Dans son dernier ouvrage, « L’âge productiviste », le philosophe Serge Audier rappelle la fascination d’une grande partie de la gauche pour le productivisme. Pourtant, depuis deux siècles, des figures plus isolées, dans le camp libertaire notamment, alertaient sur les conséquences de l’industrialisme. De quoi inspirer les militants d’aujourd’hui. Propos introduits et recueillis par Sonya Faure pour Libération le 8 février 2019.
Pourquoi face au désastre écologique annoncé, n’arrivons-nous pas à réagir à la mesure du danger ? Avec l’Age productiviste, le philosophe Serge Audier poursuit la quête titanesque qu’il avait commencée avec son livre précédent, la Société écologique et ses ennemis, paru il y a deux ans (tous deux aux éditions la Découverte). Pourquoi est-il si difficile de changer notre logiciel ? Parce que le productivisme, ce culte de la production à tout prix, est profondément ancré dans nos institutions et dans notre culture, répond Audier dans ce livre profus, érudit et passionnant. Le philosophe, maître de conférence à Paris-Sorbonne, a entrepris une vaste histoire des idées : celle de la victoire de l’industrialisme et de la consommation de masse, à tous les bouts de l’échiquier politique. Car la passion du productivisme a été portée, bien sûr, par les libéraux et les conservateurs… mais aussi par la gauche qui, du saint-simonisme au marxisme, a elle aussi été fascinée par le progrès technique et la production de masse. Selon Audier, la gauche doit faire son autocritique, seule manière de construire enfin, aujourd’hui, une alternative écologique et égalitaire. Elle pourra notamment renouer avec une tradition écologique «cachée», portée par de multiples figures de gauche - d’Elisée Reclus à Ivan Illich ou Rosa Luxembourg et tant d’autres parfaitement oubliées depuis - que le philosophe exhume tout au long de son livre. Autant de voix ensevelies par le culte du productivisme.
Face à la crise écologique, la gauche doit faire son autocritique, écrivez-vous. Pourquoi insister sur sa responsabilité ?
J’insiste aussi sur la responsabilité des néolibéraux et des néoconservateurs. Et plus que d’anthropocène, je préfère parler de «capitalocène» [thèse selon laquelle le capitalisme est le premier responsable de la destruction écologique du globe, ndlr]. Mais cela ne doit pas empêcher l’autocritique : la gauche, même anticapitaliste, porte sa part de responsabilité historique dans la crise écologique contemporaine. Je ne le dis pas pour disqualifier ma famille politique, ni pour prôner une idéologie «ni droite ni gauche», populiste ou réactionnaire, vomissant le progrès, les Lumières et l’universalisme. Je pense au contraire que les idéaux de liberté, d’égalité, de solidarité et l’écologie doivent être associés. Une tradition cachée «pré-écologique» a d’ailleurs existé à gauche depuis Jean-Jacques Rousseau, mais aussi chez Fourrier, William Morris ou Michelet, et plus encore chez les anarchistes. Ces libertaires, ces socialistes et même ces républicains avaient compris, dès le XIXe siècle, qu’il y avait une impasse sociale, naturelle et esthétique dans l’industrialisme. Chacun à leur manière, ils ouvraient l’horizon d’une autre société qui dépasse la domination de l’homme sur l’homme (et sur la femme), mais aussi sur la nature. Cette nébuleuse est toutefois restée marginale.
Ce courant exaltant «l’industrialisme» avec des accents scientistes a été la matrice idéologique du productivisme de gauche, qui célèbre l’hégémonie des «producteurs» et l’accroissement productif exponentiel. Une culture d’ingénieurs, bien incarnée par l’Ecole polytechnique, marque ses destinées. Pour le comte de Saint-Simon (1760-1825) et ses disciples saint-simoniens, l’âge nouveau est celui des scientifiques et des industriels : la direction des sociétés doit revenir à cette élite, pour l’utilité de tous. Leur impératif est celui de l’exploitation technologique du globe, pour la paix et le progrès social.
L’idéologie marxiste et un certain républicanisme ont suivi les tendances industrialistes dominantes. Une thèse est pourtant aujourd’hui en vogue dans les milieux anticapitalistes : Marx serait un très grand penseur écologiste. De fait, l’auteur du Capital était informé des dégâts de l’agriculture industrielle, et la coupure entre la ville et la campagne matérialisait pour lui la rupture du métabolisme liant l’homme à la nature. Il a l’intuition du «capitalocène» : le capitalisme immole tout à la logique court-termiste du profit et de la marchandise, même la nature. Mais voir en Marx un génial écologiste, c’est exagérer son originalité à cet égard, et surtout occulter sa postérité marxiste, fort peu écologique. Un des apports clés du «socialisme scientifique» de Marx et Engels réside en effet dans l’idée que l’avènement du communisme suppose le plein développement du capitalisme et de ses contradictions. D’où l’apologie paradoxale de la bourgeoisie comme agent nécessaire de la «grande industrie» et des «forces productives».
