En Afghanistan, des archéologues explorent un vaste site bouddhiste qui sera détruit par l'industrie minière. Par Florence Evin et Julien Bouissou, (New Delhi, correspondance) le 5 mai 2017 pour Le Monde.
Vue du site de Mes Aynak, perché à 2 500 m, à 40 km au sud de Kaboul. Au premier plan, le monastère de Kefiriat Tepe
Quartier Montparnasse à Paris, chez Iconem, start-up spécialisée dans le patrimoine en péril, quatre jeunes ingénieurs sont au travail dans un silence religieux. Yves Ubelmann, le fondateur et patron, revenu de Kaboul (Afghanistan), est tout à son affaire devant un écran géant sur lequel défilent des images à couper le souffle d'un chaos de montagnes pelées couleur sable, sur lequel rien ne pousse. Ces photos ont été prises avec différentes techniques – avec un drone, au scanner laser, à la perche et au ras du sol –, à 40 kilomètres au sud de la capitale afghane, dans la province du Logar. A cet endroit, les sommets sont couronnés par les ruines des monastères bouddhistes de Mes Aynak, littéralement " Cuivre et source d'eau " (Ier siècle av. J.-C. - VIIe siècle apr. J.-C.).
De ces vestiges, bientôt, il ne restera rien. Les moines s'étaient installés sur un trésor : probablement la deuxième réserve mondiale de cuivre, dont l'exploitation a été confiée à la Chine par les Afghans. " D'un montant global de8 milliards de dollars, le contrat a été remporté en 2007 par la compagnie chinoise China Metallurgical Corporation, écrit le 5 août 2009 Frédéric Bobin, correspondant du Monde. Il confirme les ambitions mondiales de Pékin visant à sécuriser à travers la planète les approvisionnements en matières premières nécessaires à sa croissante galopante. " Déjà, à cette date, Roland Besenval, directeur de la Délé-gation archéologique française en Afghanistan (DAFA), mort en 2014, s'alarmait : " Le site boud-dhique d'Aynak est embléma-tique ", son démantèlement constituerait une perte équi-valente " à la destruction des boud-dhas de Bamiyan " par les talibans en 2001.
Face à cette perspective, le gouvernement afghan décida de repousser l'exploitation du cuivre pour permettre la mise en place d'une campagne de fouilles. -Philippe Marquis, alors directeur (de 2009 à 2014) de la DAFA, fut chargé par le ministère afghan des mines de l'expertise scientifique et technique du projet de fouille. Le chantier commencé en 2011, qui a permis le dégagement d'une dizaine de monastères défensifs, bâtis comme des forteresses en nid d'aigle, est " la plus belle révélation archéolo-gique de ces 40 dernières années en Afghanistan ", selon Philippe Marquis.
Un relevé en 3D
Le conservateur en chef du patrimoine, aujourd'hui à -Paris, ajoute : " Il faut faire en sorte que le site puisse être livré à l'exploitation minière vierge de vestiges archéologiques, ces derniers devant être documentés et mis à l'abri autant que possible. Plusieurs milliers de statues ont été trouvées, puis transférées au Musée national à Kaboul, ou stockées sur place. " Un riche mobilier archéologique était encore en place, décors architecturaux, fresques, céramiques, monnaies, et même un trésor, de bijoux de perles et lapis-lazuli, qui a échappé aux pillages du début des années 2000.
" La menace d'un démarrage imminent de l'exploitation minière nous a obligés à aller vite, indique à Kaboul Thomas Lorain, secrétaire scientifique à la DAFA. Et nous a contraints à mener des fouilles de sauvetage plutôt que des fouilles programmées. La zone comprend une centaine de sites archéologiques. Ceux qui ont été étudiés en priorité se -situaient dans la “zone rouge” d'exploi-tation minière. " Celle-ci est très visible sur les photos aériennes d'Yves Ubelmann, par la couleur rougeâtre des scories de la première exploitation minière par les moines.
Aujourd'hui, il reste la moitié des crêtes montagneuses du secteur à explorer, sur lesquelles siègent plus de dix monastères avec leurs ateliers, entrepôts et zones d'habitat. Ces 4 kilomètres carrés perchés entre 2 300 et 2 500 m d'altitude sont difficiles d'accès et dangereux. Situé à une heure de Kaboul, Mes Aynak est en effet situé sur un axe qu'empruntent les talibans depuis le Pakistan voisin et où ils contrôlent de nombreux districts. On y accède sous escorte policière ; le site -lui-même est surveillé par une centaine de soldats.
