La COP23 démarre aujourd'hui à Bonn. Malgré l’accord de Paris, des sommes considérables d’argent public et privé continuent de financer les énergies fossiles, première cause des dérèglements du climat. Y compris la France en Afrique, ou les banques françaises avec les sables bitumineux. Par Jade Lindgaard le 5 novembre 2017 pour Mediapart.
Le vingt-troisième sommet de l’ONU sur le climat, la COP23, commence lundi 6 novembre à Bonn, en Allemagne. Deux ans après l’accord de Paris, qui engage les signataires à tout faire pour limiter la hausse des températures à 2 °C, des sommes considérables d’argent public et privé continuent de financer des projets de centrales à charbon, fioul et gaz, de nouveaux gazoducs ou oléoducs, et même de futurs forages de sables bitumineux. C’est-à-dire exactement ce qu’il ne faut plus faire si l’on veut se donner une chance d’éviter la catastrophe climatique.
Pourquoi ? Deux rapports d’ONG éclairent les raisons de cette incohérence majeure. Oxfam s’est intéressé au rôle de la France dans la transition énergétique en Afrique saharienne. L’association a analysé les projets énergétiques financés par l’Agence française de développement (AFD) et sa filiale dédiée au secteur privé, Proparco. L’AFD est, par ses statuts, une banque publique et solidaire. C’est l’acteur central de la politique française de développement.
Premier problème : seuls 23 % des financements énergie de l’AFD sont dirigés vers les pays les moins avancés, déplore l’ONG, alors qu’ils ont des besoins considérables en termes d’accès à l’énergie. « Cette situation reflète les difficultés de ces pays à développer des projets d’infrastructures d’ampleur suffisante pour prétendre aux financements de l’AFD et le manque de garanties financières qu’ils peuvent apporter au remboursement de prêts. »
Or, l’AFD étant une banque, elle agit essentiellement en prêtant de l’argent aux États, à des conditions qui leur sont plus ou moins favorables. La part des dons ne représente que 6,7 % des opérations de l’agence sur l’énergie en 2016 (environ 153 millions d’euros). Au total, le portefeuille énergie atteint 2,2 milliards d’euros. La moitié est consacrée aux renouvelables et à l’efficacité énergétique (réduire la consommation des appareils et des infrastructures). Ce mode d’action a un effet direct sur le type de projets aidés : puisqu’il faut les rembourser, ils doivent être rentables. Ainsi, 82 % des projets énergie de l’agence concernent des infrastructures.
Or les habitant.e.s de ces pays sont à la fois les plus impacté.e.s par les dérèglements du climat et les moins responsables de cette pollution : la part de la moitié la plus pauvre de la population mondiale, soit 3,5 milliards de personnes, dans les émissions mondiales de CO2 n’est que de 10 %, d’après un précédent rapport d’Oxfam. L’Afrique subsaharienne est la région du monde où le taux d’accès à l’électricité est le plus faible : deux tiers de ses habitant.e.s n’y ont pas accès. Sur la planète, un milliard de personnes n’ont toujours pas accès à l’électricité.
Deuxième problème : sur les dix dernières années, 8 % des financements énergie de l’AFD ont encore profité à des projets fossiles, principalement des centrales à gaz et au fioul lourd, selon l’estimation d’Oxfam (en nombre de projets). Depuis 2013, l’agence assure ne plus financer de centrales à charbon. Mais entre 2003 et 2013, elle a financé une vingtaine de projets gaziers. Parmi eux, l’extension d’une centrale à gaz en Indonésie, soutenue à hauteur de 27,5 millions d’euros par Proparco. En 2008, la filiale privée de l’AFD a investi 30 millions d’euros dans la construction d’une centrale électrique au fioul au sud du Kenya.
Pour Oxfam, c’est insuffisant. L’ONG demande à l’agence de mettre un terme à tout soutien financier aux énergies fossiles, car « ceci est incompatible avec la mise en œuvre de l’accord de Paris ». Le conseil d’administration de l’AFD est présidé par Laurence Tubiana, une des principales négociatrices de l’accord de Paris. « Les énergies renouvelables sont une vraie opportunité pour les plus pauvres, explique Armelle Le Comte, auteure du rapport d’Oxfam. C’est un outil de lutte contre l’extrême pauvreté. Sans électricité, il n’y a pas d’ordinateur, pas d’Internet dans les écoles, pas de lumière pour étudier le soir, et, dans les hôpitaux, on opère à la bougie. Les renouvelables créent moins de pollution, impactent moins les terres et sont beaucoup moins consommatrices d’eau que les fossiles. Or l’eau est une ressource très précieuse dans les régions arides. »
L’AFD ne conteste pas cette estimation de 8 % d’énergie fossile. « Ce ne sont pratiquement que des projets gaz, le gaz étant la moins nuisible des énergies fossiles, explique Christian de Gromard, chef de projet énergie à l’AFD. Il n’y a plus du tout de projet charbon. En fait, ce sont des projets relativement anciens et qui s’inscrivent dans des schémas de transition énergétique de pays qui sont à des niveaux moins avancés. En particulier, le gaz reste une énergie de base dans ces pays pour compenser ce que les renouvelables ne peuvent pas fournir. Le solaire ou l’éolien fournit de l’énergie pendant 2 000 ou 3 000 heures au maximum en un an. Mais une année dure 8 000 heures. Donc il faut bien un complément. »
