Le plus vaste recensement mondial de ces écosystèmes, fragiles et menacés par les activités humaines, vient d'être publié Par Audrey Garric le 3 février 2017 pour Le Monde.
Une agrégation d’oursins de l’espèce Cidaris cidaris, dans un canyon du golfe de Gascogne. Ifremer/Evhoe 2011 E
Il faut imaginer d'immenses vallées, profondes et escarpées. A ceci près qu'elles ne s'étendent pas sur la terre ferme mais sous la mer. Ces mystérieux canyons sous-marins, qui abritent une importante biodiversité et jouent un rôle majeur dans les océans, s'avèrent fortement menacés par les activités humaines. Dans la revue Frontiers in Marine Science, dix-sept chercheurs ont publié, mardi 31 janvier, la plus vaste revue de littérature jamais consacrée à ces écosystèmes encore mal connus, mettant en évidence leur importance écologique et la nécessité de les protéger.
Dès les premiers temps de l'océanographie, les canyons sous-marins ont stimulé la curiosité des explorateurs. Pourtant, il a fallu attendre 2012 pour que naisse un groupe de recherche sur le sujet : le Réseau international pour l'étude et l'échange scientifique sur les canyons sous-marins (Incise), qui rassemble des biologistes, des géologues, des géochimistes, des cartographes ou encore des océanographes physiciens. A l'aide de relevés par satellite, de robots sous-marins et d'une batterie d'instruments – courantomètre, sondes – déposés au fond des mers, ces scientifiques parviennent peu à peu à traquer, cartographier et analyser ces reliefs à la topographie complexe.
" Les canyons entaillent le plateau continental, créant une jonction entre la côte et les abysses en haute mer, explique Lénaick Menot, chercheur au laboratoire pour l'environnement profond à l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) et coauteur de l'étude. Certains se trouvent au débouché d'une rivière, qui creuse ou a creusé le fond de l'océan, tandis que d'autres ont été créés par des phénomènes d'éboulement. "
Près de 10 000 canyons ont été recensés dans tous les océans, couvrant une surface de 4,4 millions de km2. Ils atteignent des profondeurs allant de 100 à 4 000 mètres, et peuvent s'étendre sur des centaines de kilomètres comme, sur terre, le Grand Canyon américain.
" Clés de voûte "
En France, 300 différents canyons incisent la façade atlantique dans le golfe de Gascogne – entre la Bretagne et le Pays basque espagnol. Des formations géologiques sont également répertoriées en mer Méditerranée, parfois sur plus de 50 kilomètres.
Leur point commun : ces reliefs abritent une biodiversité à la fois abondante et diversifiée. " En raison de leur topographie tourmentée, avec des flancs abrupts, et des courants importants, une partie des canyons présente des substrats durs, qui permettent à une faune particulière de se développer ", détaille M. Menot. Les canyons hébergent ainsi de nombreux coraux (soixante espèces dans le seul golfe de Gascogne), des anémones, des oursins ou des concombres de mer.
Surtout, ces vallées, en transportant de la matière organique depuis la côte vers le fond des mers, mais aussi des profondeurs vers la surface, entretiennent toute la chaîne alimentaire : leurs nutriments alimentent les planctons, eux-mêmes mangés par les poissons pélagiques (sardines, anchois), dont se nourriront les prédateurs supérieurs (thons, espadons, dauphins ou baleines) ainsi que les oiseaux marins. C'est pourquoi les canyons sous-marins constituent un lieu de refuge, d'habitat, de reproduction et de nurserie pour de nombreuses espèces (coraux d'eau froide, poissons ou crustacés).
Si l'on ajoute le rôle qu'ils jouent dans la séquestration et le stockage du dioxyde de carbone, ces reliefs sont qualifiés par les scientifiques de " structures clés de voûte " des milieux marins. Les services qu'ils fournissent aux humains sont nombreux, au premier plan desquels la contribution au fonctionnement des pêcheries et la régulation du climat.
Mais ces zones, pourtant difficiles d'accès, sont de plus en plus exploitées et menacées par les activités humaines. " Les pressions sont nombreuses : en Australie, par exemple, les canyons servent d'exutoires aux rejets de résidus miniers ; en Afrique ou au Brésil, ils sont affectés par l'extraction de pétrole ou de gaz, tandis qu'en Europe, ils pâtissent de la pêche au chalut et de la pollution de macrodéchets ", décrit Lénaick Menot.
" Connectivité des espèces "
Les effets du changement climatique peuvent aussi modifier l'intensité des courants dans les canyons, avec un impact sur la faune sous-marine et sur l'apport en nutriments des fonds marins.
Les scientifiques appellent ainsi à la protection de ces écosystèmes, et non seulement des espèces qui les peuplent. " Seulement 10 % des canyons identifiés dans le monde sont situés dans des aires marines protégées, précise Florence Sanchez, co-auteure de l'étude et ingénieure à l'Ifremer, au laboratoire Environnement ressources d'Arcachon (Gironde, équipe d'Anglet). Un exemple de mesure de gestion qui fonctionne est l'interdiction des chaluts et des filets sur une partie du canyon de Capbreton depuis 1985. " En France, les chercheurs de l'Ifremer ont établi des recommandations de sites propices à être classés zones Natura 2000, des espaces protégés au niveau européen.
" La poursuite des recherches est également nécessaire pour mieux connaître la distribution des habitats dans les canyons et la connectivité des espèces entre canyons, assure Lénaick Menot. C'est un élément important pour la construction d'un réseau interconnecté d'aires marines protégées. "
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