Nourries du saint-simonisme et du positivisme d’Auguste Comte, une partie des élites républicaines - pas toutes, certes ! - croit en une progression de l’humanité par stades successifs, dont le plus élevé serait l’âge industriel. Ils lient les progrès politiques (le suffrage universel, la démocratie représentative…), aux progrès scientifiques et industriels. Il y a chez certains savants et idéologues républicains un culte scientiste de la science et des techniques, vouées à dominer la nature. Une tendance repérable aussi dans le socialisme et le progressisme américains, ou dans le «fabianisme» anglais.
Des esprits fidèles aux idéaux émancipateurs ont perçu les impasses du productivisme et prôné une réorientation - et pas seulement des marginaux. Pourquoi la gauche, par exemple, a-t-elle oublié Franz Schrader (1844-1924) ? Ce géographe reconnu avertissait que l’humanité allait détruire la planète, qu’il fallait absolument préserver les forêts vierges, et que l’âge industriel, faute d’être vraiment rationnel, conduirait à la catastrophe climatique. Ce souci de la nature, on le retrouve parmi des anarchistes, souvent férus de science, mais aussi, dès le début du XXe siècle, dans les mouvements de protection de l’environnement aux Etats-Unis, en Russie ou en Suisse. Certains sont apolitiques, d’autres progressistes, mais tous travaillent à un changement de trajectoire.
Sous le tsarisme, il existe déjà un fort réseau associatif de protection de la nature. Ses acteurs, parfois libéraux et progressistes, voient dans la Révolution l’opportunité d’imposer des réformes écologiques. Alors que les bolcheviks veulent nationaliser les terres, des naturalistes russes, conscients des fléaux de la propriété privée, saisissent l’occasion : ils persuadent Lénine de créer une grande politique de parcs nationaux, d’appuyer une écologie scientifique dans les universités, etc. Mais la guerre civile, l’impératif industriel et l’intériorisation des dogmes du taylorisme vont l’emporter chez Lénine et Trotski. Sans parler du totalitarisme sous Staline : l’écologie est alors écrasée par une idéologie démiurgique délirante de la toute-puissance de l’homme sur la société et la nature.
Dans leur fascination productiviste, les mouvements de gauche laissent souvent la critique de l’industrialisme aux conservateurs, voire à l’extrême droite. L’après-guerre de 1945 est une nouvelle occasion manquée. Certes, des congrès et des alertes soulignent que l’humanité prend une voie écologiquement mortifère, mais sans grands effets. Là encore, il est d’ailleurs trop facile de juger rétrospectivement : pour beaucoup, notamment à gauche, seule la «croissance» - devenue mot fétiche - empêchera l’effondrement économique des années 30 et le retour des frustrations des masses, foyers de la barbarie totalitaire et du cataclysme de la guerre.
Avec l’accélération de la croissance, les dégâts écologiques et civilisationnels ressortent aussi. L’impasse du modèle apparaît même dans les hautes sphères. En témoignent le succès du livre l’Ere de l’opulence, de l’Américain John Kenneth Galbraith, éminence grise des Démocrates, et plus encore l’écho du «Rapport Meadow» sur «les limites à la croissance» (1972) du Club de Rome. La contestation vient aussi d’en bas : les rébellions étudiantes contre la guerre du Vietnam, depuis les campus américains jusqu’à Mai 68, ne sont pas explicitement écologistes, mais leur anti-autoritarisme, leur critique du complexe militaro-industriel et de la «société de consommation» préparent le terrain. Une critique globale du système productiviste et de ses dégâts sur la nature perce alors à gauche, qui ne se résume plus aux enjeux de redistribution des fruits de la croissance.
La trajectoire de la gauche est tributaire du Programme commun, avec ses nationalisations et son idéologie productiviste. Le Parti communiste français a toujours été dans le déni de la crise écologique - à l’inverse du PC italien qui, dès les années 70, a entrevu une voie écosocialiste. Il a même voulu discréditer le Club de Rome, caricaturé en complot d’une élite mondialisée et européiste cherchant à noyer le peuple français dans l’austérité. Au Parti socialiste, François Mitterrand aimait le terroir plus que l’écologie et, à sa gauche, Jean-Pierre Chevènement restera le chantre d’un productivisme national. Enfin, la «deuxième gauche», qui avait parfois articulé autogestion et projet écologique, s’est essoufflée : quand elle a conquis une certaine hégémonie, elle a pris un visage bien plus technocratique et gestionnaire.
Les rapports de forces étaient très défavorables. Dans les années 70, l’essoufflement du modèle fordiste pouvait laisser espérer une alternative, mais c’est alors que les néolibéraux ont lancé une contre-offensive visant à réprimer les rébellions démocratiques et ouvrières, à discréditer les associations de consommateurs ou les militants écologiques. En 1990, alors que le mur de Berlin vient de tomber, le gratin du néolibéralisme réuni dans la Société du Mont-Pèlerin (1) infléchit la bataille : le nouveau péril, c’est aussi l’environnementalisme. Et ils avaient les forces économiques pour soutenir leur combat anti-écologique et climatosceptique. Reste un point révélateur : le rejet dévastateur de l’écologie par les néolibéraux a très longtemps échappé aux radars de la gauche. Ce qui en dit long sur son imaginaire, sur sa propre religion de la croissance et sur son incapacité à construire un possible alternatif.
(1) Groupe de réflexion fondé en Suisse en 1947 notamment par les économistes Friedrich Hayek et Milton Friedman.
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