Trois ans après la mort de Rémi Fraisse, tué le 26 octobre 2014 par une grenade lancée par un gendarme, aucun représentant des forces de l’ordre ni aucun responsable public n’est poursuivi. Le maréchal des logis J., auteur du tir meurtrier, a été entendu en tant que témoin assisté en mars 2016. Et en juin 2017, le parquet de Toulouse a requis un non-lieu. Les deux juges d’instruction toulousaines à qui a été confiée l’information judiciaire ouverte à la suite de la mort du militant écologiste, âgé de 21 ans, doivent encore décider de suivre le parquet ou non.
Alors que plus d’une centaine de personnes se sont rassemblées en hommage à Rémi Fraisse à Sivens (Tarn) le dimanche 22 octobre, le militant écologiste Ben Lefetey, porte-parole du collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet, dénonce « une double justice à Sivens », sévère pour les opposants au barrage, laxiste pour les pro-barrage et les forces de l’ordre. Trois ans après les faits, les chiffres démontrent que cette dénonciation n’a rien d’une vue de l’esprit. En vérifiant et en analysant les données recueillies par les militants anti-barrage, on s’aperçoit que la quasi-intégralité des plaintes déposées par les opposants au barrage ont été classées sans suite par le parquet d’Albi, alors que des dizaines d’entre eux ont été jugés et condamnés, souvent en comparution immédiate, à Albi et à Toulouse. Même si chaque procédure est unique, le déséquilibre est flagrant.
- Quel est le sort réservé aux opposants au barrage, aux pro-barrage et aux forces de l’ordre ? Survolez les bulles et déroulez le menu de l’infographie pour en savoir plus sur le profil des auteurs et des victimes, les faits reprochés, leur date, leur qualification, ainsi que leur issue judiciaire (voir notre Boîte noire).
Sur 70 opposants au barrage de Sivens jugés à Albi ou Toulouse entre août 2014 et novembre 2015, 53 ont été condamnés, dont 13 à de la prison ferme. Dix ont été relaxés. Pour sept d’entre eux, nous n’avons pas réussi à connaître la décision de justice.
Au contraire, sur les 50 plaintes connues déposées par des opposants au barrage pour des interpellations violentes, des agressions par des pro-barrage ou des dégradations en août 2014 et octobre 2016, la quasi-intégralité des plaintes (46) ont été classées sans suite par le parquet d’Albi. Pour deux, l’issue est inconnue. Et dans deux autres cas, deux informations judiciaires ont été ouvertes, celles concernant la mort de Rémi Fraisse et la blessure à la main d’une jeune militante, Elsa Moulin.
Dans cette dernière affaire, un gendarme a été mis en examen pour « violences volontaires ». Le 7 octobre 2014, le maréchal des logis-chef V. avait grièvement blessé cette éducatrice spécialisée de 25 ans en lançant une grenade de désencerclement dans la caravane où elle s’était réfugiée. Les deux juges d’instruction de Toulouse chargées de l’enquête ont notifié aux parties la fin de l’instruction début octobre 2017.
À notre connaissance, seul un pro-barrage a été condamné et à la suite d’une plainte de la société Vinci. Il s’agit d’un agriculteur, considéré comme le leader des agriculteurs de la vallée du Tescou, qui, en janvier 2015, avait bloqué la circulation sur la rocade de Montauban avec une vingtaine de tracteurs. L’agriculteur a été condamné le 10 novembre 2015 à quatre mois de prison avec sursis par le tribunal de Montauban.
La plupart des plaintes des opposants au barrage n’ont pourtant rien de fantaisiste. Le 23 octobre 2016, lors du précédent hommage à Rémi Fraisse sur le site de Sivens, trois jeunes filles ont ainsi été légèrement blessées au couteau par un pro-barrage. Léa, 21 ans, et Swanna, 28 ans, qui ont une ITT (incapacité totale de travail) d’un jour, sont allées déposer une plainte le soir même à Albi, car les gendarmes sur place ont refusé de la recevoir.
Des témoins ont vu la scène. L’agresseur est rapidement identifié comme un pro-barrage, frère d’une adjointe au maire de Lisle-sur-Tarn, secrétaire générale de l’association Vie eau Tescou, créée pour défendre le projet de barrage. La scène a été filmée. Selon le procès-verbal des gendarmes de Gaillac chargés de l’enquête préliminaire, la vidéo montre l’accusé « l’air menaçant […] esquisser un mouvement circulaire avec ses mains en direction de jeunes femmes » puis « tenir dans sa main droite un objet pouvant ressembler au manche d’un couteau de type Opinel ». On entend « plusieurs personnes » répéter : « Il a un couteau. » Puis, « quand il s’aperçoit qu’il est filmé, il dissimule sa main dans son dos », décrit un enquêteur.
