501

[6] Lire https://www.lefigaro.fr/societes/2009/02/05/04015-20090205ARTFIG00344-obama-va-plafonner-les-salaires-des-patrons-.php

[7] Lire https://www.lemonde.fr/economie/article/2013/11/23/referendum-en-suisse-sur-le-salaire-des-chefs-d-entreprise_3519227_3234.html

[8] Voir https://www.armand-colin.com/legalite-une-passion-francaise-9782200283230

[9] Lire https://www.liberation.fr/france/2011/09/12/melenchon-propose-le-smic-a-1700-euros-et-un-salaire-maximum_760707

[10] Lire https://www.lefigaro.fr/impots/2017/10/20/05003-20171020ARTFIG00357-les-deputes-ont-vote-la-suppression-de-l-isf.php

[11] Lire par exemple https://blogs.mediapart.fr/jeremiechayet/blog/021218/liste-des-42-revendications-des-gilets-jaunes

[12] Lire notamment https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/02/13/20002-20180213ARTFIG00255-un-independant-sur-dix-gagne-aujourd-hui-moins-de-500-euros-par-mois.php

[13] Lire https://www.huffingtonpost.fr/entry/vincent-lindon-propose-une-taxe-jean-valjean-pour-que-les-plus-riches-aident-les-plus-precaires_fr_5eb2c094c5b6bf4b8ef497fc

[14] Lire https://www.20minutes.fr/economie/572979-20090217-economie-si-agrave-50-ans-on-n-a-pas-une-rolex-c-est-qu-on-a-rate-sa-vie

[15] Voir https://vimeo.com/ondemand/mercipatronqc/216327543

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18 juin 2020 4 18 /06 /juin /2020 09:06

Un essai de Matthieu Amiech le 1er juin 2020 sur Terrestres. Lire aussi sur le même sujet Un moment d’accélération de la virtualisation du monde et De Google à Pokémon Go, un capitalisme de surveillance.

Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ?

Sommes-nous encore libres de décider de nos usages et modes de vie collectifs ? L'auteur fait le constat du paradoxe d'une société où le diktat technologique impose, malgré la volonté de ses citoyens, l'implantation et l'utilisation de technologies numériques de plus en plus performantes et pénétrantes (comme la 5G), alors même qu'elles contribuent à accélérer la catastrophe écologique en cours.

Le 13 mars 2019, dans l’émission « Du grain à moudre » sur France Culture, Hervé Gardette reçoit trois chercheurs pour répondre à une question a priori peu subversive : « La 5G va-t-elle nous simplifier la vie ? ». Après quelques échanges initiaux sur l’état actuel des réseaux et les enjeux industriels de ce projet d’intensification des ondes de téléphonie mobile, le journaliste donne un tour assez inattendu à l’entretien : « Est-ce que selon vous la question de l’utilité est suffisamment posée ? On nous vend une société qui va être structurée différemment par ça, [du coup], est-ce qu’on a la possibilité de dire – mettons, la société française – nous, on préfère ne pas faire le choix de la 5G, parce qu’au regard des gains et des pertes, on préfère rester là où on en est ? ou bien, est-ce qu’une telle question est inenvisageable ? »

Pierre-Jean Benghouzi, professeur à l’École polytechnique (et ancien membre de l’Autorité de régulation des communications et des postes, l’Arcep), légèrement surpris, commence par répondre : « Non, elle n’est pas inenvisageable ». Hervé Gardette insiste alors : « Donc, on peut dire : non, on n’y va pas ». Benghouzi corrige le tir : « Non, on ne peut pas… » Quelques instants plus tard, une autre intervenante, la sémiologue Laurence Allard, répond de manière très différente : « La réponse peut être donnée par la terre elle-même, par la planète, qui peut à sa façon dire non. Parce que ce scénario socio-technique, consistant à connecter tous les objets, à multiplier les data centers, à extraire encore plus de métaux rares, est assez improbable en termes environnementaux ». Et de souligner le lien entre notre mode de vie hyper-connecté et le réchauffement climatique.

