L’ouverture du marché demandée par l’Union européenne est en discussion depuis 2010. Plus de cent députés s’y opposent. D’après Nabil Wakim pour Le Monde et Eric Serres pour l’Humanité le 11 avril 2019. Lire aussi L’État va-t-il privatiser ses stock d'eau potable ?.
Peut-on déjà parler d’un « effet ADP » ? En quelques semaines, le ton du gouvernement a singulièrement changé sur l’ouverture à la concurrence des barrages hydroélectriques. Début février, le ministre de la transition écologique et solidaire, François de Rugy, estimait auprès de l’agence spécialisée Montel News que « le plan est d’ouvrir certains permis d’ici à la fin de 2019 ». Mais, depuis plusieurs semaines, les réponses du côté de l’exécutif se font plus floues.
La pression politique est montée d’un cran, mercredi 10 avril, avec la résolution déposée par plus de cent députés de tous bords contre l’ouverture à la concurrence. « C’est un sujet de souveraineté », a plaidé le député (LR) du Vaucluse Julien Aubert, ravi de partager une tribune commune avec des socialistes, des communistes, des insoumis et des centristes.
« On peut redouter, comme avec la privatisation des autoroutes, qu’il y ait des conséquences graves », a renchéri l’ancienne ministre de l’écologie, Delphine Batho.
Un regain de mobilisation, avec le soutien actif des syndicats du secteur, motivés par une mise en demeure adressée par la Commission européenne à la France, le 7 mars. Autrement dit, malgré l’approche des élections européennes, Bruxelles entend faire respecter à Paris ses engagements.
Voilà près de dix ans que la France a promis à la Commission d’ouvrir les centrales hydroélectriques à la concurrence. En 2010, François Fillon, alors premier ministre, avait fait cette concession à Bruxelles pour sauver les tarifs régulés de l’électricité d’EDF.
85 % des barrages sont exploités par EDF
En France, 85 % des barrages sont exploités par EDF, et le reste par Engie (ex-GDF-Suez) et la Compagnie nationale du Rhône (CNR). C’est bien ce qui pose problème à Bruxelles, qui estime qu’une ouverture à la concurrence permettrait à d’autres acteurs français ou européens de pénétrer sur ce marché. Et les candidats potentiels sont nombreux, qu’il s’agisse de Total, du suédois Vattenfall, ou du Finlandais Fortum.
Alors que le dossier traîne depuis des années, il est revenu sur le devant de la scène début 2018. Mis en demeure par Bruxelles, le gouvernement d’Edouard Philippe répond qu’il travaille à la mise en place d’appels d’offres très rapidement. Il évoque même une ouverture possible pour 150 barrages.
Les syndicats, EDF et les députés qui travaillent sur la question montent alors au créneau. Depuis, la situation politique a quelque peu changé. Le mouvement des « gilets jaunes » et la pression qui monte sur la privatisation d’ADP font douter, à Bercy et au ministère de la transition écologique, du bien-fondé d’agir vite. « La mise en demeure de la Commission nous donne l’occasion de reprendre la conversation là où on l’avait laissée », euphémise un conseiller ministériel. « Le gouvernement est gêné aux entournures », analyse le député communiste Hubert Wulfranc, signataire de la résolution.
« Cela va faire augmenter les prix et fragiliser tout le système »
De fait, l’exécutif a tout intérêt à attendre la nomination d’une nouvelle Commission européenne. Ce qui laisse aux opposants le temps d’affûter leurs arguments.
« Les consommateurs n’ont aucun intérêt à cette privatisation, cela va faire augmenter les prix et fragiliser tout le système », font valoir Philippe André et Anne Debrégeas, membres de SUD Energie. Le syndicat, minoritaire au niveau national, mais très présent dans l’hydraulique, a fait rédiger un rapport à un groupe d’experts – dont plusieurs anciens dirigeants d’EDF –, qui s’alarment des conséquences d’une prochaine ouverture à la concurrence.
Ils soulignent notamment une spécificité de l’hydraulique : les barrages ne se contentent pas de produire de l’électricité. L’eau qu’ils stockent est aussi utilisée pour l’agriculture, les loisirs ou le refroidissement des centrales nucléaires. Les concurrents d’EDF seront-ils tenus d’accomplir ces tâches, qui sont loin de toutes figurer dans le cahier des charges ?
La CGT dénonce également une « privatisation » à venir et estime que cette démarche revient à vendre au plus offrant des concessions sur des actifs très rentables, alors que l’investissement a été financé par l’Etat – donc par les contribuables.
« Ce qui nous importe, c’est que cette mise en concurrence soit équitable », explique-t-on chez EDF, avant d’ajouter : « Si elle a lieu. » Dans l’entreprise publique, beaucoup se prennent à souhaiter que le chantier de réorganisation du groupe, amorcé par le chef de l’Etat, n’offre une porte de sortie aux barrages, par exemple, en les intégrant avec le nucléaire dans une structure consacrée à la production d’électricité. La formule pourrait convenir aux syndicats, mais pas forcément à Bruxelles.
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