Plusieurs témoins, auditionnés par les gendarmes, ont par ailleurs vu l’homme tenir le couteau avec du sang sur la main et l’ont identifié sur capture d’écran. Entendu en audition libre et confronté à cette vidéo, l’homme reconnaît qu’il tenait bien un couteau Opinel, mais selon lui fermé dans la main. Lors d’une confrontation le 28 décembre 2016 avec les trois jeunes filles, il continue à nier toute violence. À l’issue de leur enquête, les gendarmes jugent cependant « qu’il existe une ou plusieurs raisons plausibles de présumer » que « l’infraction de violences avec armes et ITT de moins de huit jours » puisse « être retenue contre lui ». Malgré cela, l’ex-procureur de la République d’Albi Claude Dérens, qui a depuis été muté comme avocat général à Limoges, classe l’enquête sans suite le 10 février 2017 pour « infraction insuffisamment caractérisée ». Contacté, Claude Dérens nous a indiqué que n’étant plus en poste à Albi depuis septembre 2017, il ne lui était pas possible de nous répondre.
« On voit qu’il y a deux poids deux mesures, estime toutefois Christian Pince, membre du collectif Les amis des Bouilles et ingénieur retraité de Lisle-sur-Tarn. Quand une plainte pour violence est déposée par un pro-barrage, la justice est beaucoup plus efficace. » Le 24 mars 2015, pour des faits comparables, le tribunal de grande instance d’Albi avait ainsi condamné deux zadistes, accusés d’avoir blessé à la main un agriculteur pro-barrage (dix jours d’ITT). Lors d’un blocus organisé sur le site par des agriculteurs de la FDSEA début mars 2015, une rixe avait éclaté entre cinq zadistes et l’agriculteur soutenu par son cousin. L’un des deux zadistes avait écopé de trois mois de prison avec sursis. À l’audience, Claude Dérens, le même procureur, avait réclamé six mois avec sursis contre lui…
Autre cas, celui de Sylvain, un militant anti-barrage de 38 ans, qui avait déposé en décembre 2014 une plainte extrêmement détaillée concernant des violences et dégradations commises par les gendarmes à la « Maison des druides », une vieille bâtisse déclarée lieu pacifiste, sans alcool, drogue, ni produit d’origine animale sur le site de Sivens. À une douzaine de reprises à l’automne 2014, des gendarmes y sont intervenus de façon violente, malgré l’absence à l’époque de toute décision de justice d’expulsion. « Ils nous mettaient à l’écart, vidaient toutes nos affaires puis brûlaient tout », dit Sylvain, vidéo à l’appui. Il affirme avoir été matraqué à deux reprises (trois et cinq jours d’ITT).
Là encore, l’enquête, confiée à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), a été classée sans suite par le procureur Dérens. Malgré une décision de justice annulant la déclaration d’utilité publique du barrage de Sivens le 1er juillet 2016, le jeune homme est en revanche toujours sommé par le département du Tarn de lui payer les quelque 6 000 euros engagés en frais d’huissier pour l’expulsion de la « Maison des druides », une parcelle du département sur le site de Sivens.
« Une volonté manifeste de ne pas enquêter »
Claire Dujardin, avocate de Sylvain ainsi que de Léa et Swanna, les deux jeunes femmes plus récemment blessées, envisage de déposer des plaintes avec constitution de partie civile pour obtenir l’ouverture d’informations judiciaires. « Quel ordre public protège la justice ?, demande-t-elle. Il n’y a aucun intérêt général à protéger des pro-barrage qui sont une partie privée. »
Beaucoup des plaintes déposées sont passées entre les mains de cette avocate historique des opposants au barrage. « Au départ, à l’été 2014, il s’agit d’actes gratuits de gendarmes sur la ZAD de Sivens, comme des coups de tête ou des insultes sexistes, puis les plaintes décrivent des faits de plus en plus violents, l’usage de lanceurs de balles de défense (LBD) et de grenades, et cela se termine par la mort de Rémi Fraisse, décrypte l’avocate. Ces plaintes, qui venaient alerter sur la situation et auraient dû permettre d’anticiper la suite des événements, n’ont pas été prises en compte. »
Dans la plupart des copies de procédures contre les forces de l’ordre classées sans suite qu’elle a obtenues, Claire Dujardin note « une volonté manifeste de ne pas enquêter ». « On se rend compte qu’aucun acte d’enquête n’a été réalisé, aucune recherche d’identité, aucune demande pour savoir quel gendarme était en exercice le jour des faits dénoncés », décrit-elle.
