Propos recueillis par Marie Charrel le 12 septembre 2016 pour Le Monde Économie
Taux de chômage élevé, croissance faible, montée des populismes : pour le Prix Nobel d’économie (2001) Joseph Stiglitz, l’euro est responsable des principaux maux dont souffre aujourd’hui la zone monétaire européenne. Et conduira, si rien ne change, les pays membres dans l’impasse, prévient-il.
Question : Vous décrivez l’euro comme un échec économique. Quelles erreurs avons-nous commises ?
Joseph Stiglitz : Les malfaçons de la monnaie unique remontent à sa création. En 1992, les Européens ont imaginé qu’une union monétaire, où les pays ne seraient plus en mesure d’ajuster leurs économies par les taux de change et les taux d’intérêt, fonctionnerait néanmoins tant que les gouvernements maîtriseraient leurs finances publiques et que l’inflation serait sous contrôle. Ils ont donc instauré des règles budgétaires strictes et une banque centrale veillant sur les prix. Ils imaginaient que le marché corrigerait les autres déséquilibres. Ils avaient tort. L’euro n’a pas apporté la prospérité promise, mais la division et la divergence. Pire, il a aggravé les choses lorsque la crise a frappé.
Q : « Pendant la crise, les pays du sud de la zone euro n’ont pas pu dévaluer leur devise pour dynamiser leurs exportations » Pourquoi ?
Pendant la crise, les pays du sud de la zone euro n’ont pas pu dévaluer leur devise pour dynamiser leurs exportations et soutenir leurs économies. Ils ont dû réduire les salaires pour tenter de regagner de la compétitivité, tandis que le chômage a explosé. Face à cette situation, les jeunes diplômés ont massivement émigré, privant leur pays d’une précieuse ressource. Austérité oblige, les gouvernements ont cessé d’investir dans les infrastructures et l’éducation, ce qui a affaibli leur croissance future. Il est urgent de briser ce cercle vicieux.
Q : « Plus la zone euro tarde à accomplir les réformes nécessaires, plus le risque qu’une nouvelle crise frappe » La zone euro a renforcé ses institutions depuis la crise, notamment en instaurant l’union bancaire. N’est-ce pas suffisant ?
Non. Le troisième pilier de l’union bancaire, par exemple, à savoir l’assurance commune des dépôts, est encore inexistant. Certains États rechignent à le mettre en œuvre. Or plus la zone euro tarde à accomplir les réformes nécessaires, plus le risque qu’une nouvelle crise frappe et que des pays soient tentés de quitter la monnaie unique sera grand.
Q : Quelles devraient être les priorités ?
Achever l’union bancaire et mettre en place une forme de mutualisation des dettes publiques. Mais aussi, créer un fonds européen de solidarité pour la stabilisation, qui aiderait les pays confrontés à une récession. Il existe aujourd’hui des fonds structurels soutenant les États intégrant l’Union européenne. Pourquoi cesser de les aider une fois qu’ils sont à l’intérieur ? Enfin, il est crucial d’assouplir les règles budgétaires, afin que les États ne soient pas contraints de tailler dans les dépenses d’avenir pendant les récessions.
Q : « Une forme de budget européen, plus ambitieux que celui d’aujourd’hui, est indispensable. » Vous appelez à augmenter les dépenses publiques. Où trouver l’argent ?
Une forme de budget européen, plus ambitieux que celui d’aujourd’hui, est indispensable. Les revenus pourraient provenir d’un petit impôt progressif instauré sur les particuliers et les entreprises. Cela aurait un double avantage : créer des recettes publiques européennes, mais aussi harmoniser les pratiques des États en la matière. Cela aiderait, au passage, à réduire la concurrence fiscale pratiquée notamment par l’Irlande et le Luxembourg. En outre, une base fiscale européenne commune crédibiliserait l’émission d’obligations européennes.
Joseph Stiglitz en entretien avec des journalistes de la presse internationale, en juillet 2015. GUIA BESANA POUR LE MONDE
Q : Émettre des obligations européennes à l’heure où les gouvernements peinent à se faire confiance semble utopique…
L’argument du manque de confiance entre pays est une misérable excuse. Il est parfaitement possible d’émettre de la dette en commun tout en instaurant des règles qui limitent les excès et assurent la bonne gestion des finances publiques des membres.
Q : Quel est le problème avec la Banque centrale européenne (BCE) ?
Son mandat, à savoir assurer que l’inflation se rapproche de la cible de 2 %, est trop étroit. Il a conduit à de grossières erreurs, comme celle d’avoir relevé le taux directeur en 2011, en plein cœur de la crise. La mission de la BCE devrait être élargie à la croissance et à l’emploi, avec une grande flexibilité selon les périodes. Aujourd’hui, la priorité devrait être la baisse du chômage.
Q : Vous évoquez la possibilité d’un « divorce à l’amiable » entre pays membres. Comment se déroulerait-il ?