Dans le local exigu d'Iconem, Yves Ubelmann dévoile l'ampleur des vestiges, grâce aux dizaines de milliers de photos rapportées depuis dix ans, leur traitement numérique par des algorithmes permettant d'obtenir un relevé en 3D de la zone archéologique. " On s'est lancé dans la construction d'un modèle hypercomplexe nécessitant beaucoup d'ingénierie avec un outil de visualisation très simple à utiliser ", explique Yves Ubelmann en pointant un détail, comme dans un jeu vidéo, pour " zoomer " sur un ensemble de bâtiments. Du survol du site, nous voici circulant dans les ruines, jusqu'à pénétrer virtuellement dans les chapelles et stupas en partie écroulés, comme si on visitait les lieux jusqu'aux moindres détails.
Puis, nouveau zoom dans le monastère de Tepe Kafiriat, jusqu'aux sculptures de l'âge d'or de l'empire Kouchan (Ier siècle av. J.-C. - IIIe apr. J.-C.). Resplendit alors le large plissé rouge rehaus-sé de dorure à la feuille d'une robe drapant un bouddha debout de six mètres de haut, comme les figures monumen-tales polychromes en terre qui l'accompagnent. De place en place, le subtil feuilleté en plaques de schiste d'une stupa ; là un bouddha décapité, assis en méditation, dont la tête a été trouvée à proximité ; plus loin une statue dont il ne reste que les pieds, ou encore un squelette figé pour l'éternité dans ce climat très sec.
Le modèle en 3D est un support d'informations à enrichir sans fin, par des images prises sur le vif, et par les archives des archéologues, plans et relevés. " C'est une première mondiale en termes de quantité de données et de méthodologie ", affirme Yves Ubelmann. Documenter l'immense site bouddhique avant sa destruction est l'obsession de cet architecte passionné d'Afghanistan. " Le passage du drone a permis de repérer des monastères dans des décrochements très doux de la topographie, qui n'avaient jamais été identifiés ", note-t-il.
Nouvelles perspectives
Du Ier au Ve siècle, le cuivre est massivement extrait de Mes Aynak et transformé sur place. Les moines frappent monnaie et développent l'artisanat. Ont aussi été dégagés des autels du feu zoroastrien, les deux religions ayant probablement cohabité aux VIe et VIIe siècles. Si l'exploitation du cuivre s'arrête au VIIe siècle, certains monastères sont fréquentés jusqu'aux XIe ou XIIe siècles. L'approvisionnement en combustible pour l'opération de chauffe du minerai a-t-il fait défaut ? L'arrivée de l'islam aurait-elle entraîné une recomposition des routes d'échanges ?
" Ces questions ouvrent de nouvelles perspectives, souligne Philippe Marquis. Le bouddhisme accompagne le développement économique, les monastères jouent le rôle d'un réseau bancaire à longue distance. C'est la première fois que l'on comprend le lien très étroit entre pouvoirs religieux et politique, ainsi que le fonctionnement de ces communautés dans lesquelles le bouddhisme contrôle la matière première, les métaux, frappe monnaie au nom du souverain Kouchan et a les moyens d'une production artistique élaborée. " En témoignent les peintures murales et sculptures polychromes à la riche palette, dans le style local du Gandhara tardif, comme les décorations des maisons aux poutres sculptées.
" L'arbre qui cache la forêt "
Dans ce pays aux immenses ressources naturelles, " Mes Aynak pourrait être l'arbre qui cache la forêt. Il y a probablement des centaines de monastères de ce type, juge Philippe Marquis. Mes Aynak a permis de comprendre que le bouddhisme afghan, ce n'est pas seulement des monastères, mais quelque chose de beaucoup plus complexe. "
Principal bailleur de fonds, la Banque mondiale a permis l'ouverture de la fouille en 2011 avec le ministère afghan des mines. " Mais l'ampleur du site archéologique a été sous-estimée ", souligne Rafael Sequeira, coordinateur international du projet archéologique Mes Aynak. Avec des spécialistes afghans formés sur le terrain par la DAFA et des équipes internationales, plus de six cents personnes ont travaillé sur le chantier. " L'Unesco assiste depuis un an le gouvernement afghan dans le cadre d'un programme d'archéologie préventive, de formation, documentation et conservation, qui pourrait être optimisé ", indique Maria Rita Aceitoso, représentante onusienne à Kaboul.
Vendredi 31 mars, les fouilles ont été suspendues et les bureaux scellés. Personne ne sait quand -elles vont reprendre. Il reste la moitié du secteur à explorer. Les Chinois sont-ils en train de renégocier le contrat de concession dans le fragile contexte sécuritaire qui règne sur place ? Pour l'heure, seul un baraquement bleu, cerné d'un haut mur, signale leur présence. Aucune route d'accès n'a été aménagée pour les travaux gigantesques à venir. Ni la voie ferrée promise aux Afghans, ni la centrale thermique qui devait alimenter Kaboul en électricité, ni l'unité de transformation sidérurgique, prévue elle aussi.
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