Selon la philosophe Isabelle Stengers, la croissance s’est imposée comme condition de tout progrès possible, or nous ne pouvons plus penser celle-ci comme avant. Propos recueillis par Catherine Vincent publié le 5 janvier 2019 par Le Monde. Lire aussi Jouir des biens communs sans posséder et Judith Rochfeld : « La raréfaction des ressources naturelles a obligé à les envisager comme des biens communs ».
Isabelle Stengers est philosophe, professeure à l’Université libre de Bruxelles. Elle est l'auteure de nombreux livres sur l'histoire et la philosophie des sciences, dont Sciences et pouvoir (1997, 2002), et a reçu le grand prix de philosophie de l'Académie française en 1993. Dans son dernier ouvrage, Civiliser la modernité ? Whitehead et les ruminations du sens commun (Les Presses du réel, 2017), elle nous incite à questionner les manières d’activer les savoirs des citoyens, et à expérimenter d’autres manières d’exister.
Dans notre époque marquée par l’urgence climatique, votre dernier ouvrage invite à prolonger l’héritage d’Alfred North Whitehead (1861-1947). En quoi la pensée de ce philosophe et mathématicien britannique intéresse-t-elle l’écologie ?
Whitehead a décrit ce qu’est la défaite du « sens commun » face à l’argumentation d’autorité, qui se cache elle-même sous l’argumentation de rationalité des sciences. Réinventer le sens commun est nécessaire pour des problèmes d’intérêt commun, et pour la manière dont on traite ces problèmes. Quand rien ne peut être retenu d’autre que ce que la science a prouvé, la dynamique de ce qui fait sens est enrayée. Whitehead pense le monde comme un tissage de processus interdépendants dont nous sommes partie intégrante. C’est cette interdépendance que l’écologie souligne lorsqu’elle montre les conséquences de nos choix et nos actions. Il est d’autant plus essentiel de s’en souvenir que c’est sur une terre appauvrie, empoisonnée, au climat profondément perturbé que nos descendants auront à vivre : il leur faudra donc participer à la fabrique de mondes.
Face à la menace climatique, que devient ce principe fondamental de la modernité qu’est l’idée du progrès ?
Elle a du plomb dans l’aile, et cela ne date pas d’hier. Durant les grandes grèves de 1995, je me souviens avoir lu un sondage selon lequel la majorité des Français ne pensaient pas que la vie de leurs enfants serait meilleure que la leur. Je me suis dit alors que l’idée de progrès perdait de son emprise. Cela peut être inquiétant : quand une idée qui a mobilisé pendant plus de deux siècles vient à lâcher, beaucoup de choses peuvent se passer – y compris la phobie actuelle de l’immigration, qui est un des symptômes de cette rupture. Il va nous falloir réapprendre à poser les questions que le progrès a permis d’économiser. La croissance s’est imposée comme condition de tout progrès possible, or nous ne pouvons plus penser celle-ci comme avant. Face au progrès qui dit « nous pouvons », le sens commun, de plus en plus, répond « pour qui, et pour faire quoi ? ». Cela peut être une chance pour inventer d’autres manières d’être au monde.
Cela nous permettra-t-il d’affronter les inconnues de la catastrophe écologique qui vient ?
Dans Les Trois Ecologies [Galilée, 1989], Félix Guattari écrivait que nous étions les héritiers d’une triple catastrophe écologique : au niveau de l’environnement ; au niveau de la capacité sociale à produire du sens ; au niveau des mentalités individuelles. Les trois niveaux communiquent, et génèrent ce que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui : un désarroi profond, mais pas d’issue. On continue d’attendre de ceux qui nous gouvernent qu’ils nous guident vers une solution, tout en étant sceptiques quant à l’idée qu’ils en sont capables – ou même qu’ils en ont la moindre volonté. Comme s’il n’y avait plus personne à la barre, et que l’impuissance prévalait. Sauf chez certains, que l’on pourrait qualifier d’activistes.
Ces activistes ne sont pas des militants classiques, unis et mobilisés autour d’une cause, mais plutôt des groupes de personnes capables d’intervenir dans des situations qui leur semblent importer aujourd’hui. Cela peut aller des initiatives locales pour lutter contre le réchauffement climatique aux tentatives de démocratie directe mises en œuvre dans certaines villes, en passant par la ZAD de Notre-Dame-des-Landes [Loire-Atlantique]. Toutes ces expériences participent à la résurgence des communs – c’est-à-dire la mise en commun d’une terre, d’un lieu ou d’une pratique qui avait été privatisée depuis si longtemps que tout s’y oppose. Cette lutte politique ouvre une inconnue de plus. Mais on a besoin d’inconnues, car le connu est désespérant.
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