Si elle est organisée, une sortie de la zone euro par l’un des pays membres pourrait se passer dans de bonnes conditions. Plusieurs cas de figure sont possibles. Si l’Allemagne sortait, la valeur de l’euro pour les autres pays membres baisserait automatiquement, ce qui soutiendrait leurs exportations. L’Allemagne, elle, profiterait d’une monnaie plus forte, ce qui allégerait le poids de sa dette, toujours libellée en euros. « L’exemple de l’Argentine montre à quel point un pays libéré du fardeau de la dette (...) peut prospérer économiquement. » Si un pays tel que la Grèce sortait, il verrait automatiquement la valeur de sa devise s’effondrer – ce qui regonflerait sa compétitivité. En revanche, le poids de sa dette publique, toujours en euros, s’envolerait. Une restructuration de celle-ci serait donc inévitable : si elle est bien négociée, cela se déroulerait sans difficulté majeure. L’exemple de l’Argentine montre à quel point un pays libéré du fardeau de la dette, retrouvant au passage la pleine maîtrise de son taux de change, peut prospérer économiquement.
Q : Mais l’Argentine est aujourd’hui en plein marasme !
Après 2002, lorsque Buenos Aires a fait faillite et est reparti de zéro, le pays a enregistré une croissance forte, de 8 % par an, jusqu’en 2008. Les difficultés actuelles du pays sont liées aux erreurs de pilotage économique qui ont suivi.
Q : Un pays quittant la monnaie unique ne serait-il pas immédiatement attaqué par les spéculateurs ?
La zone euro vit déjà sous la menace permanente des spéculateurs. Si le non l’emportait au référendum italien sur la réforme constitutionnelle, organisé cet automne, par exemple, les spéculateurs s’en prendraient probablement aux banques du pays, très fragiles. Mais il existe des outils pour se protéger de telles attaques, comme le contrôle des capitaux. L’Islande y a eu recours en 2008 pour protéger sa devise, et son économie se porte aujourd’hui très bien. « L’adoption d’une monnaie électronique (...) faciliterait le suivi des transactions financières. Le cash est tellement XXee siècle ! »
Q : Vous suggérez qu’en cas de sortie de l’euro la Grèce adopte une monnaie électronique. Comment faire, dans ce pays où le cash est roi ?
Le cash est tellement XXe siècle ! Dans certains pays, notamment dans le nord de l’Europe, il a déjà quasiment disparu. Les particuliers utilisent le paiement sans contact, les entreprises font des virements… En la matière, les habitudes changent vite. L’adoption d’une monnaie électronique en Grèce, comme dans toute l’Europe, faciliterait le suivi des transactions financières. Elle limiterait les possibilités de fraude et d’évasion fiscale.
Q : En matière de divorce, le Brexit constitue un premier test. Comment gérer correctement une sortie britannique de l’Union européenne ?
Le risque serait de vouloir rendre la séparation très douloureuse pour le Royaume-Uni, afin que l’exemple britannique serve de repoussoir aux autres pays membres tentés par une sortie. Cela signifierait que le ciment de l’Union européenne est la peur plutôt que la solidarité. Ce serait un très mauvais signal. Les dirigeants européens devront trouver une nouvelle forme d’intégration économique avec les Britanniques, qui correspondra aux exigences de chacun et profitera à tous. Dans le cas contraire, tout le monde sera perdant.
Q : Outre le divorce à l’amiable, vous évoquez la possibilité d’un « euro flexible ». Comment fonctionnerait-il ?
L’idée serait de faire une pause au sein de l’union monétaire, afin de prendre le temps d’instaurer les réformes assurant la viabilité de la monnaie unique. D’ici là, deux, trois ou quatre groupes de pays homogènes se créeraient au sein de la zone euro, utilisant un euro différent, avec un taux de change différent. Une fois les réformes adoptées, ils retrouveraient la même monnaie, mais cette fois dans des conditions assurant la prospérité de tous.
Q : Cela ne résoudrait pas tous les problèmes de la zone euro, tels que les excédents courants ou le manque d’investissement de l’Allemagne, souvent pointés du doigt comme une source de déséquilibre. Que faire ?
L’excédent courant allemand signifie qu’en face, un ou plusieurs pays enregistrent un déficit, et c’est une mauvaise chose pour tout le monde. Instaurer une taxe sur les excédents serait une façon d’inciter Berlin à agir en la matière.
Q : Début août, vous avez quitté le comité de transparence du Panama, créé par le pays pour rendre son système financier plus transparent après le scandale des « Panama Papers ». Pourquoi ?
C’est très simple. Moi et l’expert anti-corruption, Mark Pieth, avions demandé une chose au gouvernement panaméen, à savoir que nos rapports d’enquête sur le système financier du pays soient rendus publics. Le gouvernement a refusé. Nous avons donc démissionné. Je doute que la volonté de transparence du président panaméen soit aussi solide qu’il ne l’affiche.
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