La fonte du permafrost dans le nord du pays, causée par des records de chaleur, a libéré le dangereux bacille
Par Isabelle Mandraud pour Le Monde le 30 août 2016

Examen vétérinaire dans la péninsule de Yamal. Les rennes sont les premiers exposés à la menace de l’anthrax. MINISTÈRE RUSSE DES SITUATIONS D’URGENCE/AFP
Dans un épais rapport de 1 000 pages publié en 2014, les climatologues russes avaient glissé, au chapitre des conséquences du réchauffement global, le risque de l’apparition de l’anthrax, une bactérie potentiellement mortelle. Ils ne savaient pas encore qu’à peine deux ans plus tard leurs craintes se révéleraient justifiées. Le 1er août, dans la péninsule de Yamal, tout au nord de la Russie, un garçon de 12 ans est mort de cette infection, connue aussi sous le nom de « maladie du charbon », et supposée disparue depuis des décennies.
« C’est la première fois qu’une épidémie d’anthrax apparaît en Russie depuis 1941 », affirme Alexandre Platonov, le directeur du laboratoire des infections naturelles à l’Institut d’épidémiologie de Moscou. Et « logiquement », ajoute-t-il, « la vaccination a pris fin en 2007 » – le temps que les derniers programmes de prévention s’éteignent. Une grave erreur, pour certains. Cet été, 23 personnes ont aussi été contaminées, ainsi que 2 500 rennes. Envoyés sur place, 500 militaires ont reçu pour mission de brûler le plus vite possible les carcasses de ces animaux très répandus dans cette région arctique une fois et demie plus grande que la France.
« Hausse des températures »
Le réchauffement climatique est bien en cause. Dans son bureau, d’où il a extirpé le volumineux rapport de 2014, Sergueï Semenov, le directeur de l’Institut russe du climat, compulse sur son ordinateur les dernières données. « En juin, bien que Yamal se trouve au-delà du cercle polaire, la température moyenne normale (soit 12,3 0C) a augmenté de 6,7 0C ; en juillet, elle a été supérieure de 5,7 0C à la norme, rapporte-t-il. C’est la première fois que l’on observe une telle hausse des températures. Jamais, jusqu’ici, nous n’avions enregistré pareille anomalie ! »
Les cinq stations météorologiques du territoire de la Iamalo-Nénétsie sont formelles. Cet été, les températures ont oscillé entre 29 0C et 35 0C, du jamais-vu dans cette partie du monde. Sur l’ordinateur du scientifique, l’endroit est rouge cramoisi.
Ces dernières années, les hivers étaient certes un peu moins rigoureux, mais jamais l’été n’avait connu des changements aussi profonds. Or, en fondant, le pergélisol, ou permafrost, la partie des sols en permanence gelée dans les régions arctiques, qui recouvre, selon M. Semonov, 66 % du territoire russe, a libéré la bactérie de l’anthrax. Parfaitement conservée comme dans un congélateur, elle est capable, sous formes de spores, de se développer et de se propager dans l’air, l’eau ou la poussière.
Virus inconnus
Les troupeaux de rennes sauvages sont les premiers concernés par cette menace, mais aussi leurs congénères domestiques élevés par les Nénètses, un peuple nomade autochtone et l’ethnie la plus nombreuse en Sibérie, susceptible d’être contaminée à son tour par le bétail. Selon les experts, la transmission de Bacillus anthracis – médiatisé comme arme bactériologique après une série d’envoi d’enveloppes contaminées aux États-Unis en septembre 2001 – peut se faire aussi par piqûres de taons, nombreux dans la région.
Plusieurs cimetières, des fosses communes de troupeaux contaminés par le passé, ont été enfouis dans la toundra et les scientifiques russes s’inquiètent de la résurgence d’infections que l’on pensait disparues, engendrée par la fonte du pergélisol.
Début août, lors d’une conférence de presse à Moscou, Viktor Maléiev, le directeur de l’Institut d’épidémiologie, évoquait des risques sanitaires inquiétants avec la libération de virus comme la variole ou d’autres, inconnus, conservés depuis la « période des mammouths » : « Il est évident que le changement climatique va nous apporter plus d’une surprise, et nous devons être prêts. » À ses côtés, Boris Kerchengoltz, chercheur spécialisé dans le pergélisol à l’Académie russe des sciences de la Iakoutie, se montrait encore plus alarmant sur ces « infections millénaires dangereuses » : « Comment se comporteront ces micro-organismes dans notre environnement ? Personne ne le sait. »
« Foyer de maladie »
Yamal, l’une des régions russes d’exploitation de pétrole et de gaz les plus prometteuses dans ce secteur, attire aujourd’hui tous les regards. Mais, selon Vladimir Tchouprov, qui pilote le programme énergie de Greenpeace Russie, « le problème ne se limite pas à cette région. D’autres foyers possibles d’anthrax et de peste menacent la Iakoutie ou Taïmyr [une autre péninsule au nord de la Sibérie] ».
L’organisation écologiste, dont les militants mènent une mission au Taïmyr et qui ont vu leur Zodiac saboté par des inconnus, dénonce le projet d’un nouveau gisement pétrolier dans cette région qui, selon elle, pourrait aggraver la situation.
Greenpeace s’appuie notamment sur des courriers de scientifiques. Dans l’une de ces lettres, datée d’il y a tout juste un an et dont Le Monde a obtenu une copie, le chef du département vétérinaire de l’Institut de l’agriculture et de l’écologie de l’Arctique affirmait que la région de Taïmyr constitue « un foyer de maladies, en particulier de l’anthrax, avec 39 fosses communes [de rennes sauvages] ». « Sur le territoire des travaux prévus, poursuit Alexandre Prokoudine, il en existe deux, chacune de 60 km2, datant de l’épidémie de 1931, plus, non loin, trois autres de la même époque d’une surface de 60 à 200 km2 (…). Les travaux de terrassement dans les zones à grand risque d’anthrax vont, bien sûr, augmenter le danger de résurgence de cette infection. »
Apparition de tornades
Le réchauffement climatique n’est pas limité à la Russie mais il menace tout particulièrement le plus vaste Etat du monde. « Notre pays se réchauffe plus que d’autres, souligne le climatologue Semenov, et depuis 1976 l’augmentation des températures moyennes y est deux fois plus accentuée. »
La Russie a ainsi constaté l’apparition de tornades, totalement inconnues jusqu’alors sur son territoire. Mais l’Arctique, surtout, est concernée par le réchauffement et le scientifique pointe d’autres dangers, si la situation devait perdurer : « Les fondations des habitations et des oléoducs, construits sur la dureté de la terre gelée, deviennent moins solides, moins fiables, dit-il en montrant des photos d’immeubles en partie effondrés en Iakoutie. Il faudra de nouvelles normes de construction, plus profondes, ce qui nécessitera beaucoup d’argent. » Déjà, des tuyaux ont commencé à être installés sous le ballast des chemins de fer, pour refroidir la terre.