Quelques semaines plus tôt, en plein mouvement des Gilets jaunes, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, plaçait au cœur de son rapport 2019 le problème de l’inégalité d’accès aux services publics provoquée par les politiques systématiques de « dématérialisation » de ces services1. Il estimait à 13 millions le nombre de personnes en France n’ayant pas un accès aisé aux technologies de l’information et de la communication (TIC) : habitants de communes rurales, retraités, citoyens d’origine étrangère en contacts fréquents avec les préfectures – entre autres… Son rapport n’est pas à proprement parler une prise de position contre la numérisation des services publics, il peut même être lu comme un appel à accélérer l’effort de formation et de connexion de ces populations aux technologies informatiques. Mais en attendant, il demande au gouvernement et aux administrations que des guichets physiques soient partout maintenus – que le passage par Internet ne devienne pas une obligation pour les usagers. Dans un contexte où une institution aussi importante que la SNCF supprime la très grande majorité de ses guichets de gare, pour ne laisser d’autre choix aux voyageurs que d’acheter leurs billets en ligne, une telle recommandation n’est pas négligeable2.

De manière moins radicale que la question posée par Hervé Gardette plus haut, la recommandation du Défenseur des droits s’inscrit en faux contre le déterminisme technologique. Le premier met en doute le caractère inéluctable du déploiement de la 5G – ce n’est pas parce qu’elle permet de faire plus de choses et plus vite que son adoption est nécessaire et automatique. Le second met en cause l’imposition d’un usage universel d’Internet – ce n’est pas parce que certains services peuvent être rendus en ligne, que les autres modalités existant jusqu’ici doivent disparaître. L’interrogation du premier et l’exigence du second entrent en résonance avec un climat de scepticisme, voire d’inquiétude en France, devant la poursuite incessante et effrénée du développement des TIC. La critique explicite des effets sociaux et politiques des TIC était, jusqu’à il y a peu, cantonnée aux partisans de la décroissance. Elle se diffuse désormais au-delà, comme en témoigne le refus assez large des compteurs Linky dans la population, et plus récemment la crispation autour de la 5G. On n’en est peut-être pas encore au point de rejet suscité dans le passé par le programme électro-nucléaire ou les OGM ; mais une conscience partagée que l’informatisation du monde pose des problèmes politiques graves prend forme, malgré la puissance des habitudes de chacun en matière de connexion à sa tribu et au réseau mondial.

Pour que cette conscience diffuse et encore floue devienne un mouvement d’opposition, il faut précisément que le développement de la technologie cesse d’apparaître comme une fatalité. On ne peut pas s’opposer à quelque chose que l’on perçoit comme un destin écrit d’avance : si l’informatisation est un processus plus ou moins naturel, elle s’impose à tout le monde et personne ne peut aller contre. Si par contre elle résulte de politiques volontaristes des États, des entreprises, des grandes fondations, et d’efforts colossaux en matière de recherche scientifique, alors elle a au moins une part de contingence. Elle dépend de décisions ministérielles, de choix managériaux, de financements publics et privés, qui peuvent être dénoncés, contestés, voire empêchés. Malgré les enquêtes répétées de certains groupes ou journaux à ce sujet3, le caractère extrêmement volontariste, et donc évitable, du développement technologique n’est pas encore assez perçu, même dans les fractions politisées ou révoltées de la population.

Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ?

S’opposer à l’informatisation du monde suppose évidemment de considérer que c’est possible – et même pensable. Cela suppose aussi de trouver que c’est sensé et même souhaitable. Je vais ici m’attarder sur quelques raisons qui devraient faire apparaître une telle opposition comme non seulement sensée, mais également indispensable. Notre dépendance aux écrans, et la réduction concomitante de nos vies à un stock d’informations, posent en effet au minimum quatre problèmes politiques majeurs : les entreprises accroissent considérablement leur emprise sur nous ; le pouvoir social a tendance à se concentrer de manière extraordinaire ; le travail est plus facilement exploité par le capital ; la catastrophe écologique en cours est nettement aggravée par la croissance exponentielle des technologies prétendument « immatérielles ». Comme on le voit, il ne s’agit pas de questions esthétiques, de partis pris sensibles ou philosophiques, qui peuvent par ailleurs légitimement entrer en ligne de compte pour juger d’un monde où les machines, les algorithmes et les procédures impersonnelles prennent de plus en plus de place4. Il s’agit de problèmes politiques essentiels, auxquels aucun partisan du progrès social et humain – de l’égalité et de la liberté – ne peut rester indifférent ; et auxquels effectivement un nombre croissant de nos contemporains sont sensibles, même si cela n’entraîne pas pour l’instant de rejet massif de la quincaillerie électronique.

