La puissance publique veut revendre au groupe Auchan les terres de son futur centre commercial EuropaCity 500 fois plus cher que l’indemnisation d’éviction que toucheront les fermiers du triangle de Gonesse. L’enquête publique sur la modification du plan local d’urbanisme s’achève le 30 juin. Par Jade Lindgaard le 27 juin 2017 pour Mediapart.
En levant les yeux vers le ciel, les agriculteurs du triangle de Gonesse voient passer les avions des aéroports de Roissy et du Bourget, tout proches. Mais volent aussi au-dessus de leurs têtes les millions d’euros que s’échangent le groupe Auchan et la puissance publique pour construire sur ces sols fertiles un gigantesque centre commercial et de loisirs, EuropaCity.
Le groupe Auchan est prêt à investir beaucoup d’argent dans l’achat de ces parcelles. En 2015, il a conclu un accord avec l’établissement public d’aménagement (EPA) Plaine de France dont le contenu est resté secret. Selon nos informations, les 80 hectares convoités pour y construire EuropaCity devraient partir pour 270 millions d’euros. Soit un peu plus de 337 euros par mètre carré. C’est-à-dire plus de 500 fois ce que les fermiers toucheront pour perdre l’usage de leurs terres, et près de 40 fois plus que ce que toucheront les propriétaires. Les parcelles céréalières sont en cours d’expropriation, au départ à 5 euros le mètre carré. À la suite de recours, le prix devrait monter à 9 euros le mètre carré, et 1, 10 euro d’indemnité d’éviction pour les fermiers (les exploitants qui ne possèdent pas leurs terres). Huit agriculteurs cultivent le triangle (blé, maïs, colza) sur les 300 hectares de la future ZAC que veut y créer l’aménageur. 75 % des terres sont en fermage. La plupart des paysans devraient n’en garder que quelques centimes par mètre carré – un hectare équivaut à 10 000 mètres carrés. « S’ils ne peuvent pas réinvestir dans l’année dans d’autres terres, la fiscalité sur les indemnités s’élève à 35 %, explique Patrick Dezobry, représentant de l'association des propriétaires et agriculteurs du Nord-Est de Paris (APA). Sur un euro, il ne vous reste donc que 65 centimes net. »
Une multiplication par 40 de la valeur de la terre pour les propriétaires et de 500 pour les fermiers : la plus-value dépasse l’imagination. « C’est choquant, surtout pour les exploitants qui savent qu’ils ne retrouveront pas de terre à proximité, réagit Patrick Dezobry. Depuis cinquante ans, on dit aux agriculteurs du triangle de Gonesse qu’ils vont partir. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’ils sont vendeurs. Il y a une déclaration d’utilité publique, ils doivent partir. »
Le plan local d’urbanisme (PLU) de la ville de Gonesse est en cours de révision. Cette procédure commune revêt ici un caractère particulièrement sensible : elle ouvre l’urbanisation du triangle de Gonesse, ces 700 hectares de terres agricoles au nord de Paris, où le groupe Auchan ambitionne d’ouvrir son centre commercial et de divertissements au milieu d’un futur quartier d’affaires et d’hôtels et près d’une gare du Grand Paris Express. Une enquête publique court jusqu’au 30 juin : chacun.e peut venir consulter l’épais document et donner son avis (détails pratiques ici).
À quelques kilomètres du site où s’est tenue la COP 21 en 2015, la puissance publique se prépare à aménager un projet qui pourrait émettre des milliers de tonnes de CO2, soit exactement l’inverse de ce que commande l’Accord de Paris, avec son objectif de maintien de la hausse des températures mondiales à 2 °C.
Comment a été fixé ce prix de 270 millions d’euros ? Aucune partie ne veut dévoiler les composantes du calcul, couvertes par le secret commercial. Le Canard enchaîné avait publié ce chiffre en décembre 2015, qui nous a été confirmé depuis. Mais lors du débat public sur EuropaCity en 2016, il n’a jamais été présenté aux participants.
