Manifestation pour réclamer des mesures drastiques en faveur de la protection de la faune et de la flore, à Munich, le 5 février. SACHELLE BABAR/ ZUMA PRESS / MAXPPP.
Ces derniers jours, les observateurs avaient senti qu’il se passait quelque chose : une affluence inhabituelle dans les bureaux de vote, une fébrilité singulière sur les réseaux sociaux… « Nous avons bien vu en recueillant les signatures que le sujet préoccupait beaucoup les gens. Mais nous ne nous attendions pas à un tel succès. » Uschi Anlauf et l’équipe de l’initiative citoyenne bavaroise pour la biodiversité ont surpris toute l’Allemagne mi-février. En quinze jours, ils sont parvenus à récolter 1 745 383 de signatures d’électeurs bavarois, soit 18,4 % des inscrits, pour leur « pétition populaire » (Volksbegehren) sur la défense de la biodiversité et la protection des abeilles, et le soutien de leur projet de loi régionale, ont annoncé, jeudi 14 février, les autorités du Land de Bavière. C’est presque un cinquième (18 %) du corps électoral du Land, et bien plus que le seuil nécessaire (10 %) pour obliger à l’organisation d’un référendum local.
Un tel niveau de participation est inédit. Depuis la seconde guerre mondiale, vingt consultations de ce type ont été organisées en Bavière. Jusqu’à présent, aucune n’avait mobilisé autant d’électeurs que celle de 1967 en faveur de « l’enseignement chrétien ». A l’époque, 17,2 % des inscrits avaient voté.
« C’est un jour historique pour les défenseurs de l’environnement en Bavière », s’est réjoui Ludwig Hartmann, le chef de file des Verts au Parlement régional, avant même l’annonce des résultats. Selon la Constitution bavaroise, une « pétition populaire » est recevable si elle est soutenue par plus de 10 % des électeurs. Dans ce cas, le Parlement doit s’en saisir et la transformer en proposition de loi. Soit celle-ci est adoptée, soit elle ne l’est pas, auquel cas le texte fait l’objet d’un référendum.
C’est à l’automne 2018 que la pétition approuvée jeudi a été lancée. A l’origine de celle-ci, le Parti écologiste-démocrate (ÖDP), une petite formation qui n’a recueilli que 1,6 % des voix aux élections bavaroises du 14 octobre, loin des 5 % nécessaires pour siéger au Parlement régional. Comment peser sans élu ?
Un texte combattu par les associations d’agriculteurs
C’est là que l’ÖDP a eu l’idée de cette pétition. Un texte centré sur la défense de la biodiversité, réclamant des mesures drastiques en faveur de la protection de la faune et de la flore, avec comme objectif que 20 % des terres arables de la région respectent les normes de l’agriculture biologique en 2025, avant d’atteindre 30 % en 2030.
Les auteurs de la pétition réclament également une réduction drastique de l’utilisation des pesticides et l’introduction de cours de sensibilisation aux problématiques environnementales dans les établissements scolaires.
Combattue dès l’origine par les associations d’agriculteurs bavarois, l’initiative a rapidement été soutenue par les Verts qui, fort de leur succès aux régionales (17,6 %), où ils sont arrivés à la deuxième place derrière les conservateurs (CSU), ont compris l’intérêt qu’ils avaient à s’associer à une démarche les maintenant en contact avec les électeurs.
Pour que le projet soit soumis au vote, 25 000 signatures étaient nécessaires. Plus de 100 000 ont été recueillies. En novembre 2018, le ministère bavarois de l’intérieur a donné son feu vert pour que le vote ait lieu quelques semaines plus tard, du 31 janvier au 13 février 2018.
Réveil civique et démocratique
Pour toucher les électeurs, les initiateurs de la pétition ont mis au cœur de leur campagne le sort des abeilles. Un choix particulièrement efficace dans un pays marqué par la publication d’études particulièrement alarmistes, ces dernières années, faisant état d’une diminution de près de 80 % du nombre d’insectes volants au cours des trois dernières décennies.
Avec l’abeille, la campagne a trouvé son « symbole » et sa « mascotte », a expliqué Agnes Becker, la présidente du parti ÖVP. Déguisés en abeilles, des milliers de Bavarois sont descendus dans la rue pour faire entendre des inquiétudes qui, jusque-là, s’étaient fort peu exprimées dans cette région prospère du sud de l’Allemagne.