L’emprise accrue des entreprises sur nos            existences

Au début des années 2000, Internet devait être le vecteur d’une transformation considérable des relations entre entreprises et consommateurs. On ne comptait pas les articles, ouvrages, chroniques, annonçant la prise de pouvoir des consommateurs, enfin en mesure de s’informer et de s’organiser grâce aux nouvelles technologies. Celles-ci devaient mettre fin à l’asymétrie entre les grandes organisations industrielles, avec leurs techniques de marketing, et leur clientèle atomisée, aisément manipulable. La chercheuse américaine Shoshana Zuboff, qui vient de publier L’Age du capitalisme de surveillance, rejoignait alors les analyses très répandues prophétisant la naissance d’« un monde d’individus informés cherchant à contrôler la qualité de leur vie » et imposant leurs choix aux entreprises ; elle parlait d’« un nouveau capitalisme distribué, où la création de valeur dépend d’une nouvelle logique de distribution attentive aux besoins des personnes5 ».

Vingt ans plus tard, prétendre qu’Internet a massivement émancipé les populations de la société de consommation est devenu bien difficile. Le temps passé sur les écrans nous expose de manière approfondie à la publicité et a permis un affinement des techniques de marketing qui était difficilement imaginable au 20e siècle. Parler d’« encerclement du consommateur » (John K. Galbraith, 1967) ou de « société bureaucratique de consommation dirigée » (Henri Lefèbvre, 1958) semble bien insuffisant, pour décrire le type d’emprise que les acteurs de la grande industrie exercent sur les citoyens d’aujourd’hui.

Dans son ouvrage de 2019, Shoshana Zuboff tourne donc complètement casaque. Elle valide toutes les alarmes lancées au fil des deux décennies écoulées par ceux qui ne voyaient pas dans l’informatisation une promesse de liberté. Elle retrace par le menu les évolutions qui ont fait du World Wide Web le terrain d’un conditionnement sans précédent des individus : le tournant lucratif de Google en 2003, qui intègre le profilage des utilisateurs du moteur de recherche « à des fins de publicité ciblée » ; le passage d’une cadre de haut niveau de Google, Sheryl Sandberg, chez Facebook, en 2008, où elle importe les dites méthodes de profilage ; la mise en place de dispositifs d’espionnage de nos habitudes sur les pages du web aussi bien que dans l’électronique des voitures ; l’apparition des objets connectés ; le lancement du jeu Pokemon Go en 2016 par un ancien de Google Maps, où les chasseurs de Pokemon sont « téléguidés » dans l’espace urbain pour les amener notamment dans des enseignes qui ont payé pour faire partie du jeu6

Pour compléter, soulignons que les individus passant un temps important sur des interfaces mises au point par les géants de l’informatique sont soumis à un rythme de sollicitations publicitaires extrêmement intense, de la simple vision répétée des logos de marque aux offres personnalisées en fonction des centres d’intérêts décelés par les algorithmes, en passant par les spots qui se déclenchent à tout bout de champ au cours de la navigation.

Internet a systématisé et automatisé le principe de l’étude de marché, base du marketing. Le marketing « traditionnel » s’appuyait sur des enquêtes laborieuses, nécessitant la création et la réunion de panels de consommateurs représentatifs de tel segment de population, puis la passation de questionnaires ou l’observation des comportements dans des faux magasins. Depuis vingt ans, la fréquentation de plus en plus massive et permanente du web a permis d’épargner une grande partie de ce travail, qui se fait maintenant spontanément, en ligne, 24 heures sur 24 et 365 jours par an. Les ordinateurs n’ont plus qu’à analyser les immenses quantités de données recueillies – sur l’apparition de telle tendance sociétale, le succès de telle offre auprès de tel public, les progrès ou régressions de la notoriété de telle marque, etc.

Le mode de vie connecté a renforcé les techniques d’influence, voire de contrôle des comportements, apparus avec la société de consommation. Les annonceurs ne s’y trompent pas puisque Internet pèse 41 % du marché européen de la publicité, presque 60 % au Royaume-Uni7. Et ces techniques risquent d’être encore renforcées par la captation permanente de données grâce aux puces RFID, et autres dispositifs de reconnaissance faciale, en cours de dissémination dans l’espace urbain et dans les foyers. On comprend pourquoi les acteurs de la grande industrie parlent de « réalité augmentée » à ce propos : c’est qu’elles en escomptent une augmentation de leur propre emprise sur la subjectivité et les habitudes des masses humaines.