Grand Paris Aménagement, l’aménageur public qui a succédé à l’EPA Plaine de France, explique que, sur le triangle de Gonesse, il ne vend pas un terrain à nu mais des droits à construire, dont la valeur est calculée sur la rentabilité que les parcelles auront pour leur acquéreur. « Dans le cas d’EuropaCity, pour ne pas spolier la sphère publique, il s’est agi de bien regarder les revenus qu’allait pouvoir en tirer l’investisseur – on les juge tout à fait légitimes, ce n’est pas notre affaire – et selon l’exposé de cet investisseur et nos propres calculs, on a déterminé puis négocié une valeur élevée de cession », détaille Thierry Lajoie, le PDG, qui refuse de confirmer ou d’infirmer le prix de 270 millions d’euros. Concrètement, l’opérateur a estimé les valeurs locatives que La Belle Étoile, la filiale d’Immochan chargée des investissements d’EuropaCity, pourrait tirer de son futur centre. Le groupe sera l’unique gestionnaire du site pendant toute la durée de son exploitation. Il s’est engagé à rester propriétaire du foncier.
Les 270 millions d’euros des terrains du futur EuropaCity comprennent aussi une participation aux équipements de transport à venir : accès routiers, piétonniers, gare du métro, voiries. « Comme ils acquièrent 40 % à peu près de la surface de notre ZAC, évidemment ça pèse dans la fabrication du prix, explique Thierry Lajoie. Je considère que c’est justice. Le privé contribue au financement public. Néanmoins, c’est la juste part qui leur est attribuable. »
Par à-coups et coups de force
En 2015, les membres du conseil d’administration de l’aménageur public, qui s’appelait encore EPA Plaine de France, n’ont pas eu d’exemplaires de l’accord entre les mains. Le protocole a été présenté oralement, le 18 septembre 2015, dans une version de synthèse aux administrateurs. Ils ont pu le consulter dans les locaux de l’EPA pendant deux jours mais sans avoir le droit de le reproduire en raison d’une clause de confidentialité. « Ils ont donc voté en connaissance de cause du protocole », assure aujourd’hui Thierry Lajoie, qui préside l’établissement qui a succédé à l’EPA. Le 18 septembre, ils approuvent le protocole d’objectif de la mise en œuvre du projet EuropaCity. Sur les 32 membres représentant l’État, la région et les collectivités locales, seuls quatre ont voté contre. Quelques jours plus tard, le 21 septembre, le directeur général de l’EPA, Damien Robert, signe le protocole.
« L’EPA a avancé un peu toute seule sur ce dossier, par à-coups et par coups de force. Alors que c’est une structure dirigée par les collectivités locales et l’État, des choses nous ont échappé et nous ont agacés », témoigne Alain Amedro, ancien vice-président (EELV) de la région Île-de-France et ex-administrateur de l’EPA. Il cite l’exemple d’une étude d’aménagement qui leur a été présentée « sans donner l’impact du projet. Ce n’était qu’en positif ! Rien sur les conséquences pour l’emploi au centre commercial O’Parinor, ni sur la circulation routière. Je me souviens avoir dit qu’on ne demandait pas un publireportage ».