Une sorte de réveil civique et démocratique dans un Land peu habitué à de tels soubresauts, comme ironisait, jeudi, la Süddeutsche Zeitung, le grand quotidien de centre gauche de Munich : « En Bavière, la plus grande partie de la population profite d’une prospérité économique sans précédent. Le chômage est presque un non sujet, beaucoup de gens ont des très bons salaires, les gens vivent dans des logements de plus en plus grands. (…) Et que font-ils ? Ils vont en masse dans les mairies contre la volonté de leur gouvernement, font la queue malgré les chutes de neige et votent pour une pétition intitulée : « Sauvez les abeilles”. N’ont-ils vraiment pas d’autres problèmes ? »
Lancée par un petit parti écologiste à tendance conservatrice, l’Ökologisch-Demokratische Partei (ÖDP), l’initiative était aussi soutenue par la Ligue régionale de protection des oiseaux et par les Verts bavarois, qui ont obtenu près de 20 % des voix lors des dernières élections régionales, à l’automne. Leur projet prévoit, entre autres, l’interdiction des pesticides dans les zones naturelles protégées et un objectif de 30 % d’agriculture biologique dans la région d’ici à 2030. Aujourd’hui, environ 10 % des fermes bavaroises sont en bio (8 % au niveau de toute l’Allemagne).
Contraintes d’agir, les autorités du Land ont mis en place début avril des tables rondes pour discuter des mesures à prendre et, éventuellement, proposer un projet de loi alternatif. « Des agriculteurs, des communes, des acteurs de l’économie forestière participent aux réunions. Nous y avons aussi envoyé des experts. C’est une bonne manière de faire. Cela permet de parvenir à un meilleur consensus », estime Uschi Anlauf. Dès le 3 avril, le gouvernement de Bavière, dirigé par la très droitière CSU, a finalement déclaré qu’il approuvait le projet de loi tel quel.
Une loi fédérale pour sauver les insectes
Avant même d’arriver à ce réjouissant résultat, l’initiative bavaroise avait déjà eu des effets au niveau du pays tout entier
Les signatures à peine récoltées, la ministre de l’Environnement, la sociale-démocrate Svenja Schulze, a annoncé dans la presse qu’elle préparait un projet de loi fédérale pour la protection des insectes. Celui-ci devrait mettre en œuvre le programme d’action national adopté fin 2018 qui prévoyait de réduire l’utilisation des pesticides et d’investir 100 millions d’euros par an dans la recherche sur les insectes et leur protection. La ministre s’est aussi prononcée pour une sortie rapide du glyphosate.
Pour Uschi Anlauf, « il est évidemment plus que nécessaire de légiférer au niveau national sur les pesticides ». Mais le projet de la ministre est-il suffisamment ambitieux ? « Ce programme d’action contient des éléments importants, mais il faudrait aussi des objectifs concrets, comme une réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides dans les prochaines années », analyse Corinna Hölzel, chargée de campagne à l’ONG environnementale Bund (branche allemande des Amis de la Terre). En outre, le projet de loi qui sera proposé par la ministre de l’Environnement devra aussi être accepté par celle de l’Agriculture, Julia Klöckner. Or cette condition peut être difficile à remplir dans un gouvernement de coalition : Julia Klöckner appartient au parti conservateur, la CDU, qui s’aligne souvent sur les positions du Groupement des agriculteurs allemands (Deutscher Bauernverband), fervent défenseur de l’agriculture intensive. À l’annonce du projet de loi à venir, ce dernier s’est empressé de s’y opposer, soulignant que la disparition des insectes n’était pas le seul fait des exploitations agricoles. « Il est pourtant établi que l’agriculture intensive contribue à la disparition des insectes, à cause des pesticides et de la monoculture, même si ce n’est pas la seule raison », répond Corinna Hölzel.
Quoi qu’il en soit, le temps presse. Selon une étude publiée en 2017 et qui avait fait grand bruit alors, le pays a perdu plus de 75 % de sa masse d’insectes volants entre 1989 et 2015 (2). Pourtant, en 2017, l’Allemagne a été l’un des pays qui a voté le renouvellement de l’autorisation du glyphosate au niveau européen, après une volte-face de dernière minute. C’est par ailleurs une multinationale allemande, Bayer, qui fabrique le Roundup, depuis qu’elle a racheté Monsanto.
Comme souvent, ce sont plutôt la population et les communes qui montrent la voie. Des initiatives citoyennes pour la protection des insectes sont sur le point d’être lancées dans deux autres régions allemandes. Et 460 communes du pays ont déjà interdit l’utilisation de tous les pesticides ou du seul glyphosate sur leurs terrains. En attendant que, peut-être, comme l’ont demandé les Bavarois, la biodiversité soit inscrite dans la Constitution.
Que la riche et sage Bavière se réveille, voilà qui n’était guère prévisible. Le succès sans précédent de cette « pétition populaire » en est pourtant le signe. Même là s’exprime l’inquiétude face à l’urgence écologique. Car, comme le titrait la Süddeutsche Zeitung, jeudi soir, ce vote est un avertissement à des dirigeants politiques jusque-là fort peu sensibilisés aux enjeux environnementaux. Une façon de leur dire : « Faites enfin quelque chose ! »
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