Une société plus centralisée

L’idée que le pouvoir social a tendance à se concentrer grâce aux TIC découle bien sûr des constats dressés dans le premier point, mais bien d’autres exemples viennent l’étayer. Ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire moderne qu’une série d’innovations techniques rebat les cartes du jeu capitaliste et favorise l’émergence de nouveaux empires. Pour autant, le « pouvoir industriel » (pour reprendre les termes de Cohen et Bauer en 19818) acquis par les GAFAM sur les citoyens du monde entier, en seulement vingt ans, a tout de même quelque chose de remarquable.

On attendait de la micro-informatique et de la société en réseaux une décentralisation du pouvoir et de l’initiative. Vue d’aujourd’hui, l’informatisation de la vie quotidienne a au contraire consacré le pouvoir des grandes organisations sur les individus, les administrés, les consommateurs. À mesure qu’elles se « dématérialisent », ces organisations sont plus opaques que jamais aux yeux des citoyens de base, tandis qu’elles disposent de plus d’informations sur eux. Pensons au prélèvement à la source, que permettent la prolifération et l’interconnexion des fichiers du fisc, de l’Urssaf, de la Sécurité sociale, de Pôle emploi, des banques, etc. Pensons bien sûr aux compteurs Linky, prévus pour connaître à distance la consommation d’électricité des ménages, recueillir des données sur la composition détaillée de cette consommation (quels appareils sont utilisés ? combien de temps ? à quelle heure ?), et pouvoir moduler l’intensité du courant en fonction des besoins du réseau – voire, le couper quand l’usager est mauvais payeur9.

Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ?

Pensons plus généralement à la logique de l’intelligence artificielle : des robots ne peuvent être mis au point, en médecine, en agriculture, en éducation, que grâce au recueil de quantités prodigieuses de données qui « entraînent » le programme informatique. Celui-ci affine sa capacité de réponse au fur et à mesure qu’on lui présente de nouveaux cas de figure. La mise au point de tels algorithmes nécessite techniquement que ces données (big data) soient mises à disposition de certains acteurs industriels ; elle induit donc en tant que telle des phénomènes de concentration, de centralisation, considérables. C’est à accepter cette concentration, cette centralisation, qu’invite le rapport Vilani sur l’intelligence artificielle10 : la « culture de la donnée » qu’il appelle de ses vœux consiste à tout faire pour que les entreprises engagées dans la robotique médicale puissent regrouper le plus de données possibles sur les diagnostics et les prescriptions effectués par les médecins, au mépris par exemple de l’engagement de ces derniers au secret médical.

Que pèsent par rapport à tout cela les blogs, les forums, les sites d’information indépendants, dont les zélateurs du web du début des années 2000 espéraient qu’ils allaient changer le visage de la société ? Quel contrepoids aux logiques centralisatrices représentent les réalisations de la galaxie du logiciel « libre », tel Wikipedia ? Dire que cela ne pèse rien dans le monde actuel serait injuste. Mais ne pas voir que ces réalisations sont marginalisées par le fonctionnement dominant d’Internet, par les logiques capitalistiques et bureaucratiques à l’œuvre derrière les écrans, relève d’un certain aveuglement11. Et l’analyse des effets de l’informatique sur le monde du travail devrait achever d’illustrer combien il est délicat d’espérer combattre, au moyen de cette infrastructure technologique, des tendances qui trouvent aujourd’hui largement leur ressort dans la dite infrastructure.

Un facteur essentiel du déséquilibre capital/travail depuis les années 1970

Pourquoi et comment la classe des détenteurs de capital et des dirigeants d’entreprise ont-ils pu à ce point inverser un rapport de forces qui leur était relativement défavorable il y a cinquante ans ? On considère souvent que les ingrédients décisifs de ce renversement sont le développement et l’autonomisation des marchés financiers, la mondialisation de la concurrence, le chômage de masse et la réorganisation des entreprises en réseaux, avec de nouvelles formes de management à la clé. Le rôle des TIC dans ces évolutions est vu à la fois comme évident et secondaire – c’est un élément important en toile de fond, mais jamais une cause fondamentale de la grande régression sociale en cours12.