L’accord entre le groupe privé et l’aménageur public a été scellé fin 2015, près de deux ans avant la modification du plan local d’urbanisme de Gonesse, qui organise l’ouverture du triangle à l’urbanisation. Comme si l’avis de la commune et des habitants était gagné d’avance. Est-ce légal ? « Complètement, répond Thierry Lajoie, le président de Grand Paris Aménagement. On ne prévend pas. Il n’y a même pas de promesse de vente. C’est usuel. Ce qui fait que le projet est possible, c’est le Schéma directeur de la région Île-de-France, le Sdrif. » Mais à quoi cela sert-il de réviser le PLU ? « Notre métier, c’est de nous engager sur des perspectives d’urbanisation. Là où ce n’est pas possible, il n’y a pas de transaction sur des terrains. Quand l’urbanisation est envisagée, on ne va pas faire semblant de céder au prix de la terre agricole, ou de respecter le prix dicté par le PLU du moment à un investisseur privé qui a un projet à fort revenu. Notre métier, c’est de savoir anticiper les documents réglementaires existants. Oui, le PLU pouvait changer puisque le Sdrif autorisait l’urbanisation. Il devait changer pour faire le projet de ZAC, pas seulement pour EuropaCity. »
Même si le périmètre de la ZAC a été réduit à 280 hectares afin de préserver un carré agricole de 400 hectares, l’Autorité environnementale s’inquiète du choix de cet emplacement « aujourd’hui non urbanisé, exposant une population nouvelle importante aux risques et nuisances d’un trafic aérien important ». Cette localisation conduit à « une consommation d’espaces agricoles accrue. Cela conduit l’Autorité à se demander si une démarche d’évitement et de recherche de solutions de substitution a bien été conduite ».
Une marche contre le projet EuropaCity a réuni près d’un millier de personnes le 21 mai. Les opposants au projet de centre commercial et de loisirs sont les invités d’honneur du rassemblement annuel d’une autre lutte emblématique : l’opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (les 8 et 9 juillet, voir ici).
"On doute de la réussite de l'ensemble"
Pour comprendre comment on en arrive là, il faut observer la carte de ce territoire à cheval entre le Val-d’Oise et la Seine-Saint-Denis. L’urbanisation du triangle de Gonesse est à l’étude depuis une vingtaine d’années, dans l’idée de développer ce « corridor aéroportuaire ». L’idée générale est de relier en un seul espace la plate-forme aéroportuaire de Roissy-Charles-de-Gaulle, le parc international des expositions (Villepinte), le parc d’activités de Paris Nord 2, l’aéroport du Bourget et son parc d’exposition afin d’attirer plus d’activités tertiaires haut de gamme, avec une dimension internationale.
C’est le projet de Grand Paris Express, avec ses lignes 16 et 17, qui rend désormais possible la mise en œuvre de ce vieux rêve d’aménageur. Une station « Triangle de Gonesse » est prévue sur la future ligne du métro automatique du Grand Paris. Elle reliera le futur « quartier d’affaires » à la Seine-Saint-Denis et, à l’autre bout de la ligne 15, aux tours de la Défense.
Concrètement, c’est l’établissement public foncier d’Île-de-France, l’EPFIF, qui acquiert le foncier du triangle de Gonesse pour le compte de Grand Paris Aménagement. Il possède aujourd’hui environ un peu plus d’un tiers des terrains convoités (107 hectares). Au total, sur les 280 hectares de la ZAC, on dénombre une centaine de propriétaires. Sur les 80 hectares d’EuropaCity, 50 % de l’emprise appartient à des institutionnels (Grand Paris Aménagement, commune de Gonesse, groupe PSA) et 50 % à des propriétaires privés en multipropriétés.
En 2013, le schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif) limite l’urbanisation de la ZAC à 300 hectares au maximum. Un accord est alors passé avec la profession agricole. « On accepte le principe de l’aménagement du sud du triangle de Gonesse : sur la plaine de France, on a au total 9 000 hectares d’emprise agricole. En perdre 280 sur vingt ou trente ans, ça nous paraît raisonnable. Il faut répartir », explique Patrick Dezobry, représentant des propriétaires et agriculteurs du Nord-Est de Paris (APA). Mais la nature du projet du groupe Auchan semble aujourd’hui remettre en cause cet arrangement : « Quand on voit arriver le projet d’EuropaCity, dont le modèle commercial repose sur un objectif de 30 millions de visites par an, on doute de la réussite de l’ensemble et on se demande si cela vaut la peine de perdre ce foncier agricole. On accepte l’idée de laisser partir des terres, mais il faut que ce soit utile », explique le représentant des agriculteurs. La commission départementale de la préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF) du Val-d’Oise, où siègent des représentants de communes, de la préfecture, du département et de la chambre d’agriculture, a voté en avril contre la modification du PLU de Gonesse.
