Par Pierre Le Hir, pour Le Monde le 26 mai 2016
Le président de l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN), Pierre-Franck Chevet, avait déjà alerté au début de l’année. Il a renouvelé sa mise en garde à l’occasion de la présentation devant l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), mercredi 25 mai en fin d’après-midi, du rapport sur l’état de la sûreté et de la radioprotection en France en 2015. « En matière de sûreté, a-t-il martelé à plusieurs reprises, les enjeux sont sans précédent, dans un contexte préoccupant pour l’avenir. »
Certes, estime-t-il, pour les installations nucléaires en exploitation, « la situation est plutôt globalement bonne ». Ce qui signifie que l’année écoulée « n’a pas connu d’incident majeur touchant directement la sûreté ». Un total de 774 « événements significatifs » n’en a pas moins été déclaré, dont 586 au titre de la sûreté, 109 au titre de la radioprotection et 79 au titre de la protection de l’environnement. Dans 67 cas, l’événement a été classé au niveau 1 (anomalie) sur une échelle de gravité qui compte sept niveaux, un cas seulement étant classé au niveau 2 (incident) : le 18 août, sur le site du Blayais (Gironde), un travailleur d’une entreprise prestataire d’EDF a été irradié lors d’un arrêt programmé.
Ce satisfecit d’ensemble recouvre toutefois des disparités. Parmi les dix-neuf centrales françaises, trois se distinguent positivement : Penly (Seine-Maritime), Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher), mais aussi Fessenheim (Haut-Rhin), la doyenne des installations hexagonales, dont le gouvernement a promis la fermeture. A l’inverse, deux centrales, Cruas (Ardèche) et Gravelines (Nord), sont plus mal notées que la moyenne. Pour l’une comme pour l’autre, « des améliorations sont nécessaires, en termes de pratique quotidienne d’exploitation », juge l’ASN. S’ajoute à ces cancres l’usine d’assemblage de combustibles FBFC de Romans-sur-Isère (Drôme), filiale d’Areva, que le gendarme du nucléaire a décidé de maintenir « sous surveillance renforcée ».
« Contexte préoccupant pour l’avenir »
Surtout, souligne dans son rapport le collège, c’est-à-dire le directoire de l’ASN, « le jugement positif pour 2015 mérite d’être nuancé, car il s’inscrit dans un contexte préoccupant, porteur d’inquiétudes pour l’avenir ». La charge de travail s’accumule en effet pour l’autorité de contrôle, avec, souligne M. Chevet, « un calendrier plus que tendu ». Les 58 réacteurs du parc atomique français ont été mis en service, pour la plupart, dans les années 1980. Ils approchent donc de leurs quarante ans de fonctionnement, durée de vie pour laquelle ils ont été conçus. Leur éventuelle prolongation sera décidée au terme de leur quatrième visite décennale, un examen de sûreté très poussé que le réacteur de Tricastin 1 (Drôme) sera le premier à passer, en 2019.
Jusqu’ici, l’ASN annonçait qu’elle donnerait, à la fin de 2018, un premier avis « générique » sur le possible maintien en activité au-delà de quarante ans. Cette échéance pourrait être repoussée à « début 2019 », a indiqué mercredi son président. L’accord ne sera ensuite donné qu’après une inspection approfondie de chaque réacteur, l’autorité de sûreté ayant déjà prévenu que « la prolongation au-delà de quarante ans n’est nullement acquise ». Ce n’est pas tout. L’ASN devra aussi passer en revue, d’ici à la fin de 2017, une cinquantaine d’installations nucléaires elles aussi vieillissantes, relevant d’Areva, pour la fabrication et le retraitement du combustible, ou du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), pour les laboratoires de recherche. S’y ajoutent les travaux de renforcement du parc décidés après l’accident de Fukushima de mars 2011, qui ne seront achevés que « dans cinq à dix ans ».
Face à tous ces chantiers, l’ASN s’inquiète des « difficultés financières, économiques ou budgétaires » des grands opérateurs de la filière nucléaire, Areva, EDF mais aussi le CEA. Une situation qui, redoute M. Chevet, « peut conduire à ce que des investissements de sûreté ne soient pas faits ou soient retardés ». Il s’inquiète aussi de la difficulté de ses équipes, ainsi que de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), à faire face à toutes leurs missions d’expertise et de contrôle, faute d’effectifs suffisants. Les deux organismes ont obtenu de l’Etat trente postes supplémentaires sur trois ans, mais l’ASN chiffre ses besoins à « 140 ou 150 personnes supplémentaires ». En l’état actuel, prévient-il, « nous n’avons pas les moyens de tout faire ».
Imprévus
D’autant que des dossiers imprévus ont surgi. D’abord, les anomalies « sérieuses » de la cuve de l’EPR en construction à Flamanville (Manche). Les défauts (un excès de carbone dans l’acier du couvercle et du fond de la cuve, qui fragilise ces calottes) se sont révélés plus graves que prévu. Areva et EDF doivent mener des essais complémentaires pour garantir la fiabilité de ces composants cruciaux. Les résultats sont annoncés pour la fin de l’année, et l’ASN aura ensuite besoin de « quatre à six mois » pour les passer au crible.
Ensuite, les irrégularités constatées dans le contrôle de fabrication d’environ 400 pièces produites depuis 1965 dans l’usine du Creusot (Saône-et-Loire) d’Areva, dont une soixantaine seraient en service dans le parc nucléaire français. EDF et Areva se sont montrés rassurants, en affirmant que la sûreté d’aucun réacteur n’était en cause. Mais l’ASN n’a pas encore reçu toutes les données et, prévient M. Chevet, « leur expertise prendra pas mal de temps ». L’autorité de contrôle demande que des vérifications soient aussi menées sur les pièces sorties des usines d’Areva de Chalon-Saint-Marcel et de Jeumont.
Dans ce contexte, le président de l’Opecst, Jean-Yves Le Déaut, député (PS) de Meurthe-et-Moselle, a proposé à ses collègues une motion demandant au gouvernement, d’une part d’affecter à l’ASN les 150 postes réclamés, d’autre part de supprimer les annulations de crédits visant, parmi les grands organismes de recherche, le CEA, engagé dans un vaste programme de démantèlement d’installations nucléaires civiles et militaires.
Enfin, interrogé sur les éventuelles conséquences, en matière de sûreté, de l’appel à la grève lancé par la CGT auprès des personnels des centrales nucléaires, M. Chevet a rappelé que les conditions du droit de grève dans ce secteur sont « encadrées, avec des effectifs minimaux et des règles normales de fonctionnement ». Ajoutant : « A ce stade, ce n’est pas un sujet qui m’inquiète. »
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