Or, sans entrer ici dans le débat délicat sur le lien entre progrès technologique et chômage, il est clair que ni le formidable pouvoir acquis par la finance, ni l’intensification de la concurrence dans de nombreux secteurs, ni le management néo-libéral dans la firme en réseaux ne peuvent être dissociés du développement de l’informatique. Ainsi, c’est l’informatisation et la mise en réseau des places boursières du monde entier qui a permis l’émergence à partir des années 1970 d’un marché planétaire unifié des capitaux, ouvert 24 heures sur 24, et sur lequel les investisseurs peuvent déplacer leurs fonds d’un simple clic, des milliers de fois par jours. L’explosion vertigineuse des transactions financières, la montée en puissance des investisseurs institutionnels, ne sont pas seulement le résultat de décisions politiques, elles sont sous-tendues par une évolution technologique brutale et permanente. Qu’on en juge plutôt : « après la Seconde Guerre mondiale, un titre appartenait à son propriétaire pendant quatre ans. En 2000, ce délai était de huit mois. Puis de deux mois en 2008. En 2013, un titre boursier change de propriétaire toutes les 25 secondes en moyenne, mais il peut tout aussi bien changer de main en quelques millisecondes13. » Cette vitesse ne ressort plus simplement d’une informatisation des transactions mais d’une véritable automatisation : ce sont désormais plus de 70 % des échanges boursiers qui sont réalisés par des algorithmes ! Derrière les programmes d’austérité budgétaire imposés aux gouvernements par les marchés, derrière les exigences de rentabilité des actionnaires qui provoquent une mise sous pression extrême des salariés, voire des licenciements boursiers, il y a sans nul doute des acteurs qui défendent des intérêts ; mais il y a aussi la puissance de calcul et de transmission des ordinateurs, des réseaux et des logiciels, qui donnent concrètement leur (surplus de) pouvoir à ces acteurs.

De même, le rôle des TIC dans la possibilité qu’ont les patrons, depuis la fin du XXe siècle, de déplacer les différents segments de leur production à l’endroit du monde où les coûts salariaux, le niveau de protection sociale et de combativité ouvrière, sont optimaux pour eux – ce rôle est rarement souligné à sa juste mesure. De nos jours, un groupe industriel peut avoir sa direction à Londres, des centres de recherche à Munich et Sophia-Antipolis, des usines affiliées en Turquie ou en Tunisie, des pièces de haute précision fabriquées par des PME mises en concurrence entre elles dans le Nord de l’Italie, l’agence de marketing à Chicago, le centre d’appels pour la hotline à Bombay et les fiches de paie éditées en Pologne. Plus besoin de ces grandes concentrations de main d’œuvre comme on en voyait fréquemment dans les années 1960-70, où la conscience et l’organisation des travailleurs avaient un temps effrayé les élites économiques d’Italie, de France ou d’Angleterre : aujourd’hui, l’informatique permet de gérer de manière efficace une chaîne de production décentralisée, faites d’établissements, de filiales ou de sous-traitants dispersés aux quatre coins d’un pays et du monde. Dans cette firme néo-libérale du XXIe siècle, les TIC ont donné une nouvelle vie au taylorisme et à la bureaucratie, comme permettaient de l’anticiper il y a vingt ans les travaux de Guillaume Duval ou Danièle Linhart14. Elles jouent aussi un rôle essentiel dans l’imposition des méthodes de gestion du privé au secteur public, et dans la destruction de l’éthique du travail que ressentent de nombreux salariés des hôpitaux, des services sociaux, de la SNCF ou de l’Éducation nationale. « [L’informatique] prend du temps et de l’attention au travail vivant, en démultipliant les tâches administratives, déclarent ainsi dans leur plate-forme les travailleurs fédérés au sein du réseau de résistance au management, Écran total. Elle nous oblige à saisir des données. Elle produit ensuite des statistiques et des algorithmes pour découper, standardiser et contrôler le travail. (…) Le savoir-faire est confisqué, le métier devient application machinale de protocoles déposés dans des logiciels par des experts15 », et tout cela les empêche de traiter les usagers de manière professionnelle, ou simplement, humaine.

Bientôt le cœur de la catastrophe écologique ?