Pire : lorsque début 2015 les pro-barrage « se sont organisés en milices, là non plus il n’y pas eu de poursuites ». « C’est très inquiétant, estime l’avocate. Les dernières plaintes étaient pourtant très circonstanciées. Lors du blocus de Sivens organisé par la FDSEA début mars 2015, les pro-barrage ont agressé des automobilistes sur la route, ont séquestré des gens chez eux ou dans leurs voitures, et des gendarmes étaient présents. » Une vidéo amateur, tournée le 4 mars 2015, montre des agriculteurs menaçants et armés de bâtons bloquant une départementale près de Sivens, puis frappant une voiture sans aucune réaction des gendarmes présents.
« Les gendarmes ont été témoins de plusieurs agressions par des pro-barrage et ont laissé repartir les agresseurs sans aucun contrôle d’identité », confirme Ben Lefetey, auteur de Sivens, un barrage contre la démocratie (Les Petits matins, mars 2015). Le militant écologiste, qui habite Gaillac, a lui-même fait l’objet de nombreuses menaces de pro-barrage, sans aucune réaction de la justice. Le 14 septembre 2014, lors d’une manifestation anti-Sivens, un militant pro-barrage lui a cassé un doigt en voulant le jeter sous un camion. « Un gendarme motard m’a laissé avec mon agresseur (et de nombreux témoins qui auraient pu lui confirmer l’agression et la menace de mort) en me disant : “C’est tout ce que vous méritez”, avant de repartir accompagner le convoi de machines du chantier », affirme-t-il. Plainte classée pour « auteur inconnu ». Le mois suivant, sa maison a été taguée : « Ici vit Ben Laden. » Sa plainte a également été classée sans suite le 8 avril 2015, faute d’identification de l’auteur de l’agression. Lorsque deux sites Internet pro-barrage ont conseillé de s’en prendre à sa « Logan grise », en donnant son adresse à Gaillac, d’appliquer à ce « parasite de l’humanité » la loi du Talion, « vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied ». La justice n’a pas plus réagi. Sa plainte a elle aussi été classée sans suite pour « auteur inconnu », alors que les deux sites sont toujours en ligne.
« Il y a eu dès août 2014 la volonté de discréditer les opposants au barrage, avec chaque fois des communiqués de la préfecture les faisant passer pour des gens violents afin de justifier la répression brutale, se souvient Ben Lefetey. D’abord, les gendarmes ont cherché à fatiguer moralement et physiquement les zadistes. Puis à partir du 8 septembre, quand quelque 200 personnes occupent le site, les autorités décident de monter la répression d’un cran. Les gendarmes n’hésitaient pas à demander aux bûcherons d’abattre des arbres où des zadistes avaient grimpé. Ils ont saccagé des habitations, mis le feu aux affaires, lancé une grenade dans une caravane. » Selon Ben Lefetey, cette partialité judiciaire a eu des conséquences très graves. « La mort de Rémi Fraisse intervient dans la continuité de cette montée de la violence, demeurée impunie malgré nos plaintes », estime-t-il.
La mise en garde n’a rien d’anachronique. À Bure, où les militants antinucléaire s’opposent au projet Cigéo d’enfouissement des déchets nucléaires, la même stratégie de tension des autorités semble s’installer. Le 15 août 2017, un militant, grièvement blessé par une grenade lancée par les gendarmes, a failli perdre son pied.
Face à cette offensive judiciaire, les anti-barrage se sont organisés. Un collectif « Les Amis des bouilles » a apporté conseils juridiques et aide financière. « Notre caisse de solidarité a permis de prendre en charge près de 14 000 euros de frais d’avocat, 8 000 euros de frais de justice, une aide de 3 100 euros à la famille de Rémi Fraisse pour les frais de justice, et de dédommager à hauteur de 4 400 euros de dégâts les militants pour des affaires personnelles brûlées, vitres cassées et pneus crevés », explique Christian Pince, un des membres du collectif, ingénieur retraité de Lisle-sur-Tarn. Lui aussi regrette que la justice « ajoute foi principalement aux dépositions des gendarmes, sauf lorsqu’il y a une vidéo les démentant, comme pour Gaëtan. Et dans son cas, les gendarmes n’ont pas été poursuivis pour faux témoignage ». Condamné en comparution immédiate pour avoir fracturé la main d’un gendarme, Gaëtan, 34 ans avait été relaxé en appel, une vidéo montrant que le coup avait en fait été porté par un autre gendarme.