Damien Navizet, responsable de la division climat de la banque, précise : « On s’inscrit toujours dans un contexte national. Certains pays ont entamé une transition énergétique. Mais cela va prendre au moins 20 ou 30 ans aux pays les moins avancés. Parfois, on sera peut-être amené à considérer le financement de gaz. Mais a priori on en fait de moins en moins. Surtout, on a une politique de sélectivité : on ne veut pas financer les projets très émetteurs, au-delà d’un million de tonnes de CO2 par an. On va faire majoritairement des renouvelables. Pour qu’elles fonctionnent, il y a besoin d’une couche de base facilement mobilisable et le gaz, c’est parfait pour ça. »
En revanche, l’agence conteste ne pas assez soutenir les petits projets des pays les moins avancés : « Oxfam oppose les puissantes et les petites énergies, mais je crois qu’il ne faut pas les opposer, réagit Christian de Gromard. On est présents sur les deux tableaux. Mais ils ne comptent pas de la même façon dans des bilans globaux. Une centrale solaire peut aller jusqu’à 500 MW, c’est la moitié d’un petit réacteur nucléaire. Cela pèse très lourd en financements. Quand vous faites de l’électrification décentralisée pour 10 000 familles, ça coûte 300 euros par famille, donc 5,6 millions d’euros en tout. Ça ne va pas peser lourd dans le milliard d’euros global. Ça ne veut pas du tout dire qu’on n’est pas présents sur le décentralisé. On est au contraire très présents sur l’électrification, en particulier en Afrique, à travers de nouveaux systèmes de gestion décentralisée. Mais la somme des petits projets ne fera jamais l’équivalent d’un très gros engagement. »
BNP Paribas dans le top 5 des banques européennes liées aux sables bitumineux
Les Amis de la terre, avec 11 autres ONG (dont Rainforest Action Network, BankTrack, Sierra Club…), ont décortiqué les financements de l’extraction de sables bitumineux (« tar sands » en anglais) dans un rapport publié le 2 novembre, en anglais, à lire ici (et là un communiqué en français). C’est probablement l’énergie la plus sale par les multiples pollutions qu’elle cause et la plus attentatoire aux droits et coutumes des peuples premiers, du fait de la localisation de ses gisements – essentiellement au Canada. C’est la raison pour laquelle ces associations considèrent que les forages et l’exploitation des sables bitumineux, des « énergies fossiles extrêmes », doivent être les premiers à être abandonnés, avec les forages en Arctique et les puits en eau très profonde.
Depuis la signature de l’accord de Paris en décembre 2015, le volume de financement des sables bitumineux a chuté. Mais plusieurs nouveaux projets sont en cours de développement, concernant des mines et des oléoducs. S’ils sont menés à terme, ils augmenteront la production énergétique des sables bitumineux de plus de 70 % d’ici à 2040. Parmi les projets identifiés par le rapport, l’oléoduc Keystone XL, relancé par Donald Trump, l’oléoduc Trans Mountain de Kinder Morgan, entre les provinces de l’Alberta et de la Colombie-Britannique, la ligne 3 d’Enbridge au Minnesota et « la mine de la frontière » de Teck Resources, sur le territoire du peuple Athabasca Chipewyan, au Canada.
Mine de sables bitumineux de Syncrude, au nord de Fort McMurray, en Alberta, au Canada (Reuters, Todd Korol)
Les auteurs du rapport ont constitué la liste des banques impliquées dans le financement de ces projets. On y trouve de grands groupes américains : Bank of America, Citigroup, JPMorgan Chase, Wells Fargo. Parmi les groupes européens, plusieurs banques françaises se distinguent : BNP Paribas, Crédit agricole et Société générale.
BNP Paribas, deuxième banque européenne, vient d’annoncer de nouveaux critères de décision de financement pour les projets non conventionnels de pétrole et de gaz. Mis en œuvre, ils lui interdiraient de collaborer avec des groupes dont plus de 30 % des activités sont consacrées aux sables bitumineux, ainsi que de financer la totalité de ce type de projets. Mais son implication passée est si importante qu’elle figure dans le top 5 des banques européennes les plus liées aux sables bitumineux, avec Barclays, HSBC, Deutsche Bank et Crédit suisse.
« La COP23 va démarrer, nous sommes deux ans après la COP21, et si on fait le bilan du point où en sont les banques françaises depuis 2015, rien ne s’est passé !, résume Lucie Pinson, chargée de campagne sur la finance privée pour les Amis de la Terre. Même les sables bitumineux continuent d’être financés massivement par les grandes banques. C’est dramatique. BNP Paribas vient d’adopter une nouvelle politique, mais c’est la seule. Les engagements des banques sur le charbon sont insuffisants et ont été pris avant la COP21. D’ici à 2018, ce sont toutes les énergies fossiles extrêmes qu’il aurait fallu laisser derrière nous. Les banques ont l’impression que c’est bon, qu'elles ont fait le job, alors que chaque année elles devraient faire plus. »
À la différence des investisseurs, dont une partie s’engage dans une forme de désinvestissement des énergies fossiles (voir ici et là), les banques peuvent continuer à financer des projets fossiles très polluants sans en porter le risque. Selon le décompte des Amis de la Terre, 1 600 centrales à charbon représentant une puissance de 800 gigawatts sont en cours de développement dans le monde aujourd’hui (en cours de construction ou en passe de l’être). Cela représente le double de l’actuelle capacité de production en Inde. C’est énorme.
Alors que Donald Trump vient d’annoncer la suppression totale du plan américain de fermeture des centrales à charbon, ces deux rapports secouent les facilités de pensée : la présidence américaine, aussi graves soient ses décisions, est loin d’être la seule responsable de la destruction en cours du système climatique.
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