Enfin, là encore en totale contradiction avec ce que maints discours idéologiques sur la « dématérialisation » ont prétendu depuis le début du siècle, les TIC apportent une contribution majeure à la destruction des milieux de vie, aux quatre coins de la planète Terre. La production exponentielle d’appareils électroniques exige des quantités fantastiques de métaux enfouis dans les sols, et constitue donc un facteur important de l’actuel boom minier, aux conséquences écologiques catastrophiques. Si, comme le dit Anna Bednik, l’on s’apprête à extraire plus de métaux de la croûte terrestre en une génération que dans toute l’histoire de l’humanité16, la demande de l’industrie du numérique en or, argent, cuivre, tungstène, lithium, et « terres rares » (néodyme, yttrium, cérium, germanium…) y est pour beaucoup. Or, l’industrie minière est terriblement polluante et énergivore.

« Comme leur nom ne l’indique pas, les terres rares sont moins rares que difficiles à extraire. (…) La séparation et le raffinage de ces éléments naturellement agglomérés avec d’autres minerais, souvent radioactifs, impliquent une longue série de procédés nécessitant une grande quantité d’énergie et de substances chimiques : plusieurs phases de broyage, d’attaque aux acides, de chloration, d’extraction par solvant, de précipitation sélective et de dissolution. (…) Stockés à proximité des fosses minières, les stériles, ces immenses volumes de roches extraits pour accéder aux zones plus concentrées en minerais, génèrent souvent des dégagements sulfurés qui drainent les métaux lourds contenus dans les roches, et les font migrer vers les cours d’eau (…) La quantité d’énergie nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux représenterait 8 à 10 % de l’énergie totale consommée dans le monde, faisant de l’industrie minière un acteur majeur du réchauffement climatique17. »

Peut-on s’opposer à l’informatisation du monde ?

En plus de ce qu’elle consomme et pollue pour la production de ses appareils, l’industrie du numérique contribue aussi au réchauffement climatique par les quantités faramineuses d’électricité qu’induit son fonctionnement ordinaire. L’ensemble des équipements numériques consomme aujourd’hui entre 10 et 15 % de l’électricité mondiale, selon les estimations. Mais cette consommation double tous les quatre ans, ce qui pourrait porter la part du numérique à 50 % de l’électricité mondiale en 2030 (!) – soit une quantité équivalente à que ce que l’humanité consommait au total en… 2008, il y a simplement onze ans. Ces projections vertigineuses18 sont en partie éclairées par les estimations de plusieurs études récentes, sur la puissance électrique demandée par un datacenter (équivalente à celle d’une ville de 50 000 habitants), par les 10 milliards d’e-mails envoyés chaque heure dans le monde (équivalente à la production horaire de 15 centrales nucléaires, ou à 4000 allers-retours Paris-New York en avion), par les 140 milliards de recherches sur Google chaque heure, etc19.

À cela s’ajoute la pollution générée par les déchets de cette industrie, à la mesure de l’obsolescence soigneusement entretenue de tous les produits qui nous passent entre les mains. Mais aussi la pollution par les ondes, sur l’ampleur et les conséquences desquelles aucun consensus n’existe mais sur lesquelles des inquiétudes appuyées par un certain nombre de travaux scientifiques persistent20).

Il y a quelques mois, lors d’une présentation publique de l’essai du groupe MARCUSE La Liberté dans le coma, où je dressais une partie de ce tableau, une personne dans l’assistance m’a demandé si, ce que nous voulions, c’était « désinventer l’ordinateur » ! Bien évidemment, il ne s’agit pas de ça. Désinventer une technologie qui existe n’est pas possible, quand bien même on constate qu’elle provoque des dégâts sociaux et anthropologiques supérieurs à ses avantages. La question est plutôt de savoir si les sociétés humaines, qui se disent de nos jours si évoluées, sont capables de maîtriser leurs inventions, d’en faire un usage raisonné qui intègre la possibilité d’une limitation. Cornelius Castoriadis disait ainsi qu’une société qui « se poserait explicitement la question de la transformation consciente de sa technologie » connaîtrait une forme de liberté supérieure et « une révolution totale, sans précédent dans l’histoire21 ».

