La sociologue Dominique Méda plaide pour « un vaste programme décennal de rénovation des bâtiments publics et privés ». Chronique publiée le 27 février 2021 dans Le Monde. Lire aussi Un prélude à la reconversion écologique de nos sociétés.
Pendant que les commissions compétentes de l’Assemblée nationale s’apprêtent à discuter des mesures de la loi Climat et résilience – jugées unanimement insuffisantes –, les alertes des institutions les plus sérieuses se succèdent.
Le 11 janvier, l’Agence européenne pour l’environnement (AEE) publiait une note intitulée « Croissance sans croissance économique », qui rappelait les trois points suivants : la « grande accélération » actuelle de la perte de biodiversité, du changement climatique, de la pollution et de la perte de capital naturel est étroitement liée à la croissance économique ; le découplage entre les premiers et la seconde est probablement impossible ; la décroissance ou la postcroissance sont des alternatives à envisager sérieusement.
Le 2 février, l’économiste Partha Dasgupta présentait, devant la Royal Academy britannique, un rapport consacré à l’évolution de la biodiversité, dans lequel il constatait que l’humanité se trouve à un véritable tournant et appelait à « réencastrer l’économie dans la biosphère ». Quelques jours plus tard, le directeur de l’AEE, Hans Bruyninckx, employait exactement ces mêmes termes lors des journées consacrées par l’Institut syndical européen à la nécessité d’un nouveau contrat social-écologique, réunissant des dizaines de chercheurs, partenaires sociaux et responsables politiques. L’ensemble de ces travaux prenait d’une certaine façon acte des résultats scientifiques mettant en évidence que la croissance verte est un mythe et que nous devons reconstruire nos économies et apprendre à produire autrement (« Is Green Growth Possible ? », Jason Hickel & Giorgos Kallis, New Political Economy, 17 avril 2019).
Changement de cap
Renoncer à ce mythe devrait nous permettre de gagner un temps précieux et d’organiser dès maintenant le changement de cap et la bifurcation nécessaires. Car nous savons ce qu’il faut faire : nous devons investir immédiatement, massivement et sans relâche dans la reconversion écologique de notre économie – la vraie, la matérielle – de manière à continuer à satisfaire nos besoins sociaux dans des limites environnementales strictes.
Un tel investissement, qui accroîtra certes notre endettement mais permettra de transmettre aux générations futures un monde habitable, est non seulement une exigence, mais c’est aussi une bonne nouvelle. Car nous savons que les secteurs dans lesquels il nous faut investir sont créateurs d’emplois et même que plus nous investirons, plus nous aurons d’emplois demain. Il nous faut donc saisir pleinement l’occasion qui nous est aujourd’hui offerte de résoudre en partie la très grave crise de l’emploi dans laquelle nos pays sont – et vont être – plongés.
Les études qui ont été récemment consacrées à ces questions mettent en effet en évidence que de très nombreux emplois pourraient être créés grâce à la reconstruction et à la décarbonation de nos économies. L’étude de l’Ademe réalisée à l’occasion de la publication du rapport annuel 2020 du Haut Conseil pour le climat indique ainsi que 600 000 emplois pourraient être créés à l’horizon 2030, notamment dans le bâtiment, les transports et l’industrie. Selon celle du WWF, ce sont même près de 2 millions d’emplois qui pourraient être déployés dans les transports, le verdissement des processus industriels ou la rénovation thermique des bâtiments, selon un scénario dit de « relance verte ».
Politique ambitieuse
Concernant la rénovation thermique des bâtiments, le rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale qui vient d’être rendu est très clair : il indique que pour réussir l’ambitieuse politique de rénovation énergétique dont nous avons besoin, il faudrait « plusieurs centaines de milliers de professionnels en plus », alors que, « en dix ans, le secteur a perdu pratiquement 250 000 emplois et, rien qu’en 2019, 140 000 départs en retraite ont été dénombrés dans le secteur. On constate parallèlement un fort recours au travail détaché et à la main-d’œuvre étrangère ». Il y a donc dans ce secteur un énorme gisement d’emplois non délocalisables et qui recouvrent une très grande diversité de compétences.
Non seulement un vaste programme décennal de rénovation des bâtiments publics et privés générerait de l’emploi, des baisses de facture et une amélioration du confort pour les habitants des 4,8 millions de passoires énergétiques, mais il serait sans doute aussi l’occasion de redéfinir une véritable politique d’aménagement du territoire. Faut-il rénover tels quels les bâtiments existants ou en profiter pour repenser nos métropoles, redessiner nos villes moyennes et nos campagnes ? Comment articuler nos objectifs de diminution de la consommation d’énergie avec notre souci de rapprocher emplois et lieux d’habitation pour éviter des déplacements devenus insupportables et prendre en compte le développement du télétravail ? Doit-on profiter de cette dynamique pour reconstruire de fond en comble nos villes, engager un processus de démétropolisation, repenser nos politiques industrielles et nos politiques de relocalisation des activités ? Autant de questions qui doivent faire l’objet d’une vaste réflexion, impliquant les territoires, les partenaires sociaux et l’ensemble des administrations, bref d’un véritable plan.
Il ne s’agit évidemment pas d’imposer, à partir des bureaux parisiens, un nouvel aménagement du territoire français, mais bien de tenter de coordonner ces différentes dimensions trop peu souvent articulées au niveau central, mais aussi dans les territoires où les schémas sectoriels se juxtaposent sans se structurer. C’est vraiment d’un plan décennal ambitieux dont nous avons besoin pour mettre en route ce chantier titanesque mais enthousiasmant.
Dominique Méda est professeure de sociologie, directrice de l’Irisso (université Paris-Dauphine-PSL)
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