Les ammonitrates, engrais moins émissifs en ammoniac, produits dans des usines classées Sevezo et stockées dans les exploitations agricoles, sont le maillon faible de la politique de prévention des risques industriels. D'après Stéphane Mandard le 8 avril 2021 pour Le Monde. Lire aussi Les engrais azotés empoisonnent l'eau et l'air, La loi « aussi vite que possible » (ASAP) continue à démanteler le droit de l’environnement et La bataille de l’ammoniac.
« C’est le choix qui s’impose à tous les agriculteurs soucieux à la fois de leur rendement et de l’environnement. » Ce « choix », vanté par Yara, leader mondial des fabricants d’engrais, ce sont les ammonitrates. Moins émissifs en ammoniac que les autres types d’engrais azoté de synthèse (urée et solution azotée), certes, mais beaucoup plus dangereux, en raison de leur potentiel explosif. Les Libanais sont encore sous le choc de l’explosion du stock de 2 750 tonnes entreposé dans le port de Beyrouth, qui a ravagé la ville et tué plus de 200 personnes, le 4 août 2020. Et les Toulousains n’ont pas oublié AZF et ses 31 morts, le 21 septembre 2001.
La France est le premier consommateur d’ammonitrates (également appelés nitrates d’ammonium) en Europe et le deuxième à l’échelle de la planète. Le géant norvégien Yara possède trois sites de production en France, tous classés Seveso seuil haut : au Havre (Seine-Maritime), à Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique) et à Ambès (Gironde).
Depuis dix ans, l’usine de Montoir-de-Bretagne fait l’objet d’arrêtés préfectoraux de mise en demeure pour des rejets excessifs de poussières dans l’air et d’azote dans l’eau. La dernière remonte à juin 2020. Le site d’Ambès, à une trentaine de kilomètres de Bordeaux, est aussi visé par plusieurs mises en demeure : celle du 18 décembre 2020 reproche notamment à l’exploitant de n’avoir réalisé « aucune surveillance » des rejets de polluants atmosphériques depuis 2018.
Grandpuits, Petit-Mesnil, Mont-Cauvaire…
A Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), excédés par les émanations d’ammoniac, les riverains de l’usine Timac Agro, filiale du groupe Roullier (cinq sites en France), et des associations écologiques ont saisi la justice fin mai 2020. A Mazingarbe (Pas-de-Calais), ce sont les salariés qui se relaient pour surveiller l’immense cuve remplie de 750 tonnes d’ammoniac depuis que le patron, le groupe espagnol Maxam, a abandonné le site après la mise en liquidation judiciaire en janvier. A Grandpuits (Seine-et-Marne), la fuite d’ammoniac survenue le 6 octobre 2020 sur l’un des deux sites de production de nitrate d’ammonium de Borealis (maison mère de GPN, l’ex-AZF), tout proche de la raffinerie Total, est l’objet du premier rapport, publié mi-mars, du tout nouveau Bureau d’enquêtes et d’analyses sur les risques industriels (BEA-RI).
Le BEA-RI a été créé en décembre 2020 par le ministère de la transition écologique après l’incendie de Lubrizol. Cinq jours après l’accident, la mise à l’arrêt du deuxième site de Borealis, dans la zone portuaire de Rouen, après un problème de transformateur, avait fait craindre aux habitants un scénario à la AZF. Parmi les huit enquêtes ouvertes par le BEA-RI depuis sa création, une autre concerne les ammonitrates : l’incendie survenu le 3 décembre 2020 dans un élevage bovin à Petit-Mesnil (Aube). Environ 120 tonnes d’engrais étaient stockées près du hangar parti en fumée.
Plus récemment, le 21 mars, il a fallu près de 80 pompiers pour maîtriser un incendie dans un bâtiment agricole à Mont-Cauvaire, à 20 km de Rouen. Près de 40 tonnes d’engrais à base d’ammonitrates étaient entreposées juste à côté. Elles ont fondu sans exploser. « Il est déplorable qu’après Beyrouth il ne soit pas interdit aux agriculteurs de stocker du nitrate d’ammonium dans des bâtiments contenant des matières combustibles et inflammables, comme du foin, ou dans des bâtiments attenants », estime Jacky Bonnemains, de l’association Robin des bois.
Des exploitations non surveillées
Selon les estimations du ministère de l’écologie, entre un et dix incendies se déclareraient chaque année sur des sites de stockage d’ammonitrate, majoritairement dans des exploitations agricoles. Ces dernières sont le principal maillon faible de la politique de prévention des risques industriels. La plupart entreposent moins de 250 tonnes d’ammonitrates et échappent à toute surveillance. Seuls les sites stockant plus de 500 tonnes – ils sont 250 selon le ministère de l’écologie, dont près de 200 dépassant les 1 250 tonnes de stock – sont soumis à la réglementation sur les installations classées pour la protection de l’environnement et donc sujets à d’éventuelles inspections.
Après le drame de Beyrouth, les ministères de l’écologie et de l’environnement ont missionné leurs services pour évaluer les contrôles de flux d’ammonitrates (60 % sont importés) dans les ports français, y compris fluviaux, comme celui de Saint-Malo, où transiteraient chaque année entre 40 000 et 60 000 tonnes de nitrate d’ammonium. Un rapport doit être remis ce printemps. Mais il fera l’impasse sur un autre maillon faible, le transport routier et ferroviaire, ainsi que sur les sites de production et les exploitations agricoles.
« Au même titre que les ports, les exploitations agricoles et les sites de production sont très dangereux. Or, la France minimise le danger, regrette Paul Poulain, président du Groupement des entreprises d’études en sécurité et prévention contre les risques d’incendie. Aux Etats-Unis, tous les stockages de plus de 1 000 pounds [454 kg] sont équipés de systèmes d’extinction automatique. »
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