Dans le cas de l’informatique, compte tenu du déferlement que nous vivons depuis plusieurs décennies, transformer consciemment les choses nécessite pour commencer un freinage, une décélération. Il s’agirait d’introduire de la contingence et de la délibération dans une trajectoire jusqu’ici exclusivement définie par l’intérêt marchand et l’idéologie du « toujours plus, toujours plus vite ». Il nous semble que c’est le sens de l’action des nombreux groupes opposés à la pose des compteurs Linky à travers la France, dont toute une partie est désormais en train d’englober la 5G dans leur périmètre de réflexion et de contestation : ces milliers de citoyens sentent qu’il y a quelque chose de problématique dans l’accumulation même des technologies, la vitesse à laquelle elles transforment leurs vies sans qu’existe jamais le moindre espace socio-politique où leur nécessité, leurs effets à long terme, le rythme et les conditions de leur développement puissent être discutés – réellement discutés. Tels des zadistes, ils réclament donc que certains grands projets industriels soient mis en pause, pour que l’ensemble de la société puisse s’informer et réfléchir à ce qui est souhaitable et à ce qui ne l’est pas. Or, pour toute une partie du camp progressiste, l’opportunité d’une telle mise en question reste peu évidente. S’interroger sur la nécessité de l’innovation permanente, voire remettre en cause l’usage de technologies déjà existantes, n’est-il pas vain ou secondaire, tant que nous vivons sous un régime de propriété lucrative, de concurrence et de profit privé ? Cela ne risque-t-il pas même de brouiller le débat politique, de détourner de précieuses énergies de la lutte prioritaire pour la redistribution économique et le changement des rapports sociaux ? À ces objections classiques, nous répondons que la technologie fait partie des rapports sociaux : elle contribue à les façonner ; elle a un impact sur le degré d’exploitation des salariés, sur la forme que prend la vie quotidienne, sur les possibilités de révolte qui sont laissées aux dominés. Vouloir changer les techniques en usage dans le sens de plus d’autonomie et de démocratie22 s’inscrit donc tout à fait légitimement dans un projet d’émancipation sociale, comme le soulignait Herbert Marcuse dès 1964 :

Le capitalisme avancé fait entrer la rationalité technique dans son appareil de production, malgré l’emploi irrationnel qui en est fait. Cela vaut pour l’outillage mécanisé, pour les usines, pour l’exploitation des ressources, cela vaut aussi pour la forme du travail, (…) « exploité scientifiquement ». Ni la nationalisation, ni la socialisation par elles-mêmes ne changent cet aspect matériel de la rationalité technologique (…). Certes, Marx soutenait que si les « producteurs immédiats » organisaient et dirigeaient l’appareil productif, il y aurait un changement qualitatif dans la continuité technique, c’est-à-dire que la production viserait à satisfaire les besoins individuels qui se développeraient librement. Cependant, dans la mesure où l’existence privée et publique dans toutes les sphères de la société est engloutie dans l’appareil technique établi (…), un changement qualitatif implique un changement de la structure technologique elle-même.

Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Minuit, 1968 [1964], p. 48-49.

C’est un tel changement d’horizon que suggèrent les escarmouches récentes autour des projets d’informatisation complète du monde : ne plus attendre un hypothétique renversement ou affaiblissement du capitalisme pour discuter des technologies souhaitables ou acceptables ; mais tenter d’empêcher ici et maintenant l’aggravation des inégalités, l’accroissement du pouvoir des couches dirigeantes et le recul de la liberté, en grippant des rouages essentiels du système par des stratégies de désobéissance civile. La proposition de réduire massivement notre usage des technologies de pointe et d’entrer en lutte contre les politiques publiques qui les promeuvent ne relève pas simplement de la morale (morale sanitaire, morale écologique, morale « existentielle », …) ; c’est aussi une proposition stratégique, qui fait le pari que s’opposer individuellement et collectivement à l’informatisation de nos vies peut nous permettre de sortir de l’impuissance, de retrouver une prise sur le monde, un levier pour nuire enfin aux puissants.

Notes

1 - Le rapport intitulé « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics » est consultable à l’adresse https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-demat-num-21.12.18.pdf

2 - Voir l’article de Gaspard d’Allens sur l’action du 31 janvier en gare de Matabiau, contre cette politique : https://reporterre.net/Des-humains-plutot-que-des-machines-usagers-et-cheminots-contestent-la-numerisation-des

3 - Je pense notamment aux enquêtes de Tomjo, de Pièces et main d’œuvre, de la revue annuelle ; mais aussi aux chroniques régulières d’Alain Gras, François Jarrige et Pierre Thiesset dans le mensuel La Décroissance

4 - Pour une critique de l’informatisation du monde qui dépasse ces quatre points, on peut se reporter à Hervé Krief, Internet ou le retour à la bougie, Quartz, 2018 ; Pièces et main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur. Contre le transhumanisme, 2017 ; et bien sûr le livre du groupe MARCUSE auquel j’ai participé : La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, 2019.

