Des prélèvements seront conservés en Antarctique durant des siècles
Des scientifiques forent la glace avec un carottier au col du Dôme, dans le massif du Mont-Blanc. SARAH DEL BEN/WILD TOUCH/FONDATION UGA
Par Pierre Le Hir, envoyé spécial du Monde à Chamonix Mont-Blanc (Haute-Savoie)
De la gare d’arrivée du téléphérique de l’aiguille du Midi (3 842 mètres) dominant la vallée de Chamonix, le regard cogne d’abord contre un enchevêtrement de parois englacées et d’arêtes rocheuses. Puis il s’envole, sur une ligne d’horizon d’un bleu sans nuage, vers les courbes du col du Dôme (4 300 mètres), sur la voie classique de l’ascension du mont Blanc. Ce mercredi 24 août, le grand beau est de sortie et l’on distingue, sur la neige étincelante, de minuscules taches sombres.
Ce sont les tentes où, depuis la mi-août, bivouaquent une douzaine de chercheurs (des Français, des Italiens, un Américain et un Russe) engagés dans une extraordinaire aventure scientifique : le projet « Protecting Ice Memory », conçu par les laboratoires de glaciologie de l’université de Grenoble, du CNRS et de l’université Ca’Foscari de Venise. Il s’agit de prélever des échantillons glaciaires dans les différents massifs du monde et de les acheminer en Antarctique, afin de préserver la mémoire des glaces pour les générations futures.
« Valeur inestimable »
Le col du Dôme est le premier site retenu pour cette entreprise mémorielle, explique le chef de la mission, Patrick Ginot, de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Près d’une tonne d’équipement y a été déposée par hélicoptère, une base de vie aménagée, un carottier (instrument de forage) installé. Les échantillons remontés à la surface, par section d’un mètre, sont placés dans des caisses isothermes, avant d’être descendus par hélicoptère dans la vallée, où un camion frigorifique les achemine jusqu’à une chambre froide près de Grenoble.
« Jusqu’ici, la manip a vraiment bien marché, se félicite le chercheur. Alors que nous avions prévu cinq jours par carottage, deux jours et demi nous ont suffi. Sauf mauvaise surprise, à la fin de la semaine, nous plions bagage. » Une carotte de 126 mètres – l’épaisseur de la glace jusqu’au socle rocheux – a déjà été retirée voilà quelques jours. Une deuxième, de 129 mètres, a suivi. Une troisième doit encore être extraite.
L’un des trois échantillons sera analysé par des équipes de Grenoble et de Venise, afin de déterminer la composition physico-chimique de ses différentes strates et d’établir ainsi une base de données de référence. Les deux autres mettront le cap vers l’Antarctique, en 2020 si tout se passe comme prévu. Ils rejoindront, sur les hauts plateaux du continent blanc, la base scientifique franco-italienne Concordia, à 3 233 mètres d’altitude. Ils y seront stockés dans une cavité creusée sous la neige, à une température moyenne de − 54 °C qui garantira leur conservation pour les décennies, voire les siècles à venir.
Ce « congélateur » naturel devrait par la suite recevoir de nouvelles carottes, issues de différents glaciers continentaux. Les prochains forages, encore plus acrobatiques, doivent être réalisés en 2017 sur le glacier bolivien de l’Illimani, à 6 432 mètres. D’autres pays (Allemagne, Autriche, Brésil, Canada, Chine, États-Unis, Népal, Russie ou Suisse) envisagent de s’associer à l’initiative. Ainsi se constituera une bibliothèque mondiale d’archives glaciaires, « d’une valeur inestimable » aux yeux du climatologue français Jean Jouzel, ancien vice-président du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat.
« Les glaciers sont des livres d’histoire, image Jérôme Chappellaz, chercheur CNRS au Laboratoire de glaciologie et de géophysique de l’environnement. En déchiffrant leur alphabet, on peut reconstituer le passé de notre planète. » Au fur et à mesure qu’elle se dépose, année après année, la neige ensevelit en effet avec elle de multiples informations sur le climat, l’environnement ou les pollutions ambiantes. Plus l’on creuse profond et plus l’on remonte dans le temps. Les presque 130 mètres des échantillons remontés du col du Dôme vont ainsi permettre d’explorer une période d’un siècle et demi.
Les scientifiques ont appris à faire parler ces archives. En particulier, la température qui prévalait au moment où sont tombés les cristaux de neige se déduit de la proportion des différentes formes (isotopes) de l’oxygène et de l’hydrogène des molécules d’eau qui les composent. En se tassant, les grains de neige emprisonnent aussi des bulles d’air, dont on peut mesurer a posteriori la composition gazeuse. C’est cette méthode qui a permis d’établir une corrélation entre la température planétaire et la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre.
Ce n’est pas tout. La neige retient aussi des impuretés, poussières, particules ou aérosols, qui sont autant de témoins des activités humaines. De précédents carottages au col du Dôme ont mis en évidence la présence de divers polluants – oxydes de soufre, oxydes d’azote ou métaux lourds – attestant du développement industriel des vallées alpines au XXe siècle.
On trouve encore, couchés sur ces froids registres, des organismes biologiques, virus et bactéries. Ou encore des radioéléments. « Dans un carottage effectué en 1994, relate Jérôme Chappellaz, on voit, à 30 centimètres de profondeur, un pic très net de césium 137, trace du passage du nuage radioactif de Tchernobyl en avril 1986. »
Archéologie préventive
Gardiens immémoriaux de notre histoire, les glaciers reculent pourtant presque partout sur le globe, devant les coups de boutoir du réchauffement. Avant la fin du siècle, tous les domaines englacés situés en dessous de 3 500 mètres, dans les Alpes, et de 5 400 mètres, dans les Andes, auront probablement disparu. Sans même attendre cette débâcle, s’inquiète le chercheur, « la hausse des températures va entraîner, dans les toutes prochaines années, une percolation de l’eau de fonte à l’intérieur des glaciers, qui va les altérer irrémédiablement ».
Des pages uniques de notre histoire commune vont ainsi s’effacer à tout jamais. Ce qui donne tout son sens au projet de conservatoire antarctique. Ce programme, porté par la Fondation Université Grenoble-Alpes, n’en est cependant qu’à ses prémices. Il lui faut, d’abord, boucler le budget de 3 millions d’euros nécessaire à ses cinq premières années de fonctionnement, avec le concours de mécènes et le lancement, à l’automne, d’une campagne de financement participatif. Il lui faut, ensuite, mettre en place une gouvernance mondiale du futur sanctuaire polaire.
Comment, dans les temps à venir, les chercheurs exploiteront-ils les échantillons glaciaires sauvés du désastre ? Quelles « trouvailles scientifiques totalement inédites », ainsi que l’escompte Jean Jouzel, feront-ils alors, en utilisant des technologies probablement plus avancées ? « Nul ne le peut le dire aujourd’hui », répond Jérôme Chappellaz.
C’est aussi ce qui fait la beauté de ce projet. Une beauté glaçante en vérité, qui voit les scientifiques contemporains contraints, pour conjurer l’oubli, à une forme d’archéologie préventive. Peut-être nos descendants s’émerveilleront-ils du génie des scientifiques qui, au début du XXIe siècle, eurent l’idée de confier à la calotte antarctique la mémoire de leur civilisation. Sans doute songeront-ils aussi, avec effarement, à la folie destructrice de leurs ancêtres, incapables de préserver une planète tempérée où l’on pouvait encore croire les neiges éternelles.
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