Depuis novembre, la couverture mondiale de glace de mer accuse une perte de plus de trois millions de kilomètres carrés par rapport à la moyenne 1981-2010. Par Stéphane Foucart le 29 décembre 2016 pour Le Monde.
Une équipe américaine pour la ICESCAPE mission, le 12 juillet 2011 dans l’Océan Arctique. © NASA / REUTERS
La chute est si spectaculaire qu’on croit d’abord à une erreur. Nulle confusion pourtant : au cours des quatre derniers mois de l’année, la couverture mondiale de banquise a accusé un effondrement inédit en plus de trente ans d’observations. En novembre et décembre, un déficit presque constant de plus de 3 millions de kilomètres carrés de glaces de mer a été enregistré par rapport à la moyenne 1981-2010, selon les données du National Snow and Ice Data Center (NSIDC) américain. A s’en tenir à cette moyenne, près de 20 % de la banquise mondiale manquait, fin décembre, à l’appel.
En Arctique, ce sont les fortes températures, relevées en fin d’année, qui contribuent à ralentir l’englacement de l’océan. « Sur la quasi-totalité de l’année, on est très au-dessous de la variabilité naturelle et cela surprend beaucoup de collègues, dit le climatologue Anders Levermann (Potsdam Institute for Climate Impact Research, Allemagne). C’est une situation époustouflante. »
Dans l’autre hémisphère, autour de l’Antarctique, l’entrée dans le printemps austral a, de son côté, vu une réduction abrupte des surfaces de glace qui enserrent le continent blanc.
Aux deux extrémités du monde, les phénomènes à l’œuvre sont différents. « La situation de la banquise arctique est cohérente avec les températures exceptionnelles relevées dans la région en novembre et décembre, avec des anomalies pouvant ponctuellement atteindre 20 °C au-dessus des normales, explique Christophe Cassou, chercheur (CNRS) au Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique. L’anticyclone bloqué sur la Scandinavie a contribué à faire remonter des masses d’air chaud sur l’Arctique, et à faire descendre des masses d’air polaire sur l’Eurasie, où les températures ont été, à l’inverse, inférieures aux normales. »
Mais, à cause du réchauffement en cours, ce système de vases communicants n’est pas un jeu à somme nulle. « Une configuration identique faisait remonter beaucoup moins de chaleur vers les hautes latitudes dans les années 1960 », dit ainsi Christophe Cassou.
« Rôle d’isolant thermique »
La banquise arctique est un élément important du système climatique. « D’une part elle réfléchit le rayonnement solaire, au contraire de la surface sombre de l’océan qui en absorbe la plus grande part, explique le glaciologue Mathieu Casado, chercheur (CNRS) au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. D’autre part, elle joue un rôle d’isolant thermique entre l’atmosphère et l’océan. »
Elle limite ainsi la quantité de chaleur qui est stockée dans les mers. En se réduisant comme peau de chagrin, la banquise arctique contribue donc à un phénomène régional d’amplification du réchauffement – aux hautes latitudes, les températures grimpent environ deux fois plus vite que la moyenne mondiale. La diminution rapide, depuis trois décennies, de la surface des glaces de mer arctiques cache une réalité plus sombre encore. « Ce n’est pas seulement la surface qui rétrécit mais aussi le volume, précise en effet Mathieu Casado. Les glaces pérennes, celles qui persistent d’un hiver à l’autre, ont tendance à disparaître… »
Les étendues blanches de l’océan le plus septentrional du monde ne sont pas déconnectées des régions tempérées. « Les gens pensent que l’Arctique est très lointain et qu’il ne nous concerne que peu, mais ce n’est pas vrai, dit Anders Levermann. Les différences de températures entre l’Arctique et les tropiques peuvent modifier la circulation atmosphérique et favoriser les événements extrêmes sur l’Europe et l’Amérique du Nord. » En particulier, un Arctique chaud est suspecté d’affaiblir le jet-stream – ce courant atmosphérique d’altitude qui circule autour des régions polaires. « Or, cet affaiblissement du jet-stream est une condition favorable à l’installation de situations météorologiques dites de blocage », poursuit Anders Levermann.
Ces configurations, où de hautes pressions stagnent sur une même zone, favorisent les canicules ou les épisodes de pollution atmosphérique – comme celui qui a touché la France début décembre –, voire, en hiver, des excursions d’air polaire aux latitudes moyennes… Toutefois, rappelle Christophe Cassou, le lien de causalité avec l’élévation des températures arctiques demeure « discuté ».
« On est clairement hors des clous »
Plus encore qu’en Arctique, la réduction brutale, en novembre, des surfaces de glaces de l’océan austral a pris de court les scientifiques. « Là, on est clairement hors des clous », commente Mathieu Casado. En effet, au cours des dernières années, la banquise antarctique a eu plutôt tendance à augmenter légèrement, en dépit du réchauffement en cours. « Les mécanismes qui régissent la banquise antarctique sont très différents de ceux du Nord, explique le glaciologue Nicolas Jourdain, chercheur (CNRS) au Laboratoire de glaciologie et de géophysique de l’environnement. En particulier, les eaux de fonte des glaciers terrestres du continent réduisent la salinité des eaux, favorisant ainsi leur gel. »
D’autres phénomènes sont aussi avancés, comme l’intensification du régime des vents autour des régions polaires australes, qui permettent à la banquise de s’étendre. « En fin d’année, ce régime de vent a changé, et a eu au contraire tendance à rapprocher les glaces du continent », explique M. Jourdain.
L’effondrement de la banquise antarctique ouvre des questions sur un possible changement de régime. « A ce stade, les scientifiques se grattent la tête, et se demandent s’il s’agit simplement d’une excursion erratique, ou du début de la tendance à la baisse à laquelle nous devons nous attendre », confie Axel Schweiger, directeur du Polar Science Center de l’université de Washington. « Il est actuellement impossible de savoir s’il ne s’agit que d’un point aberrant sur la courbe ou d’un début de tendance », renchérit Mathieu Casado.
Comportement capricieux
Le comportement des banquises antarctique et arctique face à l’élévation des températures est l’une des clés du réchauffement à venir ; il est très délicat à prévoir. « La banquise fait partie de ce que nous avons le plus de mal à modéliser, confie Jérôme Weiss, chercheur (CNRS) à l’Institut des sciences de la Terre de Grenoble, spécialiste des modèles de glace de mer. En particulier, nous ne parvenons pas à bien simuler les propriétés mécaniques de la glace, ni à représenter les mares de fonte qui se forment en été à sa surface et qui, en absorbant plus de rayonnement solaire, accélèrent sa disparition. »
Signe des difficultés à simuler le comportement capricieux de ces grandes plaques de glace flottantes, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a fait évoluer ses projections de manière importante. Dans son rapport de 2007, il anticipait la disparition de la banquise arctique, à la fin de l’été, pour la fin du XXIe siècle, en l’absence de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Six ans plus tard, le GIEC ramenait cette prévision vers le milieu du siècle. « Les prévisions des modèles, donnant le premier été sans banquise [dans l’Arctique] entre le milieu et la fin du siècle, sont encore ce que nous avons de mieux comme estimation, conclut Axel Schweiger. Mais si les taux de pertes que nous observons actuellement se poursuivent, nous y serons plus tôt. »