5 - Extrait du livre de Zuboff co-écrit avec James Maxmin, The Support Economy, Penguin, 2002, cité par Frédéric Joignot, dans son article « La surveillance, stade suprême du capitalisme ? », dans Le Monde du samedi 15 juin 2019, p. 24-25.

6 - Cf. Shoshana Zuboff, « Un capitalisme de surveillance », in Le Monde diplomatique n° 778, janvier 2019.

7 - Chiffres donnés en 2018 par l’agence médias belge Space.

8 - Cf. Michel Bauer et Elie Cohen, Qui gouverne les groupes industriels ? Essai sur l’exercice du pouvoir du et dans le groupe industriel, Paris, Le Seuil, 1981.

9 - C’est ainsi que le maire de Nice, Christian Estrosi, a demandé à Enedis d’avoir accès aux données des compteurs Linky pour savoir si les propriétaires de résidences secondaires s’étaient réfugiés dans sa ville, au début du confinement. Enedis ne semble pas avoir donné suite à cette demande (source : L’Age de faire, n°151, mai 2020, p. 18).

10 - Cédric Vilani, Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, rapport de mission parlementaire remis au Premier ministre en 2018, disponible à l’adresse https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000159.pdf

11 - Voir à ce propos la mise au point tranchée de Julia Laïnae et Nicolas Alep, Contre l’alternumérisme. Pourquoi nous ne vous proposerons pas d’« écogestes numériques » ni de solutions pour une « démocratie numérique », La Lenteur, 2020.

12 - Un exemple de ce genre de tableau intéressant mais fondamentalement lacunaire est fourni par Thomas Coutrot, dans Contre l’organisation du travail, La Découverte (Repères), 1999.

13 - D’après un rapport d’IBM cité par Alexandre Laumonnier, 6, Zones sensibles, 2013.

14 - Cf. Guillaume Duval, L’entreprise efficace à l’heure de Swatch et McDonald’s. La seconde vie du taylorisme, Paris, Syros-Alternatives économiques, 2000 ; Danièle Linhart et Aimée Moutet (dir.), Le Travail nous est compté. La construction des normes temporelles du travail, Paris, La Découverte, 2005.

15 - « Écran total, contre la gestion et l’informatisation de nos vies » (mai 2016), disponible à l’adresse https://sniadecki.wordpress.com/2016/09/13/plate-forme-ecran-total/

16 - Cf. Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Paris, Le Passager clandestin, 2016, p. 112.

17 - Célia Izoard, « Les bas-fonds du capital », in Guyane. Trésors et conquêtes, revue Z, n°12, automne 2018, p. 12-13-14.

18 - Proposées par Andrae Anders S.G. et Edler Tomas, in « On Global Electricity Usage of Communication Technology : Trends to 2030 », Challenges 6, 2015, p. 117-157. Dans leur rapport de 2019 pour l’ADEME,  L’impact social et énergétique des data centers sur les territoires, Cécile Diguet et Fanny Lopez resituent ces projections dans un ensemble de scénarios plus ou moins extrêmes.

19 - Voir le rapport dirigé par Hugues Ferreboeuf pour le « think tank » Shift Project : Lean ICT- Pour une sobriété numérique (2018). Soulignons que ces statistiques établies il y a trois ou quatre ans ont toutes les chances d’être complètement dépassées suite à l’épisode de confinement que nous venons de vivre, et qui a concerné (ou concerne encore) plusieurs milliards de personnes dans le monde.

20 - Cf. l’article du physicien belge (et ancien eurodéputé) Paul Lannoye, « Avec la 5G… tous cobayes ? », dans Kairos n° 37, décembre 2018 (https://www.kairospresse.be/article/avec-la-5g-tous-cobayes/) ; et celui de Laury-Anne Cholez, « La 5G se déploie alors que ses effets sur la santé ne sont pas évalués », en date du 25 février 2020 pour le quotidien en ligne Reporterre (https://reporterre.net/La-5G-se-deploie-alors-que-ses-effets-sur-la-sante-ne-sont-pas-evalues

21 - Cornélius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 2017 (première édition : 1978), p. 307.

22 - Voir la mise au point extraordinairement éclairante de Lewis Mumford, dans « Technique autoritaire, technique démocratique », publié dans Orwell et Mumford, la mesure de l’homme, La Lenteur, 2014.

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