Le Sdrif protège un carré agricole de 400 hectares au nord du triangle. « Mais sur le registre parcellaire il fait plutôt 300 hectares », s’inquiète la chambre d’agriculture qui se dit opposée au projet d’EuropaCity, « sans intérêt ». Elle demande le maintien d’installations professionnelles sur le carré agricole, pour qu’il ne devienne pas qu’un espace récréatif et paysager. Limoneuses, argileuses, profondes, les terres de Gonesse sont louées par le monde paysan, et décrites comme parmi les plus riches et fécondes de France. Les agriculteurs y cultivent des céréales, du maïs et du soja en consommant peu d’eau mais à l’aide de pesticides et d’engrais, très loin du maraîchage bio défendu par les écologistes. Les opposants à EuropaCity développent un projet alternatif pour la ZAC centré sur l’agriculture de proximité et sans intrants (voir ici), le projet Carma. Pendant l’été, ils se retrouvent un dimanche sur deux pour prendre soin des plantations semées en mai pour occuper le terrain.
Alliages & Territoires, la société de développement d’EuropaCity, entend déposer des demandes d’autorisation administrative fin 2018. À l’issue de cette procédure d’instruction, un permis de construire pourrait être délivré. La coordination des différentes procédures concernant la ZAC, la ligne 17 et EuropaCity, enjeu central de l’aménagement du triangle de Gonesse, est pilotée par Grand Paris Aménagement. Si Paris emporte l’organisation des Jeux olympiques et para-olympiques de 2024, la pression s’accroîtra sur l’heure de livraison du réseau de transport.
Les premiers contacts entre Alliages & Territoires et les décideurs publics sont intervenus en 2008, lors d’un dialogue à trois avec l’État, représenté par Christian Blanc, alors ministre du Grand Paris, et Jean-Paul Huchon, alors président de la région Île-de-France, précise la société. « EuropaCity est très vite devenu un projet emblématique du Grand Paris pour traduire la promesse d’un Grand Paris polycentrique, ajoute son porte-parole. Le choix du site a été fait dans le cadre de ce dialogue en 2010. »
La ZAC aurait-elle été créée sans le projet d’EuropaCity ? « Oui, affirme Thierry Lajoie. On est dans la porte d’entrée de l’Europe continentale, on ne peut pas ne pas donner de vocation économique, d’emplois et d’attractivité à ce territoire. Si vous fabriquez le Grand Paris attractif, entre deux aéroports, et que vous le faites dans un contexte où vous protégez la majeure partie du territoire à vocation agricole, où est-ce que ça s’urbanise ? Le triangle de Gonesse naît comme ça. »
Pour le président de Grand Paris Aménagement, « EuropaCity est un des 160 projets dont nous acquérons le foncier pour qu’ils se réalisent. C’est un projet très important en Île-de-France. Mais nous ne traitons pas différemment le projet de rénovation urbaine du plateau de Clichy-sous-Bois et l’aménagement du triangle de Gonesse dans le Val-d’Oise ».
Auchan et sa société d’investissement La Belle Étoile sont aujourd’hui les seuls candidats déclarés à l’achat de foncier de la ZAC du triangle. Avec le renfort du groupe chinois Wanda, ils annoncent vouloir investir plus de 3 milliards d’euros. Les autorités publiques semblent fascinées par la puissance de feu du groupe Auchan. Le directeur du développement d’EuropaCity, David Lebon, est l’ancien chef adjoint de cabinet d’Arnaud Montebourg au ministère de l’économie. Le président de Grand Paris Aménagement fut conseiller spécial de Cécile Duflot au ministère du logement. Damien Robert, le directeur général de l’établissement, est un ancien du cabinet de Maurice Leroy au ministère de la ville, en charge du Grand Paris. L’aménagement du triangle de Gonesse fabrique une forme intime de partenariat entre le public et le privé.